Correction par un pair

La correction par un pair, c'est-à-dire un autre apprenant, est en quelque sorte un pendant de l’autocorrection : elle peut en effet constituer une autre façon de mettre en valeur les apprenants et leurs savoirs en relativisant la suprématie de l’enseignant. L’apprenant est valorisé car on lui reconnaît le droit de corriger son homologue : il détient un savoir distinct de celui-ci et est à même de l’aider. Ainsi, favoriser ce type d’interaction évite de considérer la classe comme un groupe homogène, où les acquisitions dépendraient de ce qui a été enseigné à tous : le fait que chacun ait ses propres stratégies d’apprentissage et ses propres connaissances est mis en relief, ce qui est encore plus important avec un public d’adultes migrants aussi hétérogène, vivant en milieu francophone, et ayant par conséquent des expériences langagières hors du cours. Il est en effet évident que les femmes venant pour la lecture peuvent aider les débutantes en français, et réciproquement, celles-ci ayant souvent été scolarisées et parlant parfois plusieurs langues. Dès lors, la correction par un pair, si tant est que le climat de la classe soit détendu et enclin au respect de chacun, est bénéfique parce qu’elle favorise les interactions dans le groupe. Elle peut également être un facteur de motivation, par une valorisation individuelle des apprenants.

Ce type de traitement de l’erreur, malgré son intérêt, est rare dans notre corpus, ce qui est certainement lié à la démarche plutôt frontale des enseignants. Par le biais des deux extraits suivants, nous allons tenter de cerner quel impact cette correction peut avoir sur l’apprentissage, et comment elle est conçue dans la situation étudiée.

Séquence 19 :
1 Na   (à propos de Magda, très gentiment) elle prononce les S du nous
2 P1 oui voilà\ ah oui/ c’est ça/ parce que- c’est ça- c’est euh: en portugais/ dans les langues latines on prononce les S\ on dit nous. nous. nous nous sommes. nous nous sommes rencontrés\ mais c’est pas grave/ mais ça fait rien/ mais euh :[  
3 Ma   NOUS NOUS sommes
4 P1 c’est difficile pour Magda hein/ donc euh on la corrige pas trop parce que- mais bon/ c’est vrai hein/ (à Magda) nous nous sommes\  
5 Ma   nous nous sommes
6 P1 voilà hein\ c’est vrai que certaines fois on fait la liaison\ nous avons/ alors c’est encore plus dur/ vous voyez/ pour elle  
7 Na   ouais
8 P1 parce que déjà dans sa langue.. maternelle on a tendance à prononcer toutes les lettres à la fin  
9 Na   oui
10 P1 et là euh: bon le français/ euh c’est difficile parce que certaines fois on le prononce et certaines fois on le prononce pas  
11 Na   XX
12 P1 c’est vrai/ vous avez raison de le dire.. alors, nous nous sommes rencontrés/  
  (…)    

Cette séquence est très intéressante parce qu’elle révèle véritablement la conception de P1, courante dans l’enseignement, quant à la correction par un pair. En effet, à la remarque, en 1, de Naima (arabophone), qui suit une lecture faite par Magda (lusophone), P1 se lance dans une longue justification de l’erreur de Magda, au demeurant fort éclairée, mais qui montre que cette correction n’est pas vraiment acceptée par l’enseignante : bien au contraire, l’enseignante semble « défendre » Magda en lui trouvant des « circonstances atténuantes », comme si cette correction n’avait pas lieu d’être. Nous nous sommes longuement demandé le sens de cette réaction de P1, qui témoigne d’une gêne importante, et semble presque agressée par la remarque. L’enseignante pense-t-elle avoir affaire à une critique de Naima, qui lui reprocherait de ne pas faire son travail de correctrice et se verrait amenée à le faire à sa place ? Soupçonne-t-elle une jalousie de la part de cette apprenante sur le fait qu’une telle erreur soit acceptée pour Magda et non pour d’autres ? A-t-elle peur que Magda ne soit blessée par cette remarque, pourtant très bienveillante de la part de Naima qui cherche plutôt à l’aider ? Toujours est-il que la correction n’est pas bien reçue, malgré ce qui est affirmé en 12 (« vous avez raison de le dire »). Cela nous montre que la correction par un pair est perçue comme anormale par cette enseignante, ce qui n’est pas étonnant au regard de l’importance qu’elle accorde à la correction immédiate, signe du pouvoir de l’enseignant. Quelle qu’en soit la raison, P1 ne semble pas encline à encourager ce traitement de l’erreur, alors que, nous l’avons dit, il ne peut qu’être bénéfique s’il a lieu en climat de confiance et de respect mutuels, ce qui est le cas dans ce groupe de femmes en général, surtout avec Magda, qui a très bon caractère et apprécie tout ce qui est à même de la faire progresser.

L’intérêt d’une telle séquence est pourtant visible au sein même de l’échange. En effet, sans aucune réaction de rejet, Magda fait une prise forte en 3, cherchant sans doute à retenir la prononciation. D’autre part, nous pensons que la réaction de P1 est bien due à la mise en péril supposée de son autorité, car on voit, en 4 et en 12, qu’elle tente de reprendre la situation en main pour donner à Magda la correction : ce faisant, elle force une prise en 5 qui vient pourtant d’avoir eu lieu de façon spontanée et volontaire en 3. Le peu d’occurrences de corrections par un pair dans notre corpus nous semble donc bien être lié à la démarche des enseignantes, démarche directive ou du moins centrée sur l’enseignant.

Cette hypothèse se confirme lorsqu’on observe la seconde séquence, survenue avec P2 lors d’un autre cours. :

Séquence 20 :
1 P2 d’accord à vous Sara  
2 Sa   (lit) quelques dames se sont assis(es) dans un[
3 Na   assises
4 P2 oui  
5 Sa   ASSISES dans un[
6 P2 voilà et là c’est important Naima elle a bien précisé elle vous a un peu corrigée/ se sont assiSES parce que ce sont des dames. féminin pluriel\ si ce sont des messieurs/  
7 Ds   assis
8 P2 assis voilà on enlève le E  

On voit ici clairement que la démarche de P2 vis à vis de la correction par un pair est similaire à celle de P1. En effet, la correction spontanément exprimée par Naima en 3 donne lieu à une prise consentie par Sara en 5, prise forte mais qui ne rompt pas l’activité puisque Sara cherche à reprendre la lecture. Toutefois, malgré cette autonomie des apprenants ici, P2 reprend le contrôle en interrompant Sara en 6. Elle lui donne alors des explications, de type grammatical. On voit donc bien qu’il s’agit surtout d’une question de puissance de l’enseignant, qui souhaite rester le garant de la correction, et le gérant des interactions. La remarque atténuante « elle vous a un peu corrigée » montre d’ailleurs que la correction n’est pas passée inaperçue, et que P2 cherche à rassurer Sara ou du moins à réduire l’impact de la correction faite par Naima. Pourtant, ici, l’échange témoigne d’une situation d’apprentissage où l’enseignant n’a pas lieu d’intervenir, puisque la prise a lieu avant son intervention, ce qui nous prouve encore une fois que l’enseignant n’est pas indispensable et devrait devenir médiateur plus que transmetteur.

On notera également que c’est la même apprenante qui corrige ses pairs dans les deux séquences, ce qui attire notre attention sur un fait : Naima, ayant un très bon niveau à l’oral comme à l’écrit, semble se sentir en droit de corriger ses homologues, et on peut se demander si ses interventions ne révèlent pas un besoin d’être valorisée dans ses connaissances, ou encore un besoin de trouver sa place dans le cours, souvent plus orienté vers les débutants ou la lecture. Il nous semble en effet que dans une telle classe, la mise en place de travaux en groupes dans lesquels les apprenants pourraient s’aider mutuellement serait fort utile, et fonctionnerait très bien avec des apprenants comme Naima qui sont volontaires et ne cherchent pas à s’imposer. Ainsi, notamment dans l’optique de socialisation, cela permettrait de plus grandes interactions entre apprenants, et une mise en valeur de ce public, ce qui est important attendu que ces femmes ont peu de confiance en elles et qu’un des objectifs des cours est bien de les aider à affronter la vie quotidienne dans la société française 11 .

Notes
11.

Nous reviendrons sur ce point et sur d’autres moyens de concevoir des cours répondant au profil et aux besoins précis de ces apprenants dans notre rapport de stage.