Utilisation d’autres langues

Nous souhaiterions maintenant aborder un point important dans ce type d’enseignement, à savoir l’utilisation des autres langues disponibles pendant les cours, et tenter de voir l’intérêt de ces interventions et leur réception par les enseignantes et apprenants. Nous avons relevé sept séquences de ce type dans notre corpus. Il est intéressant de remarquer, pour toutes les séquences qui vont suivre, que les formes corrigées par les enseignantes ne sont pas des erreurs mais des marques transcodiques ; cependant, le traitement qu’elles rencontrent peut conduire les apprenants à les considérer comme erronées. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de nous pencher sur ce point ici 12 .

Nous avons montré, dans la première partie (1.2. et 1.3.), que les autres langues parlées par l’apprenant jouaient sur son apprentissage : on trouve dans les productions des marques transcodiques qui sont des stratégies discursives et peuvent aider l’acquisition. Le recours à d’autres langues, langue maternelle ou langue apprise, ne devrait donc pas être proscrit, mais bien, dans la plupart des cas, servir de point d’appui pour la remédiation.

En effet, comme on va le voir, les apprenants peuvent révéler des stratégies d’appui sur les autres langues qu’ils connaissent pour appréhender leur apprentissage du français. Elles sont multiples dans ce groupe hétérogène où chaque apprenant possède une ou plusieurs langues, et nous paraissent être un point fondamental de l’enseignement en milieu plurilingue. Cependant, dans les cours observés, ces stratégies semblent loin d’être mises en valeur. Les quatre séquences étudiées ci-dessous nous montrent en effet différentes tentatives des apprenants ainsi que la réaction qu’elles suscitent chez les professeurs.

Séquence 21 :
1 Sa   (parle de son immeuble) le corner&corner/
2 P1 le/. ah oui/  
3 P2 le coin/  
4 P1 le coin\  
5 Sa   COIN/
6 P1 au coin  
7 Sa   coin\
8 P1 au coin de la rue\  
9 Sa   oui

Dans cet extrait, nous constatons que Sara, pakistanaise ayant étudié l’anglais, effectue un transfert lexical, au demeurant fort judicieux puisqu’il y a une grande proximité entre le terme corner anglais et son équivalent français coin. Il y a d’ailleurs fort à supposer que cette dernière a déjà entendu le terme français et effectué ce rapprochement, car elle a de multiples expériences langagières en français en dehors du cours ; du moins, il semble évident que celle-ci s’appuie sur l’anglais dans son apprentissage du français, ayant constaté des rapprochements possibles très fréquents. Comme on le voit, les enseignantes P1 et P2 réagissent à cette « erreur » en proposant à Sara la forme française correcte : elles ne tiennent pas compte du transfert, et semblent même ne pas le remarquer, préférant répéter plusieurs fois le terme litigieux pour en favoriser sans doute la mémorisation.

On remarque également que la prise est très forte, notamment en 5 où l’apprenante semble témoigner sa surprise. Pourtant, cette prise semble bien due à un constat de proximité entre les deux langues, et non à la donnée française elle-même. Il semble en effet clair que l’appui sur l’anglais favorise ici pour Sara la mémorisation du terme. On pourrait bien sûr objecter que sans reprise, Sara aurait retenu le terme anglais. Néanmoins, ce qui nous frappe n’est pas la reprise mais bien l’absence de prise en compte de la stratégie. Dans la séquence suivante, on voit même qu’une stratégie identique de Sara, cette fois utilisée pour la compréhension, est rejetée par l’enseignante.

Séquence 22 :
1 P2 est-ce que vous connaissez le mot vous savez ce que c’est le désert Sara.. oui/ alors dites-nous qu’est-ce que c’est\  
2 Sa   euh: desert (ang.)/
3 P2 un désert/ oui oui c’est ça c’est la même chose qu’en anglais mais moi je connais pas l’anglais alors il faut me dire qu’est-ce que c’est  

Le rapprochement effectué ici par Sara ne nous semble pas un signe de paresse mais plutôt une stratégie d’acquisition : en effet, celle-ci cherche avant tout à s’assurer qu’elle a bien compris le terme, puisque c’est ce qui lui a été demandé. La forme anglaise étant correspondante, il peut sembler naturel qu’elle y ait recours dans un premier temps. Or, force est de constater que cela n’est pas mis en valeur, bien au contraire : P2 remarque, certes, le recours à l’anglais en 3, mais elle le refuse catégoriquement. Par ailleurs, elle affirme même, faussement, ne pas connaître cette langue, ce qui est un argument contre son utilisation. Ce fait nous paraît intéressant lorsqu’on songe que la plupart des apprenantes sont arabophones, et que cette langue est rarement parlée par les enseignantes : faut-il, dès lors, refuser l’utilisation des autres langues sous prétexte qu’on ne les connaît pas ? Cela ne revient-il pas, encore une fois, à considérer l’enseignant comme au centre des apprentissages, en refusant la possibilité d’entraide entre apprenants indépendamment du professeur ?

Pourtant, selon la tâche réalisée, il peut être bénéfique que les apprenants interagissent en langue maternelle : lors de problèmes de compréhension par exemple, qui peuvent parfois être résolus beaucoup plus vite par une courte explication en LM. Ces interactions peuvent très bien déboucher sur des acquisitions, puisqu’elles permettent de résoudre un problème qui autrement aurait pu perdurer. Nous avons bien relevé des échanges de ce type dans nos enregistrements, mais seulement dans le cas d’apprenants tout à fait débutants, dont le faible niveau ne leur permettait pas de suivre le cours. Par contre, lorsque le niveau des personnes était suffisant, ce type d’échange se soldait souvent par la demande « vous pourriez lui redire en français » (essentiellement avec P2).

Or, comme le montre la séquence 23, le recours à une autre langue, même éloignée du français, est naturel en situation d’apprentissage : les travaux sur le bilinguisme révèlent en effet que, dans la conversation exolingue, les utilisations d’un répertoire verbal mixte sont fréquentes, et motivées par différents enjeux (signe d’appartenance communautaire, recherche du terme adéquat, paroles rapportées, etc.). Ainsi, ci-dessous, le recours à l’arabe montre la grande motivation de Khamila qui cherche à trouver le terme demandé, et l’amène à donner son nom en langue maternelle.

Séquence 23 :
1 Kh   non (je) sais pas comment ça s’appelle c’est pas un ordre
2 P2 c’est pas un ordre/ comment ça s’appelle/  
3 Kh   (je) sais pas
4 P2 je vais appeler la police hein/ attention/ c’est une/ on l’a déjà vu ça\  
5 Kh   euh: [pESk@di ?] (arabe)
6 P2 u-ne/ me-/  
7 Na   menace/
8 P2 -nace/ une ME-nace\ on va vous menacer c’est ça.  

On voit bien que Khamila a ici, « le mot sur le bout de la langue » : elle tente au maximum de mobiliser son répertoire verbal français, mais échoue et exprime le terme en arabe en 5. Cette démarche semblerait tout à fait naturelle en conversation exolingue : en cours, elle a tout à fait lieu d’être, et une telle mobilisation conduirait sûrement à une acquisition puisqu’on sait que l’apprenant tend à mieux mémoriser ce qu’il a recherché. Pourtant, la stratégie n’est pas relevée par P2, qui continue ses investigations jusqu’à amorcer le terme en 6. Un simple mise en valeur (de type ah ! vous l’avez en arabe !) aurait pourtant contribué à mettre l’apprenante en confiance, ce qui n’est pas à négliger dans ce type d’institutions. Notons également au passage la confusion, déjà mentionnée, entre choses vues et choses sues, avec la remarque « on l’a déjà vu », en 4.

Ainsi, comme on le voit, le recours aux autres langues est souvent rejeté par les enseignantes, alors qu’il pourrait servir de point d’appui pour l’apprentissage, puisque, nous l’avons montré, il s’avère utile pour les acquisitions. En grammaire, par exemple, il est prouvé que l’appui ou la réflexion comparée à partir des deux langues disponibles peuvent porter leurs fruits. Il nous est néanmoins arrivé d’assister pendant les cours à des moments furtifs de comparaison entre langues, mais pas en réponse à une erreur commise par un apprenant, d’où leur absence dans ce travail (discussion sur l’opposition tutoiement/vouvoiement, par exemple).

Enfin, nous souhaiterions montrer que ce refus fréquent de l’utilisation d’autres langues peut conduire à des rejets peu judicieux, comme c’est le cas dans la séquence 24 :

Séquence 24 :
1 Na   elle demande la permission
2 P2 c’est pas une permission  
3 Ma   euh: je pense fav[Or] faveur
4 P2 une faveur oui/ le vrai mot en français une faveur ça vient de l’anglais mais un- un vrai- en fait elle doit lui rendre/ un/ s/  
5 Na   un service
6 P2 service/ voilà on lui demande de rendre un service\ donc on a besoin de la personne hein/  

On le voit, ce refus des autres langues conduit P2 à rejeter le terme faveur, faussement identifié comme anglicisme (en 4), alors que l’enseignante désire entendre le terme service, pourtant très proche sémantiquement. Cet échange devient presque aberrant si on remarque que faveur provient en réalité du latin favor, et est un terme commun à plusieurs langues romanes, dont le portugais, langue maternelle de Magda (por favor ou se faz favor, « s’il vous plaît »), et l’espagnol (por favor), qu’elle parle, et à laquelle elle a souvent recours pour des rapprochements avec le français. Il est en outre d’un niveau standard voire soutenu en français. Le rejet d’autres langues semble donc presque devenu une habitude chez cette enseignante, ce qui peut, on le voit, poser problème. On peut cependant supposer ici que le terme est rejeté par réflexe parce que P2 en attend un autre, comme cela peut arriver dans le cas de productions très guidées. Nous verrons d’autres séquences étonnantes, dont certaines avoisinent celle-ci, dans notre troisième partie.

Notes
12.

Notons également que de nombreuses erreurs analysées dans la typologie précédente relèvent évidemment de la même catégorie, même si nous n’avons pas cherché à les identifier : étant le fruit des interlangues des apprenants, elles peuvent nécessairement être liées, entre autres, au système de la L1.