3.1.1. Tendance béhavioriste et profils d’apprenant

Comme nous avons eu l’occasion de le montrer au fil de notre étude, les tendances béhavioristes peuvent être un frein à l’apprentissage, en ce qu’elle dénient à l’apprenant toute capacité à se construire un savoir selon un itinéraire personnel qu’il est à même de déterminer. Plusieurs manifestations de cette démarche ont en effet été mises en évidence par le biais de notre corpus.

Tout d’abord, nous avons pu constater la prégnance de la correction immédiate, qui révèle une centration importante sur la forme, et s’avère le fruit d’une influence béhavioriste dans le sens où elle est une façon de refuser l’erreur, de lui donner un statut négatif. Or, il nous semble indéniable que ce type de traitement de l’erreur n’est pas adéquat en toutes circonstances. En effet, comme le montrent Porquier et Frauenfelder (1980 : 30) :

‘« Corriger immédiatement, de façon réflexe, c’est ignorer le statut de l’erreur, ses causes et éventuellement sa légitimité ; utiliser dans tous les cas un traitement immédiat et identique pour tous les apprenants, c’est faire abstraction des différences individuelles et s’exposer à fournir une correction inefficace, voire néfaste. » ’

Ainsi, cette réflexion nous montre bien, par sa proximité avec les situations étudiées, que la correction immédiate est courante dans l’enseignement, et ce depuis longtemps puisque cette citation garde, vingt-cinq ans après, toute sa vivacité face à notre corpus. Il ne nous semble donc pas inutile de revenir ici sur les dangers d’un tel traitement, dans le sens où, malgré les avancées méthodologiques récentes, il est toujours en vigueur dans bien des classes.

Nous avons en effet vu que ce traitement pouvait devenir un réflexe chez les enseignants, et que cette automatisation du procédé conduisait à le généraliser, jusqu’à oublier de l’adapter à l’apprenant concerné. Cette façon de faire, loin d’être utile pour l’apprentissage, comporte plusieurs problèmes qui ont été mis en évidence dans notre seconde partie : risque de blocage de l’apprenant, obtention d’une prise machinale ou contrainte donc inefficace, absence de mise en valeur de chaque parcours d’apprenant, refus des stratégies individuelles d’apprentissage, etc. Il est donc nécessaire d’éviter en classe de langue une généralisation de ce traitement, afin de lui rendre sa légitimité dans les cas où il s’avère utile.

En effet, nous avons montré que ce traitement pouvait, dans certaines situations, comporter un intérêt : d’évidence, il constitue une des possibilités qu’a l’enseignant pour infirmer les hypothèses faites par l’apprenant sur la langue. Cependant, certaines conditions nous ont semblé nécessaires à sa réussite. Il semble notamment qu’il puisse donner lieu à des prises intéressantes susceptibles de mener à une acquisition, mais seulement lorsqu’il répond à un besoin de l’apprenant qui exprime un doute, un questionnement, et si la correction est en accord avec le niveau d’interlangue de l’apprenant concerné.

La correction immédiate peut donc indéniablement donner lieu à des prises susceptibles de favoriser les acquisitions. Il convient néanmoins de ne pas généraliser cette idée, car une prise ne conduit pas toujours à une saisie. En effet, de nombreux théoriciens ont montré que la saisie n’est que rarement immédiate, et que, pour être mémorisée, une structure nécessite souvent d’être entrevue plusieurs fois par l’apprenant, et ce dans différents contextes. De plus, comme l’affirme Porquier, l’acquisition dépend de différents facteurs et ne peut aucunement résulter d’une simple exposition :

‘« L’individu n’intègre pas tout ce à quoi il est exposé. S.P. Corder a montré comment la différence entre « input » et « intake », dépend de différents facteurs, individuels et didactiques, dont l’un est précisément l’état du système individuel au moment de l’exposition. Pour un même input, il pourra y avoir différents « intake » selon les individus.
(Porquier, 1977 : 29-30)’

Ainsi, cette citation met en évidence l’aspect individuel de l’apprentissage, et se porte en faux contre l’idée, béhavioriste, que l’apprentissage par cœur, la répétition, ou l’entrevue d’éléments linguistiques puissent nécessairement conduire les apprenants à une mémorisation, ou encore plus à une intégration dans leur répertoire verbal. On s’en doute, le degré d’interlangue, la démarche didactique de l’enseignant, la disposition affective de l’apprenant, son intérêt pour la tâche en cours, etc., sont autant d’éléments qui jouent sur les acquisitions : pour une même structure étudiée, les apprenants pourront retenir des éléments différents selon leur niveau : des éléments de lexique, la prononciation d’un terme, la construction syntaxique de la phrase, le sens qu’elle véhicule, etc. Exiger la reproduction fidèle d’une structure s’avère donc inutile voire néfaste : cela constitue au mieux une perte de temps, au pire une façon de bloquer l’apprenant qui sera susceptible de ne rien retenir si on lui dicte l’élément à mémoriser, puisque sa motivation va considérablement diminuer.

En conséquence, toutes les formes de correction-sanction, qui laissent entendre à l’apprenant que son erreur n’est pas acceptée par l’enseignant, peuvent être des éléments néfastes pour l’apprentissage car, outre leur aspect directif, elles constituent un refus des parcours individuels en laissant penser que la forme litigieuse aurait due être connue. Ainsi, les apprenants sont tous placés sur le même plan, ce qui semble inconcevable en situation d’enseignement à des adultes hétérolingues aux niveaux disparates. On retiendra également l’importance de mettre en valeur tout ce qui participe du parcours individuel de l’apprenant : toute erreur est la manifestation d’un savoir, et ne doit donc pas être reniée.

Toutes ces hypothèses sont largement observables dans la séquence qui va suivre, dans laquelle l’enseignante tente de faire produire à Sara, débutante, les tournures l’enfant doit se taire ou il lui demande de se taire à partir de la forme tais-toi. Comme on va le voir, le niveau d’interlangue de Sara rend très difficile voire inutile cet exercice, le verbe se taire étant déjà en lui-même un élément nouveau pour cette apprenante. Cette séquence nous intéresse également car elle met en évidence un aspect de l’enseignement d’inspiration béhavioriste, à savoir la volonté de forcer l’acquisition par une invitation à répéter, qui se révèle inefficace.

Séquence 25 (1) :
1 P2 qu’est-ce qu’il doit faire l’enfant/ (3 sec.)  
2 Sa   tais-toi
3 P2 donc il- l’enfant/ doit/ dites-moi toute la phrase\ qu’est-ce que l’enfant doit faire/ est-ce que l’enfant doit parler/ (2 sec.)  
4 Ds   non
5 P2 NON: l’enfant/ doit/  
6 Sa   euh: (5 sec.) XX
7 P2 non prenez ça tais-toi. tais-toi. il se tait l’enfant. l’enfant il se tait. l’enfant doit/ (2 sec.)  
8 Sa   mhh
9 P2 même mot  
10 Sa   tais-toi
11 P2 alors comment on dit l’enfant doit  
12 Na   se tai[z]e/
13 P2 se/  
14 Ds   non
15 Na   se tai[z]e
16 P2 se TAIRE  
17 Na   se taire
18 P2 se TAIRE.. l’enfant doit se taire\ c’est un mot difficile hein on dit  
19 Na   se taire
20 P2 maintenant s’il vous plait maintenant il faut se TAIRE (ton très expressif).. tais- toi\ alors donc l’enfant doit se taire\ si l’enfant est un peu poli/ et il veut parler il va dire oui oui maîtresse. oui oui. et il va dire quoi/ (2 sec.) je/ me /… comment il va dire/ je/ me/  
22 ?   XXX
23 P2 avec le même mot je/ me/  
24 Na   tais
25 P2 tais. je me tais.. tais-toi/ tu dois te TAIre / je me tais\ oui oui je me tais\ ok ça c’était le numéro dix  
  (…)    

On voit bien ici que le niveau d’interlangue de Sara ne lui permet pas de produire la phrase attendue par l’enseignante. Ceci est confirmé par l’intervention de Naima, d’un niveau bien plus avancé, qui ne parvient pas non plus à prononcer la séquence correcte en 12 et 15, même si elle s’en rapproche. On peut donc trouver étonnante l’insistance de P2 qui multiplie les amorces de phrases malgré les hésitations de l’apprenante, et finit par donner la forme attendue. Cette insistance ne peut s’expliquer que par une démarche d’inspiration béhavioriste, qui consiste à penser que le fait de produire la phrase amènera Sara à la mémoriser. On voit également qu’elle ne tient pas compte du niveau d’interlangue des apprenants, la structure, très complexe, n’étant pas du niveau de Sara : pourtant, ces « erreurs » successives témoignent en réalité du fait que Sara a retenu le verbe et sa conjugaison à l’impératif singulier, qu’elle ne connaissait pas au début de l’activité. On voit donc bien qu’elle révèle un savoir autre que celui attendu.

Cette invitation à faire une phrase, ici faite pendant le moment de l’acquisition, nous paraît divulguer un acharnement peu susceptible de déboucher sur une acquisition : l’apprenante débutante n’a pas les dispositions nécessaires ici pour comprendre la structure, ne connaissant pas le discours indirect. De plus, on voit que P2 reprend ses investigations à partir du tour de parole 20, en tentant cette fois de faire produire la forme conjuguée du présent, après avoir répété plusieurs constructions du verbe : on voit ici une démarche excessive susceptible de démotiver l’apprenante. L’insistance de P2 va d’ailleurs reprendre une vingtaine de minutes plus tard, lorsque celle-ci réitère ses interrogations formelles :

Séquence 25 (2) :
1 P2 est-ce que tous les- c’est.. par exemple dans une école la maîtresse qui a dit vous vous taisez maintenant/ est-ce qu’ils vont répondre les enfants/  
2 Ds   non
3 P2 non : qu’est-ce qu’ils vont faire/ qu’est-ce que. on leur demande.. qu’est-ce qu’on leur demande/ encore une fois Sara on l’a déjà dit tout à l’heure.. la maîtresse elle leur demande de/  
4 Sa   (2 sec) tait
5 P2 de/  
6 Sa   elle dit
7 P2 elle dit qu’elle leur demande/ de/  
8 Na   se taire(à part soi)
9 P2 se/  
10 Sa   tait
11 Ya   tait
12 P2 taire/  
13 Sa   se taire
14 P2 elle leur demande de se taire/ on l’écrira tout à l’heure hein/  
  (…)    

On le voit, cette séquence fonctionne à l’identique de la précédente (exigence de répétition, amorces de phrase), et produit le même échec pour Sara (en 4), tandis qu’elle débouche sur l’acquisition de la forme correcte pour Naima en 8. Ceci nous confirme aisément l’importance du degré d’interlangue pour l’acquisition. Nous voyons également, en 3, que l’enseignante considère que la forme, déjà vue, doit avoir été mémorisée (« on l’a déjà dit tout à l’heure »), conception dont nous avons précédemment montré les dangers. On notera que la séquence se termine néanmoins par la production par Sara de la forme attendue en 13, mais on peut se demander si cette prise nécessitait un temps de travail aussi long et si elle conduit réellement à une acquisition dans la mesure où Sara ne semble pas maître de sa production. D’ailleurs, le verbe a donné lieu à une troisième reprise en fin de cours (écriture au tableau), également sans succès.

Ainsi, nous tenions à reprendre cet exemple bien particulier pour illustrer les dangers réels des conceptions béhavioristes, qui peuvent conduire à des situations délicates pour les apprenants comme pour les enseignants, sans pour autant toujours porter leurs fruits. Ici, il est bien évident que la prise finalement obtenue ne provoque pas une saisie, et que les séquences entrevues ne sont pas favorables à tous les apprenants présents. L’importance de prendre en compte le profil et le niveau des apprenants pour le traitement de l’erreur se trouve donc confirmé. Cependant, on vient de le voir, ce fait s’avère difficilement compatible avec les conceptions béhavioristes, dont l’un des fondements est la centration sur l’enseignant.