3.1.2. Centration sur l’enseignant et enseignement aux adultes

En effet, notre étude de corpus nous a aussi permis de constater, dans la démarche des professeurs, une forte centration sur l’enseignant, tendance issue de la méthodologie traditionnelle et empreinte de béhaviorisme, mais encore très courante dans l’enseignement quel qu’il soit. Ainsi, au niveau de la démarche, nous avons noté le rapport directif et frontal prédominant, les échanges très souvent verticaux (enseignant-élève), les interruptions fréquentes des apprenants par les enseignants, etc. De même, du point de vue de l’erreur, nous avons pu relever le refus des corrections par des pairs au profit d’une détention quasiment systématique de la norme par le professeur, le rejet du recours aux autres langues disponibles, l’absence de mise en valeur des savoirs (même imparfaits) de chaque apprenant, etc. Or, on va le voir, cette centration sur l’enseignant est source de problèmes pour l’apprentissage, surtout avec des groupes d’adultes hétérogènes : elle est d’ailleurs totalement étrangère aux approches communicatives de l’enseignement des langues, qui préconisent au contraire une centration sur l’apprenant. Sans nous arrêter en détail sur tous les aspects de ces approches actuelles, nous tâcherons d’en reprendre ici quelques fondements qui nous semblent importants pour concevoir une démarche générale d’enseignement dans laquelle les erreurs retrouveront leur statut positif.

Tout d’abord, la centration sur l’enseignant est problématique en ce qu’elle instaure dans la classe une relation hiérarchique frontale, ce qui ne favorise pas les interactions entre pairs : or, nous l’avons vu, ces interactions sont fondamentales pour l’apprentissage, parce qu’elle permettent de varier les situations de communication, donc d’agir sur la motivation des apprenants. De plus, elles offrent aux apprenants une reconnaissance de leurs capacités, par une possibilité de s’aider mutuellement, sans forcément passer par l’intermédiaire de l’enseignant. En effet, comme l’affirme Tagliante, il est nécessaire de retenir que ‘ « l’apprentissage ne s’effectue pas seulement à l’intérieur du cadre de la classe, et que l’enseignant ne doit pas tenir pour négligeables les connaissances antérieures de l’apprenant, même débutant, ou les connaissances qu’il peut acquérir à l’extérieur du lieu de l’apprentissage » ’ (1994 : 35). Cette possibilité d’acquisition à l’extérieur du cours paraît évident, surtout avec un public d’adultes vivant en France, et ayant parfois développé une variété de base avancée avant d’entrer au Centre Social. Or, la centration sur l’enseignant, en donnant au professeur le rôle de détenteur du savoir, dénie d’une certaine façon les acquis préalables des apprenants, sur lesquels il serait pourtant utile de s’appuyer.

Cette démarche traditionnelle avec centration sur l’enseignant pose également un problème du point de vue de l’autonomisation des apprenants. En effet, par la hiérarchie et la directivité qu’elle introduit dans la classe, elle ne favorise pas la création de parcours individuels d’apprentissage, fondamentale selon le précepte de l’apprendre à apprendre des approches communicatives, selon lequel le rôle de l’enseignant est avant tout d’amener l’apprenant à réfléchir sur ses stratégies personnelles d’apprentissage, et de lui donner les moyens de les mettre en œuvre. Au contraire, en se plaçant au centre de la démarche, l’enseignant tend à réduire ces cheminements personnels au profit d’une homogénéisation illusoire du groupe qui omet la part cognitive de l’apprentissage. De plus, et nous pouvons le constater dans la majorité de nos séquences 13 , ce rapport enseignant-élèves confère un temps de parole très important au professeur, ce qui peut, bien sûr, favoriser la compréhension orale, mais est de peu d’intérêt pour la production, puisqu’il semble évident que c’est en communiquant qu’on apprend à communiquer. En effet, s’il est admis que le traitement de l’erreur est un moyen de faire évoluer les hypothèses d’interlangue de l’apprenant, n’est-il pas nécessaire de laisser au maximum l’apprenant intervenir ? Nous l’avons vu, la correction entre pairs peut fonctionner dans de nombreuses situations, surtout lorsque les apprenants sont adultes et ont des niveaux différents, puisqu’ils disposent d’un rapport plus conscient à leur apprentissage et d’une maturité leur permettant d’éviter de blesser leurs pairs. L’interaction entre apprenants est donc tout aussi importante que les échanges avec l’enseignant.

Les méthodologies constructivistes insistent également sur la nécessité de rendre l’apprenant actif pour une meilleure appropriation des savoirs et savoir-faire, et sur l’intérêt, pour ce faire, des séquences de travaux en groupe, rares dans les situations centrées sur l’enseignant. De même, on se rappellera l’importance de la pédagogie par tâche pour favoriser un apprentissage actif, et ce avec tous les publics (enfants, adolescents, adultes) : la tâche amène les apprenants à ‘ « exercer une compétence linguistique appliquée non pas au résultat de la tâche, mais au déroulement de sa réalisation » ’ (Tagliante, 1994 : 17). En cela, elle est plus proche d’une situation de communication réelle qu’un exercice ou une activité traditionnels, et elle amène l’apprenant à mettre en œuvre des stratégies pour sa réalisation, stratégies qu’il sera plus enclin à réinvestir à l’extérieur qu’une leçon de type magistral par exemple. De plus, la mise en place de tâches en groupes permet à l’enseignant de se diriger vers une pédagogie différenciée, très utile pour un traitement de l’erreur cohérent : en passant dans les groupes, il peut alors sélectionner les éléments à revoir pour chacun, guider ou conseiller l’un ou l’autre des élèves, sans pour autant que les autres apprenants ne soient forcés de cesser leur activité. Bien sûr, de nombreuses erreurs pourront alors être laissées sans correction, mais ce fait n’est pas problématique dans une optique constructiviste et interactionniste, puisqu’il y est entendu que l’enseignant peut, et doit, sélectionner les erreurs à reprendre 14 et non les corriger toutes.

Notes
13.

Il suffit alors d’observer, par opposition, la répartition du contenu discursif dans chacune des deux colonnes élaborées pour les transcriptions : sur l’ensemble du corpus, la colonne enseignant est, le plus souvent, bien plus dense que la seconde, qui réunit pourtant les interventions de tous les apprenants.

14.

On a vu, par exemple, l’intérêt de cette sélection des erreurs à reprendre, lors de notre étude de la correction différée (2.2.3.), qui, malgré un rapport frontal encore fort, s’est avérée féconde.