3.1.3. Les risques du guidage : étayage et questionnement

Comme nous l’avons vu, la centration sur l’enseignant prend aussi la forme, dans notre corpus, d’un guidage très important, notamment avec les publics FLE. Ce guidage est courant dans les pratiques d’enseignement, et peut prendre notamment deux formes que nous souhaiterions analyser ici : l’étayage et le questionnement.

Tout d’abord, l’apparence d’une conversation fluide entre apprenant et enseignant peut s’avérer être sous-tendue par un guidage fort qui peut s’apparenter, comme nous le verrons, à l’étayage (cf. par exemple la séquence 4). Cette notion, définie par Bruner en 1975, désigne un type d’interaction spécifique enfant-adulte, basé sur une relation de confiance, qui détermine l’apprentissage de l’enfant :

‘« L’étayage est une forme de collaboration dans laquelle les interactants se répartissent les tâches à effectuer en fonction de leurs compétences respectives. L’adulte prendra ainsi en charge ce que l’enfant ne peut exécuter seul et, au fur et à mesure du développement de l’enfant, cette prise en charge diminue ». (Matthey, 2003 : 68)’

Ainsi, cette notion désigne une aide de l’adulte, considéré comme expert car ayant des compétences plus avancées que celles de l’enfant : cette aide peut être verbale ou non-verbale (conseils oralisés ou réalisation d’une partie des actions à accomplir). Etablie à l’origine pour désigner tous les types d’apprentissage de l’enfant, la notion d’étayage s’avère utile en ce qui concerne les acquisitions linguistiques : l’apprentissage de la langue maternelle par l’enfant passe également, selon Bruner, par un étayage (mère-enfant par exemple).

Or, en classe de langue ou dans la conversation exolingue, on peut considérer qu’un étayage se réalise entre l’enseignant (le natif) et les apprenants (non-natifs) : c’est évidemment le cas dans l’enseignement précoce des langues, où l’étayage est naturel, mais on peut aussi le constater avec des adultes ou adolescents. En effet, comme l’affirme Gaonac’h (1991 : 197) :

‘« On sait aussi que les natifs disposent (comme les mères avec leurs enfants) d’une adaptabilité importante par rapport aux caractéristiques du langage des apprenants, soit en fonction d’attentes liées à des facteurs extra-linguistiques, soit en fonction du feed-back utilisable durant la conversation (Warren-Leubecker et Bohannon, 1982). On rejoint là la notion d’étayage proposée par Bruner […] : le maintien de l’interaction entre natif et apprenant est assuré sous la condition que le contrôle d’une partie des contraintes de cette interaction soit assumé par le seul natif, laissant ainsi à l’apprenant la possibilité de centrer son attention sur d’autres aspects de l’activité engagée. »’

Cette citation nous montre bien que l’étayage est applicable à la situation d’enseignement. En tant qu’expert, le natif peut prendre en charge une partie de l’interaction, de façon à ce que l’apprenant ne soit pas submergé par la difficulté de l’activité. D’après Gaonac’h, l’étayage va consister ici en un contrôle de l’échange par l’enseignant : le guidage, courant dans l’enseignement et relevé dans notre corpus, peut donc s’apparenter à une forme d’étayage, dans le sens où l’enseignant tente de faciliter la tâche à l’apprenant 15 . Cependant, comme on va le voir, cette démarche n’est pas forcément favorable aux acquisitions.

De fait, un étayage trop fort peut devenir un obstacle à l’apprentissage en classe de langue. Les dangers de cette démarche, qui découle d’une certaine façon de la centration sur l’enseignant, nous semblent donc dignes d’être commentés ici. En effet, nous avons vu précédemment que l’enseignant pouvait prendre l’habitude de guider ses apprenants, et par là omettre d’adapter son étayage à l’apprenant concerné. En d’autres termes, avec un guidage identique pour tous, ou trop important selon le niveau de l’apprenant, l’enseignant peut créer une situation dans laquelle l’apprenant aura du mal à s’exprimer. Ainsi, M. Matthey, travaillant sur un corpus constitué auprès d’enfants, analyse un cas où ‘ « l’étayage fortement marqué de l’adulte fait que les places énonciatives des interactants se confondent et que l’enfant n’est pas en mesure d’assumer la sienne, soit parce que ses compétences linguistiques l’en empêchent, soit parce que le format qui s’est établi entre les interactants n’est pas propice à la production verbale de l’enfant » ’ (Matthey, 2003 : 81). Ainsi, lorsque l’enseignant, pensant sans doute l’apprenant incapable de poursuivre l’échange, utilise les techniques des amorces de phrase, du questionnement, ou comble les lacunes de la conversation sans laisser à l’apprenant le temps nécessaire pour intervenir, on se trouve dans une situation où l’apprenant n’est plus en mesure d’accomplir sa part de la tâche à réaliser (par exemple raconter une anecdote). Par conséquent, il n’exprime pas ses hypothèses d’interlangue, et ne reçoit donc aucun feed-back réel, d’où l’exclusion de séquences potentiellement acquisitionnelles (SPA).

Or, nous avons effectivement relevé ce type de situations dans notre corpus, mais dans le cas d’un public d’adultes. Cela nous prouve que la démarche existe dans l’enseignement et ne se limite pas à la relation enfant-adulte. Cependant, si elle peut s’avérer utile voire nécessaire dans certains cas, elle n’en soulève pas moins, avec des adultes, le problème de l’infantilisation. En effet, puisqu’il est établi que l’étayage se rapporte à l’origine à l’adaptation de l’adulte au niveau de l’enfant, on peut se demander si l’adaptation de l’enseignant au niveau de ses apprenants, lorsqu’elle est généralisée et conçue dans une démarche centrée sur l’enseignant, n’est pas une façon d’introduire un rapport maternant à leur égard. Adaptée au niveau de l’apprenant concerné, elle s’avèrerait utile dans l’optique de favoriser une SPA. Cependant, dans le cas, observé, d’une systématisation de cet étayage qui va jusqu’à limiter la possibilité d’intervention de l’apprenant, elle ne peut qu’être néfaste à l’apprentissage. Elle devient un moyen infaillible de limiter l’apparition des erreurs, donc une façon d’empêcher le progrès. Ainsi, en appliquant de façon trop marquée une forme d’interaction typique de l’échange enfant-adulte en classe, l’enseignant peut, malgré sa bienveillance, être amené à infantiliser ses élèves, ce qui ne contribue pas à l’instauration d’un rapport égalitaire avec ses élèves, pourtant nécessaire à une bonne situation d’enseignement-apprentissage.

Le guidage peut également prendre la forme d’un questionnement des apprenants, qui s’apparente lui aussi à l’étayage dans la mesure où l’enseignant, en interrogeant l’apprenant, pense le plus souvent lui simplifier la tâche. Cette démarche de questionnement est l’un des éléments les plus courants des situations d’enseignement-apprentissage des langues. Il s’agit en effet d’un fondement de l’enseignement traditionnel, généralisé aujourd’hui. Pourtant, nous allons le voir, de nombreuses études montrent que la prédominance du questionnement n’est pas un élément des plus favorables à l’apprentissage. En effet, il comporte des risques identiques à ceux de l’étayage précédemment évoqués, en ce qu’il est souvent une façon de guider à outrance les productions des apprenants. Nous avons pu observer, dans notre étude de corpus, différents problèmes posés par le questionnement, sur lesquels nous souhaiterions revenir ici.

Tout d’abord, nous aimerions attirer l’attention sur le fait que le questionnement introduit dans la classe un rapport hiérarchique qui peut rejoindre et prolonger la centration sur l’enseignant selon la façon dont il est géré. En effet, comme l’affirme D. Descomps :

‘« Le simple fait de poser une question situe déjà les partenaires enseignant et élève dans un rapport social, didactique et pédagogique déterminants, rapport hiérarchisé par la position sociale et dans la relation aux savoirs, rapport d’égalité sur le plan du respect humain et de la responsabilité dans les actes d’apprendre et d’enseigner. Par effets de dérive, ces rapports peuvent se pervertir ou s’inverser. La mise en situation peut induire des rapports erronés, dans une excès ou dans l’autre (autoritarisme, laxisme, infantilisme, etc.), toujours nuisibles à l’ensemble des partenaires. » (Descomps, 1999 : 84-85).’

Comme nous le voyons, le questionnement peut créer dans la classe les mêmes effets négatifs qu’un guidage trop dense : lorsque les questions sont essentiellement tournées vers une forme attendue par l’enseignant, il rejoint l’étayage trop marqué précédemment étudié. Comme le montre l’auteur, le questionnement contribue à introduire une hiérarchie dans la classe, qui, bien sûr, n’empêche pas l’expression d’un respect mutuel. Cependant, cela peut donner lieu à des dérives : nous avons en effet montré en seconde partie que certaines attitudes pouvaient devenir automatiques chez les enseignants. Si le professeur devient, par habitude, le seul à poser les questions dans la classe, il garde un rapport frontal peu judicieux pour l’apprentissage, et peut, comme on le voit, en arriver à une directivité ou une infantilisation excessives.

Cependant, il est certain que le questionnement n’est pas toujours à proscrire en classe de langue : il reste un excellent moyen de solliciter les apprenants, de les faire participer et donc exprimer leurs hypothèses d’interlangue. Tout dépend alors de la façon de l’envisager : il peut s’avérer épanouissant s’il contribue à créer une situation quasi-authentique de communication dans la classe ; par contre, il peut également prendre un caractère artificiel dans bien des cas, ce que montre bien B. Grandcolas :

‘« Dans le "discours pédagogique", les réponses sont, la plupart du temps, très éloignées de celles que l’on trouve en situation naturelle. Trop longtemps, les enseignants ont insisté pour que les élèves produisent "des phrases complètes", ce qu’ils faisaient en reprenant tous les éléments de la question. » (Grandcolas, 1980 : page)’

Ce texte nous confirme ce que nous avons entrevu dans l’étude de corpus : la démarche qui consiste à demander à l’apprenant de faire une phrase complète, en reprenant les termes de la question ou de l’énoncé, s’éloigne radicalement des interactions existant dans la réalité. De plus, comme nous l’avons montré (cf. 2.2.3.), elles contribuent à faire de l’absence de phrase une erreur, alors que, dans la vie quotidienne, nous communiquons très fréquemment de la sorte. Par exemple, à la question A quelle heure part ton train ?, nous répondrons plus facilement (A) treize heures que Mon train part à treize heures, qui est pourtant la forme que de nombreux enseignants attendraient en cours de langue, malgré son caractère excessif.

Il existe un autre type de questionnement, très courant en classe de langue, mais néanmoins artificiel, à savoir le fait de poser aux apprenants des questions dont l’enseignant connaît déjà la réponse 16 . Ce type d’interrogation s’appelle la question d’élicitation : il s’agit de ‘ « faire parler l’étudiant pour s’assurer qu’il a compris ou qu’il sait dire en langue étrangère ce qu’il savait déjà dire en langue maternelle (contrôle de la compétence linguistique » ’(Moirand, 1982 : 38). En effet, par exemple dans l’exercice classique qui consiste à faire commenter un document, des demandes telles Quel est le personnage principal ?, Que demande-il à la caissière ?, etc., ne sont pas rares, lors même qu’il s’agit de repérage puisque la réponse est contenue dans le texte étudié. Or, cette attitude n’est pas à renier systématiquement, mais doit être adoptée avec modération, car elle contribue à centrer le cours sur l’enseignant : en effet, ‘ « poser une question dont on connaît la réponse implique qu’on se positionne comme celui qui sait, par opposition à ceux qui ne savent pas et à qui l’on va "apprendre", ou plutôt inculquer une quelconque vérité. C’est aussi induire la "bonne" réponse » ’(GFEN, 2001 : 91). On le voit, une telle démarche n’est pas susceptible d’établir une relation enseignant-élève égalitaire, et donc de rendre les apprenants actifs, car elle amène plutôt les apprenants à réagir aux questions de l’enseignant.

De plus, des questions de ce type ne peuvent accepter qu’une réponse possible, et limitent par là la liberté de réponse de l’apprenant : il s’agit de questions fermées, qui peuvent avoir un effet de démotivation sur une classe puisqu’il s’agit d’un exercice formel peu impliquant. Elles s’opposent aux questions ouvertes, dans lesquelles la réponse est libre : celles-ci sont bien plus favorables à l’apprentissage, car elles permettent à l’apprenant de communiquer réellement et peuvent susciter réactions ou débats dans le groupe. Par exemple, des demandes telles que Que pensez-vous de l’attitude du héros ? Comment agiriez-vous à sa place ? etc., semblent évidemment plus aptes à favoriser la production orale : chaque apprenant pourra intervenir à son gré, et la communication en deviendra d’autant plus authentique.

Ainsi, le questionnement peut s’avérer dans bien des cas un exercice artificiel, centré sur l’enseignant, et peu motivant pour le groupe. Avec un public hétérogène d’adultes, sa mise en place semble d’autant plus risquée que les apprenants entrent très facilement dans des échanges d’opinions, et que la diversité des niveaux contribue à augmenter la possibilité d’ennui des apprenants qui possèdent la réponse mais ne sont pas sollicités. Dès lors, il convient de solliciter les apprenants d’une façon différente et variée, en favorisant les travaux de groupes, les questions ouvertes, etc. Cela est fort bien résumé dans cette citation, qui confirme la nécessité de créer dans la classe une communication au plus proche possible de la réalité pour favoriser l’apprentissage :

‘« Quand l’enseignant aura accepté de perdre le monopole des questions et des corrections, de discuter avec les élèves les objectifs des activités proposées, quand les élèves sauront véritablement écouter ce que disent leurs voisins et leur parler directement, alors se tissera un réseau de communication beaucoup plus proche de ce qui se passe dans la vie réelle. » (Grandcolas, 1980 : page)’

Enfin, dans cette optique, certains didacticiens affirment la nécessité de redonner à la question son statut originel de demande d’information dans la classe 17 . Il est en effet tout à fait possible de créer des situations dans lesquelles les apprenants sont en véritable situation de recherche, ce qui est l’optique de la pédagogie par tâches, évoquée plus haut. Les débats ou la question ouverte en sont une possibilité. Il est également possible, lors d’activités de tout genre, d’apporter des informations différentes aux apprenants et de les amener à combler les manques encourus : cette démarche dite de l’information gap les amène alors à se poser entre eux des questions véritables, et la communication, qui devient le moyen de résoudre ces problèmes, reprend un caractère authentique. Le texte suivant exprime très clairement l’intérêt d’une telle approche dans une optique constructiviste, opposée à la démarche traditionnelle :

‘« Poser une question peut être tout à fait légitime, mais uniquement si cela débouche sur une action, sur la réalisation d’une tâche pour résoudre un problème, une difficulté concrète prévue par l’enseignant. Il ne s’agit pas de questionner dans le vide. Le but n’est pas de décourager les élèves par des questions continuelles mais bien au contraire, à travers des tâches concrètes et des activités intellectuelles, de mettre les élèves en position de déséquilibre et de confiance simultanément afin de résoudre des problèmes. La question est alors une mise en recherche, elle devient consigne : la consigne étant une instruction sur ce qu’on doit faire, elle oblige à se poser des questions. » (GFEN, 2001 : 92)’

Comme on le voit, la pédagogie par tâche transforme la question classique en consigne, terme clé des approches actuelles. Le souci de rendre l’apprenant actif pour l’amener à prendre conscience de ses stratégies d’apprentissage, et donc à se construire un savoir, conditionne cette démarche et nous semble, à bien des égards, susceptible de favoriser une situation d’enseignement-apprentissage efficace. La consigne contribue à la centration sur l’apprenant et à son autonomisation, en permettant à chacun de développer son propre parcours au travers de la réalisation d’un but. Il nous paraît certain qu’une telle démarche est très positive pour l’enseignement des langues, et notamment avec des adultes plurilingues, car elle permet une différenciation qui nous semble nécessaire pour que chacun puisse progresser à son rythme.

Cependant, il est bien évident que ces orientations didactiques ne sont pas compatibles avec les tendances d’inspiration béhavioriste mises au jour tout au long de ce chapitre. En examinant progressivement les risques de la démarche d’enseignement relevée dans notre corpus, nous avons ainsi tenté de montrer en quoi elle pouvait être un frein à l’apprentissage, par l’homogénéisation excessive du groupe d’apprenants, fait incompatible avec les approches communicatives et constructivistes. Nous avons également essayé de mettre en évidence l’intérêt de démarches prenant en compte les profils individuels et favorisant les interactions multiples sans se limiter à l’échange vertical enseignant-élève. Enfin, en interrogeant les concepts d’étayage et de questionnement, nous avons laissé voir les dangers potentiels de deux attitudes très courantes de l’enseignant qui, pour être efficaces, doivent être revisitées par le biais de conceptions constructivistes. Ce faisant, ce chapitre nous a permis, en réfléchissant sur la méthode d’enseignement, de développer de nombreuses pistes didactiques qui selon nous ne peuvent qu’améliorer notre réflexion sur le traitement de l’erreur. Nous allons à présent poursuivre notre cheminement en nous basant davantage sur l’approche mise en évidence précédemment.

Notes
15.

Notons également que certains théoriciens apparentent à l’étayage le fait pour un natif de simplifier son langage dans un échange avec un non-natif, ce qu’on appelle communément foreigner-talk (ou baby-talk dans la relation avec un enfant).

16.

Nous avons entrevu un exemple de ce type dans le chapitre 2.2.2. (séquence 7), où l’enseignante demandait à une apprenante de raconter un épisode d’une sortie avec le Centre Social, à laquelle elle avait pourtant participé.

17.

Notons également qu’étymologiquement, la question renvoie à la torture. Sans nous attarder sur ce point, nous remarquerons que cette attitude comporte à l’origine un aspect d’inquisition, qu’elle peut facilement reprendre lorsqu’elle reste unidirectionnelle. Cela nous confirme qu’elle peut avoir un impact néfaste ou brimant pour l’apprenant.