Ainsi, le problème de l’identification des erreurs à traiter est plus complexe encore qu’il n’y paraît, car il dépend pour une part importante de l’attitude de l’enseignant, et de son aptitude à comprendre l’erreur. En effet, comme l’apprenant, l’enseignant est un individu : il a donc des attentes vis à vis des apprenants, qui vont considérablement influencer son attitude pendant la correction. De plus, nous avons montré que la sélection des erreurs à traiter dépendait en grande partie de son interprétation, dans le sens où il doit tenter de comprendre le problème apparu pour lui apporter la remédiation qu’il juge utile. Or, il nous semble que l’enseignant désireux d’interpréter correctement les erreurs doit précisément veiller à ce que ses attentes ne dominent pas la situation d’enseignement, sans quoi il court le risque d’un traitement inefficace. Il semble au contraire nécessaire d’évacuer toute expectative pour parvenir à saisir, dans les productions des apprenants, tous les éléments positifs, et choisir ensuite les éléments problématiques à revoir.
En effet, comme nous allons le voir grâce aux séquences qui suivent, les attentes de l’enseignant peuvent le conduire, dans un mouvement automatique, à exclure d’une production des formes pourtant judicieuses, ou des stratégies intéressantes d’un point de vue cognitif. Les séquences ci-dessous sont, bien sûr, conditionnées par la démarche d’enseignement déjà mise au jour dans notre corpus (réflexe de la correction immédiate). Cependant, elles révèlent un problème courant dans l’enseignement, qui peut apparaître sous différentes formes dans toute situation de classe si l’enseignant n’y prend pas garde. Nous tâcherons donc de montrer ci-dessous qu’il existe de « bonnes erreurs », que l’enseignant peut être amené, du fait de ses attentes, à négliger ou même à refuser catégoriquement, lors même qu’il y aurait lieu de les mettre en valeur.
Ainsi, la séquence 26 nous offre notamment un exemple frappant de production correcte, néanmoins jugée comme erronée par l’enseignante, puisqu’elle donne lieu à une reprise immédiate :
1 | P2 | qu’est-ce qui se passe euh: sur votre dessin en- au sud du- de l’arrondissement numéro deux quand vous regardez les deux rivières/ | |
2 | Fa | et ben ils se[ | |
3 | P1 | elles se/ | |
4 | Fa | elles se croisent | |
5 | P1 | rejoignent | |
6 | Fa | elles se rejoignent | |
7 | P1 | elles se rejoignent. on dit qu’elles se rejoignent\ |
Cette séquence, on le voit, contient tous les éléments de la démarche d’enseignement de tendance béhavioriste mise au jour précédemment. Nous ne nous attarderons pas sur la correction immédiate du pronom personnel en 2, ni sur la répétition forte en 7. Cependant, nous ne pouvons que remarquer le refus étonnant de la forme « elles se croisent » en 4-5 : en effet, s’agissant de décrire le confluent lyonnais, cette tournure s’avère tout à fait acceptable en classe de langue : elle est, bien sûr, moins judicieuse que le verbe se rejoindre qui décrit précisément la situation. Néanmoins, on peut trouver excessif ce refus catégorique, qui mériterait du moins une explication de la différence sémantique des deux verbes, ou un encouragement à trouver un autre terme. Il semble bien évident que l’attente, chez l’enseignante, du mot exact, conditionne ici sa réaction : elle l’empêche de tenir compte de la remarque et donc de donner à Farrida les moyens de comprendre le problème évoqué. Loin de rectifier une hypothèse d’interlangue, ce traitement conduit à exclure comme erreur un terme de lexique pourtant très courant en français, dans une tournure fort bien construite. La mise en valeur de cette intervention aurait été souhaitable dans une approche réellement constructiviste.
La séquence 27 va plus loin encore, en laissant voir comment une stratégie cognitive fort judicieuse peut être écartée par l’enseignant alors qu’il serait bon de la mettre en valeur 19 :
1 | P2 | vous connaissez le mot croisière Magda/ | |
2 | Ma | non | |
3 | P2 | vous pouvez expliquer Aicha qu’est-ce que c’est une croisière/ | |
4 | A | euh: on se croise/ | |
5 | P1 | non : ah non. ça c’est un croisement\ | |
6 | P2 | Farrida vous pouvez expliquer une croisière/ | |
7 | Fa | c’est quand tu as gagné un voyage\ |
On le voit à la lecture de cet extrait, les attentes de l’enseignant peuvent conduire à des rejets qui peuvent nuire à l’apprentissage : ici, Aicha fait preuve d’une stratégie de compréhension particulièrement intéressante, puisqu’elle a recours à une analyse morphologique pour tenter d’expliquer le mot demandé (en 4). En effet, elle parvient à repérer dans le terme inconnu croisière la base crois-, effectivement issue du verbe croiser, et en déduit intelligemment un sens acceptable pour ce mot. Pourtant, l’enseignante écarte sa réponse immédiatement, en lui donnant la forme correspondante sans explication en 5, tandis que la seconde enseignante interroge une autre apprenante en 6. Ce rejet nous semble malheureux, car la stratégie d’Aicha aurait pu être commentée et félicitée, de sorte qu’elle n’hésite pas à agir de façon identique dans d’autres situations : cela aurait également permis aux autres apprenants de découvrir cette manière de faire. De plus, l’apprenante prend la peine de tenter de répondre malgré son ignorance, ce qui est une attitude volontaire d’apprentissage : ce rejet pourrait donc créer chez l’apprenante des stratégies d’évitement par peur d’une nouvelle correction. Par ailleurs, la correction apportée ici est encore plus étonnante lorsqu’on se réfère au dictionnaire : dans le Petit Robert, la définition première du terme croisière est bien l’‘ « action de croiser, en parlant de navires de guerre qui surveillent des parages déterminés », ’ tandis que la définition‘ « voyage d’agrément effectué sur un paquebot » ’ne vient qu’en second. La stratégie d’Aicha s’avère donc tout à fait adéquate, mais l’attente spécifique de l’enseignante l’empêche de la déceler, tant elle est focalisée sur l’explication désirée. Ce type d’omission nous semble particulièrement néfaste, car il tend à réduire la possibilité d’apparition de stratégies individuelles d’apprentissage, en les catégorisant implicitement comme erronées.
Enfin, comme nous allons le voir dans la séquence 28, l’enseignant peut aller jusqu’à identifier la présence d’une erreur inexistante du fait d’attentes trop fortes. Ici, en effet, l’enseignante corrige fortement une séquence qui peut être analysée comme juste :
1 | P1 | (…) et les deux autres filles c’est deux filles que votre belle-mère. garde\ votre belle-mère quel est son métier/ | |
2 | Sa | euh c’est assistante maternelle | |
3 | P1 | ELLE EST as-sis-tante/ maternelle\ très bien voilà Farrida vous êtes venue avec qui/ |
Dans cet extrait, Sara utilise, pour répondre à la question quel est son métier ?, le présentatif c’est : elle est aussitôt reprise par l’enseignante qui lui donne la forme elle est. Or, s’il est vrai que la tournure donnée par P1 est plus fréquente en français, la réponse de Sara n’est pourtant pas nécessairement fausse : si on analyse sa production, on voit très bien qu’elle peut résulter d’un cheminement personnel du type « le métier de ma belle-mère, c’est assistante maternelle », dont seule la seconde partie est prononcée. En tout état de cause, la réponse à la question quel est… ? n’est pas toujours nécessairement il/elle est…, bien au contraire, comme en témoignent ces exemples : « – Quelle est la capitale de la France ? – Paris / c’est Paris », « – Quel est le prénom de votre frère ? – Jean/il s’appelle Jean », etc. Autrement dit, dans le français parlé standard, la réaction la plus fréquente est bien de donner directement la réponse. Cela nous montre que Sara accomplit ici l’effort de faire une phrase, tout à fait correcte de surcroît, d’autant qu’il s’agit d’une apprenante débutante.
En réalité, il semble que l’enseignante ait comme oublié la question réellement posée : focalisée sur la réponse, qu’elle connaît d’ailleurs, elle ne se rend pas compte que la production de l’apprenante est tout à fait valable. C’est notamment l’un des dangers du questionnement artificiel des apprenants (cf. 3.1.3.) : ici, Sara apporte une réponse par rapport à ce qu’elle croit être une demande d’information, tandis que l’enseignante se focalise sur la forme, rompant ainsi la situation de communication. Cette confusion dans la focalisation est caractéristique des situations de classes traditionnelles : dans une conversation réelle, l’échange aurait continué de façon totalement naturelle, ce qui aurait sans doute favorisé l’apparition de SPA.
Par le biais de ces exemples, on voit donc bien les dangers que peuvent comporter les attentes des enseignants, lorsqu’elles dominent l’activité de production orale : exclusion de séquences correctes, omissions de stratégies d’apprentissage pertinentes, autant de problèmes que l’enseignant devra tendre à éviter s’il veut favoriser l’apprentissage dans sa classe. Les séquences entrevues comportent en effet de « bonnes erreurs » qui ne méritent pas le refus par lequel elles sont sanctionnées, ce qui nous montre à quel point la sélection des erreurs à traiter est importante en classe de langue, puisqu’un mauvais choix peut devenir un obstacle à l’apprentissage. La mise en valeur d’interventions de ce type devrait être souhaitable dans une démarche privilégiant l’apprendre à apprendre. De plus, de telles réactions de refus peuvent aller jusqu’à créer, comme dans la séquence 28, des échanges biaisés dans lesquels les apprenants auront du mal à s’épanouir, notamment lorsque les temps formel et communicationnel sont confondus.
Le hasard a voulu que les séquences 26 et 27 présentent un problème lié au même terme se croiser. Les deux extraits proviennent pourtant de cours différents, c’est pourquoi nous n’établirons pas de lien entre eux.