3.2.3. Confusion des temps formel et communicationnel

Ainsi, comme vu dans la séquence précédente, il est possible d’observer que la confusion des temps formel et communicationnel peut créer certains problèmes de compréhension entre enseignant et apprenants. En effet, en parlant de bifocalisation faussée (cf. 1.4.), Bange introduisait déjà ce problème, en montrant que l’enseignant pouvait avoir tendance à se centrer sur la forme tout en prétendant communiquer : cette attention trop grande apportée à la correction linguistique n’est pas idéale s’il s’agit d’apprendre à communiquer rapidement, étant entendu qu’on peut très bien se faire comprendre malgré des erreurs. Dès lors, nous souhaitons attirer l’attention du lecteur sur l’importance d’une réflexion sur ces deux aspects de la communication. N’est-il pas nécessaire que le traitement de l’erreur s’adapte à l’objectif de l’activité, qui n’est pas toujours, de loin, l’apprentissage d’une langue parfaite ? Lorsque l’objectif est d’ordre communicatif, n’existe-t-il pas d’autres critères que la norme à prendre en compte pour la correction ? Enfin, le chevauchement des activités formelle et communicative ne peut-il pas s’avérer défavorable à l’apprentissage ?

Tout d’abord, notons que notre étude de corpus a révélé un traitement de l’erreur ne variant que rarement en fonction des activités. Or, au fil de notre analyse, nous avons pu voir à quel point il était nécessaire d’adapter sans cesse la sélection des erreurs et leur correction à la situation : sans cela, on court le risque d’identifier des erreurs inexistantes, ou de perturber les apprenants par des activités non conformes aux objectifs. Ainsi, la séquence 2 constitue un exemple clair d’écart de focalisation entre l’enseignant et les apprenants : l’apprenante, occupée à la tâche de devinette, prononce un terme sans son article, tandis que l’enseignante valide immédiatement la réponse en ajoutant l’article. Cette confusion des temps n’est pas judicieuse, car elle peut conduire à rompre le fil de l’activité, dont l’objectif est justement d’amener à pratiquer la langue de façon naturelle. De plus, elle ne favorise guère les acquisitions, puisque les apprenants, motivés par l’activité en elle-même, tiennent rarement compte de ce type de correction. Enfin, elle peut contribuer à identifier des erreurs inexistantes, dans la mesure où il n’est pas prouvé que le terme litigieux n’est pas disponible pour l’apprenant corrigé : s’il s’agit de répondre le plus rapidement possible, il est normal que les productions soient ciblées sur les réponses elles-mêmes et non sur la correction de la langue.

Il semble en outre certain que le traitement de l’erreur ne peut, et ne doit, se baser uniquement sur le critère linguistique. En effet, les approches communicatives ont contribué à mettre en avant la compétence de communication, qui dépasse le champ de la compétence linguistique : on considère ainsi que la langue n’est qu’une composante de la communication, qui comporte également des aspects non-verbaux (gestes, mimiques, distances entre individus, etc.) et paraverbaux (intonation, débit, etc.), des dimensions socioculturelles (normes d’interactions, règles sociales, etc.) ou stratégiques (adaptation à la situation) qui participent à l’acte de communiquer et doivent donc être pris en compte dans l’enseignement des langues. Ainsi, il apparaît, même à un niveau débutant, que la maîtrise de la langue n’est pas suffisante pour réussir un échange conversationnel. L’exemple de la dichotomie tutoiement/ vouvoiement est très révélateur de ce problème, puisqu’il constitue une règle sociale inexistante dans de nombreuses langues et peut donc créer des erreurs plus graves qu’une syntaxe défaillante : en effet, n’est-il pas plus important, lorsqu’on s’adresse à une supériorité hiérarchique, de maîtriser cette norme avant de maîtriser la langue si on ne veut pas courir le risque de froisser son interlocuteur ?

Cette idée est confirmée par L. Dabène, dans son ouvrage Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues. En effet, celle-ci étudie le problème des interférences de langues (marques transcodiques) dans l’enseignement scolaire, et affirme que :

‘« Dans une situation plurilingue, le critère essentiel sera d’ordre pragmatique : réussite ou non de la communication. Les écarts par rapport à la norme ne recevront donc de sanction que par rapport à cet enjeu. » (Dabène, 1994 : 97)’

On le voit, cette remarque insiste sur l’existence d’autres critères qui devront être pris en compte pour le traitement de l’erreur pendant les activités de communication. Elle nous semble tout à fait applicable à l’enseignement aux adultes en centre social, pour qui l’apprentissage d’un « français de survie » leur permettant de communiquer dans les situations de la vie courante est la première priorité. La reprise formelle n’est pas forcément l’élément à privilégier, car elle ne suffit pas à améliorer la compétence de communication. L’enseignant devra donc également être attentif aux erreurs de type pragmatique, s’il veut aider ses apprenants à devenir rapidement autonomes à l’extérieur du cours.

En réalité, il semble que le traitement de l’erreur dépende de l’objectif de l’activité mise en place par l’enseignant. En effet, comme le montre Porquier dans son article sur « l’Analyse des erreurs », ‘ «  si les erreurs "de langue" sont dues à des tentatives de communication et d’expression, il y a lieu de les exploiter, plutôt que de les corriger, pour aider l’apprenant à construire sa compétence de communication »(1977 : 29). On comprend alors que, lorsqu’il tente de communiquer réellement, l’apprenant peut être amené à commettre des erreurs plus fréquemment que lorsqu’il est focalisé sur la forme, puisqu’il développe dans l’urgence des moyens d’expression pour atteindre sa visée communicationnelle. Il est donc peu judicieux de l’interrompre pendant cette tentative, en lui apportant une correction formelle : au contraire, il convient de mettre en valeur ses stratégies, en tentant de comprendre les erreurs commises, et en lui proposant des solutions pour pallier les manques qu’on aura décelé. En effet, Porquier nous confirme plus loin qu’il existe d’autres problèmes que les erreurs grammaticales, dont il faut tenir compte lors de la correction :

‘« Dans une perspective didactique, l’approche adoptée doit tenir compte des objectifs de l’apprentissage et des options qu’ils déterminent dans le contenu et la méthodologie d’enseignement : s’il s’agit d’apprendre à communiquer en situation, non seulement on ne peut se cantonner à l’analyse de la compétence linguistique à travers des erreurs d’énoncés, mais on doit surtout observer comment ces erreurs (ou fautes) peuvent être dues à des tentatives de communication, comment les erreurs de communication peuvent provenir d’erreurs grammaticales, et comment l’individu tente, en situation, de compenser le déséquilibre entre sa compétence et ses besoins de communication. » (Porquier, 1977 : 29)’

L’article de cet auteur constitue essentiellement une critique du courant de l’Analyse des erreurs, mais il comporte une réflexion riche sur le problème du traitement de l’erreur, applicable à l’enseignement : cette citation nous intéresse car elle met en évidence les différents problèmes pouvant surgir lors d’une activité de communication, et sur lesquels il y a lieu de s’appuyer pour favoriser l’apprentissage. La tentative de communication peut être source d’erreurs linguistiques qui ne se produiraient pas dans un temps de focalisation formelle, et inversement, les manques linguistiques peuvent faire échouer la communication : l’apprentissage de la compétence de communication doit donc nécessairement passer par la mise en œuvre de stratégies de compensation entre ces deux pôles, d’où l’importance d’un traitement de l’erreur qui ne soit pas porté uniquement sur la langue.

Dans cette optique, pour toutes les tâches ayant un objectif communicationnel, la correction différée, à plus ou moins long terme, nous semble une bonne solution : elle permet de reprendre après coup les erreurs les plus importantes pour la communication, qu’elles soient linguistiques ou pragmatiques, en amenant les apprenants à trouver des solutions pour résoudre les problèmes auxquels ils auront été confrontés pendant la tâche, tout en mettant en valeur les essais réalisés et les stratégies développées. De plus, cela crée une situation qui implique davantage l’apprenant puisqu’il s’agit de travailler sur une production concrète, en lui proposant des moyens directement liés à ses besoins. Enfin, la correction différée favorise les stratégies de prise de risque propices à l’apprentissage (cf. Bange 1.4.) puisque l’apprenant, n’ayant plus la crainte de commettre des erreurs pendant l’activité, laisse libre cours à son interlangue, et peut pousser plus avant ses tentatives de communication.

Dès lors, la séparation des temps formel et communicationnel nous semble davantage favorable à l’apprentissage qu’une situation de classe traditionnelle dans laquelle apprenants et enseignants ne poursuivent pas le même objectif. Il est en effet aisé de déterminer les objectifs poursuivis en fonction des activités, en les annonçant au préalable aux apprenants. L’enseignant pourra ainsi élaborer des séquences métalinguistiques découlant d’activités communicationnelles, qui favoriseront les progrès grammaticaux puisque les problèmes seront apparus clairement aux apprenants dans une situation concrète. Cela peut jouer sur la motivation et l’implication des élèves, et favorise les acquisitions dans la mesure où il ne s’agit plus d’identifier des problèmes dans une production mais de la considérer de façon positive en proposant plutôt des solutions pour l’améliorer.

De fait, comme nous le verrons dans l’exemple qui va suivre, la confusion entre activité formelle et activité de communication peut considérablement perturber les apprenants : en effet, lorsque le type d’activité n’est pas clairement avéré, l’apprenant peut se trouver dans une situation de doute, voire d’incompréhension, face aux interventions de l’enseignant. Cela peut contribuer d’une certaine façon à un sentiment d’insécurité qui sera peu propice aux acquisitions, étant entendu que la motivation affective conditionne en partie les apprentissages. Nous avons précédemment montré que la correction formelle, survenant lors d’activités de communication, pouvait provoquer cet effet en suscitant une crainte de l’erreur. Or, réciproquement, la rupture d’un travail formel par une intrusion communicationnelle de l’enseignant peut susciter des problèmes de compréhension qui peuvent troubler l’apprenant et par exemple rompre sa concentration. Nous souhaitons étudier ici, dans la séquence 29, un exemple de ce type d’échange 20 , afin de montrer en quoi le télescopage des deux temps peut créer des situations ambiguës qu’il faudra tendre à éviter :

Séquence 29 :
1 P1 alors qui est-ce qui veut essayer de redire cette phrase Tania/.. vous essayez de redire ce que Khamila a dit/  
2 T   euh :
3 P1 Monique/  
4 T   Monique che&cher-ch[e]/
5 P1 oui alors elle Demande/  
6 T   elle demande/
7 P1 à Jean-Pierre/  
8 T   à Jean-Pierre\ Moni- euh Monique
9 P1 d’aller/  
10 T   d’aller
11 P1 chercher/  
12 T   chercher l’hôpital
13 P1 voilà\ qui/ à l’hôpital/  
14 T   euh euh euh Mon[
15 P1 Fatima  
16 T   Fatima
17 P1 Fatima A: l’hôpital hein/  
18 T   à l’hôpital
19 P1 aller chercher Fatima à l’hôpital\ vous votre fille Tania vous allez la chercher/  
20 T   vous allez la chercher
21 P1 à quatre heure/  
22 T   à quatre heure
23 P1 à- où est-ce que vous allez la chercher votre fille/  
24 T   euh: à la&à la crèche
25 P1 à la crèche hein/ donc Tania elle va chercher sa fille à quatre heures ou à quatre heures et quart à la crèche/ d’accord\ donc là il faut aller chercher euh: Fatima/ qui est à l’hôpital  

Cette séquence présente une activité que nous pourrions qualifier de travail formel plutôt que d’activité de communication : en effet, Tania, débutante, est sommée de répéter ce qu’a dit une de ces partenaires (d’après une vidéo), en focalisant donc sur la langue, selon l’exercice classique de la méthodologie traditionnelle. Cependant, le niveau faible de cette apprenante, ainsi que sa crainte probable de commettre des erreurs, ne lui permettent pas d’effectuer la tâche : le guidage de l’enseignante devient alors extrêmement important, notamment dans ses répliques allant des tours de parole 3 à 11. L’apprenante, on le voit, se contente donc de répéter les amorces de phrases de P1 sans parvenir à poursuivre, et témoigne d’une grande confusion devant la difficulté de l’exercice : elle oublie par exemple les prénoms des personnages (en 8, 13).

Or, au cours de cette activité, on voit apparaître une intrusion communicationnelle en 19 : l’enseignante, devant la difficulté éprouvée par Tania, essaye de lui faire comprendre le sens de l’expression aller chercher quelqu’un, en posant directement la question à l’apprenante. L’élément frappant ici est la confusion de Tania, qui perdure pendant cette incise communicationnelle. L’enseignante lui pose une question réelle, mais celle-ci survient après un guidage si important que l’apprenante ne parvient plus à distinguer cette interrogation : on le remarque à sa réponse en 20, qui est une répétition de la phrase, identique à ses précédentes interventions. L’échange en 21-22 continue le même processus, jusqu’à ce que l’apprenante finisse par comprendre la mutation de l’activité et arrive à répondre de façon intelligible en 24. Nous remarquons également que l’enseignante, après la réponse de Tania, reprend le fil de l’activité initiale (en 25, commentaire de document « là il faut aller chercher Fatima ») sans même justifier l’incise qui a eu lieu, considérant sans doute que la réponse de Tania signifie qu’elle a compris l’ensemble de son intervention.

Nous sommes donc ici face à une erreur de compréhension orale, qui donne lieu à une erreur de production (réponses inadéquates). Or cette erreur est clairement créée par la confusion des temps formel et communicationnel : l’incise effectuée par l’enseignante crée un changement de focalisation que Tania ne parvient pas à déceler d’emblée, d’où l’absence de coordination de leurs interventions parallèles. Ce malentendu est d’autant plus étonnant que, sur l’enregistrement, le ton de l’enseignante varie considérablement entre l’amorce de phrase et la question réelle, et que l’interrogation est ponctuée d’une apostrophe que Tania n’entend pas. Nous voyons donc que la rupture de focalisation peut créer des erreurs en compréhension comme en production, et que ces erreurs, de type communicatif, sont aussi, voire davantage, importantes que des erreurs de langue. De plus, il se crée ici un échange ambigu qui augmente la confusion de Tania, déjà peu sûre d’elle : la multiplication de ce type de malentendus ne nous semble donc pas favorable à une bonne situation d’enseignement-apprentissage, qui repose en partie sur le bien-être des apprenants.

Ainsi, cet exemple met en avant l’importance de prendre conscience des différents types d’activités orales pouvant avoir lieu en classe de langue, et d’éviter de les mêler de façon indistincte : cela conduit à une possible insécurité pour les apprenants, et crée des situations dans lesquelles les objectifs sont peu clairs. Evidemment, les intrusions formelles pendant la communication peuvent être suscitées par les apprenants (incompréhension d’un terme, demande de précisions…) et il convient alors d’y répondre ; cependant, il n’est pas nécessaire de devancer ces interventions lorsqu’elles n’ont pas lieu. Nous noterons également l’aspect problématique des activités traditionnelles (redire, répéter une phrase) qui peuvent créer un inconfort dans la classe si elle ne sont pas gérées convenablement.

Ces réflexions nous confirment donc qu’il peut être utile, pour le traitement de l’erreur, de séparer les temps communicationnel et formel : l’apprenant, étant ainsi au fait de l’objectif de l’activité en cours, aura plus de facilité à mobiliser ses savoirs et savoir-faire pour s’adapter à la tâche demandée. Lors d’un travail formel, il sera davantage concentré sur la langue, ce qui diminuera ses capacités de communication. A l’inverse, pendant les activités de communication, il devrait se produire davantage d’erreurs de langues, sur lesquelles on pourra revenir ultérieurement après avoir analysé leur impact sur la communication. Cette démarche permet, nous semble-t-il, d’éviter la bifocalisation faussée, dans laquelle l’apprenant communique tandis que l’enseignant est centré sur la correction linguistique. En effet, les situations dans lesquelles apprenants et enseignants poursuivent le même objectif favorisent davantage l’apparition de SPA puisque le professeur n’apparaît plus comme un censeur mais comme un médiateur : l’absence de jugement a un effet libérateur sur les interventions, qu’elles soient d’ordre communicatif ou linguistique. En outre, la séparation des deux temps permet d’améliorer l’apprentissage, parce qu’elle contribue à rendre l’apprenant conscient de ce qu’il fait, ce qui favorise l’autonomisation et la création de parcours individuels. Ainsi, lors des temps communicatifs, l’apprenant pourra travailler plus naturellement sa compétence de communication, tandis que, lors des moments métalinguistiques, il reviendra sur ses manques en connaissance de cause et raisonnera sur la langue de façon plus consciente, donc plus efficace.

Notes
20.

Ce problème a également été entrevu au cours de notre analyse de la séquence 17.