La conscientisation en classe hétérogène d’adultes

Cette conscientisation, fondamentale pour un traitement efficace de l’erreur, nous semble d’autant plus nécessaire avec un public hétérogène d’adultes migrants : en effet, les situations plurilingues multiplient le nombre des stratégies individuelles, du fait des bilinguismes divers qui s’y trouvent, et de l’importance des acquisitions faites à l’extérieur du cours : en aidant les apprenants à prendre conscience de leurs erreurs ainsi que de tous leurs savoir-faire, l’enseignant leur assure une plus grande autonomie dans leur apprentissage, ce qui facilitera les acquisitions dans leur vie quotidienne. De plus, cela contribue à donner confiance à ce public souvent peu sûr de lui socialement. Notre étude de corpus a permis de montrer que les cours dans ces institutions étaient souvent plus adaptés aux apprenants débutants ayant déjà été scolarisés, et a révélé des manques concernant les apprenants ayant fossilisé une interlangue plus ou moins élaborée. Or, dans ce dernier cas, la conscientisation nous paraît un outil fondamental pour aider les apprenants à progresser.

En effet, nous avons constaté, lors de la constitution de notre corpus, que certaines femmes avaient très peu de problèmes de communication, mais parlaient une langue connotée comme socialement défavorisée : il s’agit le plus souvent de femmes peu ou mal scolarisées, venues de prime abord au Centre Social pour l’alphabétisation. La question de savoir comment aider ce public à améliorer sa compétence en français nous paraît fondamentale, puisqu’il s’agit pour ces personnes d’accéder à des emplois valorisants qui leur sont refusés fréquemment à cause de leurs lacunes ou erreurs de registres. Or, il nous est apparu, par le biais de certaines séquences du corpus, que les moments de conscientisation des erreurs étaient fondamentaux dans ce cas, parce qu’ils interpellaient considérablement les apprenants : le problème de ce public est en effet qu’il multiplie certaines erreurs non gênantes en communication, et ce sans en avoir conscience. Il est donc naturel que ces apprenants soient impliqués et actifs lorsque de telles erreurs leur sont signalées : il se crée un phénomène de découverte qui, nous allons le voir, peut déclencher des séquences très intéressantes.

Nous proposons donc ici deux extraits qui montrent à quel point la conscientisation peut s’avérer importante avec ce public : il s’agit ici d’erreurs liées à l’écart entre l’oral et l’écrit, ce qui, nous le verrons, nous montre bien que les causes des erreurs peuvent rarement être isolées dans une seule dimension de la langue. Bien que rares et conditionnées en partie par la démarche traditionnelle des enseignants, ces séquences suscitent de fortes réactions chez les apprenants et nous offrent des moments d’apprentissage qui semblent fort productifs. Il nous a été impossible de les réduire dans leur longueur sans leur ôter leur intérêt, car la prise de conscience s’y réalise progressivement. Nous tâcherons donc, pour faciliter la lecture, d’en faire un commentaire récapitulatif qui en souligne les éléments les plus frappants.

Ainsi, la séquence 30 transcrit un échange concernant la différence entre les termes super et superbe, qui n’appartiennent pas au même registre de langue (superbe est plutôt de registre standard/soutenu tandis que super est standard) et n’ont pas un sens identique. Sans constituer une erreur, l’utilisation du mot super s’avère problématique dans certaines situations, notamment hiérarchiques, comme la recherche d’un emploi. Il peut donc sembler important, dans ces circonstances, que les apprenants de niveau perfectionnant aient conscience de l’écart entre les deux mots. Toutefois, c’est essentiellement la réaction des apprenants qui nous intéresse ici : leur implication nous révèle à quel point la conscientisation peut porter ses fruits. Notons que l’intérêt de l’extrait qui suit tient au fait que Farrida, qui possède un très bon niveau de français oral quotidien mais témoigne d’un lexique restreint, a produit un texte d’après une photographie, dans lequel elle a écrit superbe, terme qu’elle va oralement prononcer super.

Séquence 30 :
1 Fa   (lecture) la photo représente pour moi quelque chose de super/ elle montre le croisement de. deux fleuves qui est le confluent de la Sar&Saône et du Rhône\ il y a des croisements de fleuves et ça donne une vue magnifique et splendide à la vue des gens et cela montre bien que tout est possible\
2 P1 d’accord alors voilà Aicha. vous êtes d’accord.. voilà le confluent hein le confluent  
3 P3 (à part, à Fa, après vérification) vous avez écrit superbe. et vous avez dit super  
4 Fa   ah oui
5 P3 c’est pas la même chose  
6 P1 oui voilà\  
7 Fa   super\. (il) y a un S/
8 P1 super-be  
9 P3 non vous avez écrit superBE  
10 P1 voilà il vaut mieux dire superbe\  
11 P3 et c’est pas la même chose que super. super c’est euh c’est très joli  
12 P1 c’est un peu familier  
13 P3 superbe c’est très beau et super c’est très bien XXX le cours est super euh  
14 P1 et&et super c’est un peu familier  
15 P3 et c’est un peu familier pour euh[  
16 Fa   ah:
17 A   c’est quoi la différence/
18 P3 elle a écrit superBE superbe  
19 P1 superBE superbe  
20 Fa   et c’est faux comment j’ai écrit moi/
21 P1 ah non c’est bien  
22 P3 c’est juste mais vous avez dit.  
23 P3 en le lisant vous avez dit super  
24 P1 et c’est ce qu’il faut  
25 Fa   ah ok[
26 P1 voilà\  
27 P3 il faut bien faire la différence  
28 P1 voilà mais c’était très bien de mettre une vue superbe un endroit superbe. mais du coup il faut qu’on l’entende  
29 Fa   ah d’accord
30 P1 une vue superbe parce que si vous dites super après on croit que c’est le mot. super mais qui est un peu familier  
31 Fa   ah d’accord c’est XX[
32 P1 alors que là c’est du français parfait une superbe vue  
33 Fa   superbe superbe
34 P1 ho cette vue est superbe c’est un endroit superbe  
35 Fa   XXX
36 P1 voilà hein d’accord le confluent/ alors la deuxième[  
37 A   XXX (question adressée à P3)
38 P3 tu vois celui-là/  
39 A   oui mais la différence c’est quoi/
40 P3 alors je l’écris et euh je vais le reprononcer (P3 écrit)  
41 P1 et super superbe/ et super  
42 Ds   XXX
43 P3 et super c’est comme le supermarché c’est pas pareil c’est pas la même chose  
45 Fa   ah: oui : superbe
46 P1 oui  
47 P3 superbe c’est bien c’est du français euh  
48 A   c’est ça ce que je disais tout à l’heure
49 To   ah oui XXX je vois pas là
50 P1 voilà ça c’est du français très correct hein et c’est le français euh qui veut dire quelque chose de superbe c’est quelque chose de magnifique euh très beau hein c’est tout à fait euh  
51 To   ah d’accord et quand on dit super c’est euh/
52 P1 (…) alors super après là c’est plus familier (les deux enseignantes expliquent en même temps, les apprenantes réagissent) c’est du langage parlé familier. hein mais qui ne va pas. vous n’allez pas écrire euh ça forcément dans un:  
53 Fa   ah oui d’accord
54 P1 une lettre de motivation par exemple pour trouver un&un emploi dire oh votre entreprise m’a l’air super  
55 Ds   (rires)
56 P1 pourquoi pas mais je crois. voilà XXX alors l’autre/ allez-y Farrida  

Tout d’abord, notons que cette séquence est très complexe, du fait des interventions multiples des différents interactants. Elle met en évidence le problème que peut poser, dans une classe, la présence de plusieurs enseignants. En effet, les interventions de P1 et P3 se chevauchent ici sans poursuivre le même objectif : l’échange sur la différence entre les deux termes est à l’initiative de P3, qui, ayant saisi la confusion existante, cherche à mettre le problème en évidence après la lecture de Farrida et à l’exposer aux autres apprenants : en 11, la phrase « c’est pas la même chose » constitue une tentative pour mettre en avant la différence sémantique entre les deux termes. Au contraire, P1 semble chercher à écourter le dialogue en reprenant le cours de l’activité en 2, 10, 36 et 56, ce qui l’amène à couper la parole à P3 et aux apprenants 21 .La centration sur l’enseignant l’empêche ici de déceler un moment intéressant qui interpelle considérablement plusieurs apprenants, ceux-ci sollicitant plusieurs fois des explications. Il semble en effet que P1 ne souhaite pas entrer dans les détails de cette confusion : sans doute dans un réflexe de correction immédiate et d’imprégnation, elle limite d’emblée la reprise à la remarque corrective « il vaut mieux dire superbe » (10), puis devant l’insistance de P3, elle apporte une explication qui témoigne de sa conception aiguë de la norme, en qualifiant super de familier (12, 14, 30, 52) et superbe de français parfait (32) ou très correct (50), ce qui nous semble exagéré (super étant tout à fait standard, et superbe relevant plutôt de la norme écrite de référence). Notons également que P3 répond en écho à ces remarques en 15, cette intervention étant conditionnée par l’insistance de P1. La démarche méthodologique de conscientisation n’est donc pas proprement adéquate ici, car elle tend à donner des explications sans laisser les apprenants chercher d’eux-mêmes, et reste par conséquent frontale. Cependant, malgré toutes ses imperfections, cette séquence montre de façon frappante l’intérêt d’un tel échange, que nous allons tenter de mettre en valeur en faisant abstraction des problèmes méthodologiques.

En effet, cet extrait montre l’intérêt qu’il peut y avoir à focaliser après coup sur certaines « erreurs », et à amener les apprenants à prendre conscience de leur confusion : ici, le problème pourrait sembler anodin (lapsus pendant la lecture) mais se révèle en réalité incompris par l’apprenante concernée. Nous sommes face à une confusion entre deux formes dont l’une se révèle inconnue de Farrida : le fait qu’elle ait écrit superbe sans connaître cette forme nous laisse penser que P1 a dû corriger son travail pendant la phase de production écrite individuelle, et ce sans lui donner réellement d’explication. De fait, on remarque que Farrida ne saisit pas d’emblée la remarque de P3, ce qui nous prouve qu’il ne s’agit pas d’un lapsus : sa question en 7 montre qu’elle croit d’abord avoir fait une erreur écrite sur l’accord au pluriel (« il y a un S ? »). Plus loin, en 20, on voit que cette incompréhension demeure malgré les explications de P1 et de P3 (« c’est faux… ? ») : celle-ci semble pour finir comprendre la confusion en 29 et 31, et tenter de mémoriser le terme litigieux en 33. Sa focalisation sur le terme superbe confirme d’ailleurs qu’il devait lui être inconnu.

Or, outre l’implication de Farrida, directement concernée puisqu’il s’agit de son travail, nous pouvons constater que d’autres apprenants entrent progressivement dans la discussion, ce qui témoigne de leur intérêt pour ce type de réflexion : en 17, Aicha s’adresse à P3 pour lui demander une explication sur la différence entre les deux termes, demande qu’elle réitère en 37 et 39, tandis qu’une troisième personne, Tounia, interviendra en 49 et 51, également intéressée par le problème mis en évidence. De plus, on remarque que Farrida reste impliquée dans la discussion pendant toute la séquence, et ce même après avoir compris : elle effectue par exemple en 45 une nouvelle prise sur un mode exclamatif, ce qui montre que la durée de la discussion n’est pas un frein à l’apprentissage. On notera d’ailleurs le temps nécessaire à la compréhension du problème par les trois apprenantes : il nous semble que celui-ci ne doit en aucun cas être écourté, tant l’impact sur l’apprentissage s’avère efficace ici. Bien au contraire, pour laisser se faire la conscientisation, il paraît nécessaire de rester ouvert aux multiples interventions des apprenants, qui sont le signe de leur réflexion cognitive.

Comme on le voit, l’échange ainsi réalisé permet aux apprenantes de prendre conscience d’une lacune dans leur interlangue : leur mobilisation pendant la discussion nous semble être la preuve de leur intérêt, et le signe que l’apprentissage est favorisé. On notera que les trois apprenantes concernées correspondent à un profil similaire, puisqu’il s’agit de femmes possédant un bon niveau de français oral quotidien. En conséquence, cette conscientisation nous semble très utile pour elles, car elle est un moyen d’élargissement de leur lexique par le biais d’un effort cognitif important. Nous voyons donc l’intérêt de travailler sur les énoncés propres des apprenants se confirmer ici : le concret de la situation et les explications diffusées à la demande s’avèrent bien plus favorables à de nouvelles acquisitions qu’une reprise immédiate sans réflexion ou qu’un travail de mémorisation d’énoncés abstraits.

Enfin, la séquence 30 met en avant l’intérêt des activités d’oralisation de textes écrits (lecture) qui peuvent servir de révélateur pour des confusions de ce type en favorisant une approche par discrimination. Qu’il s’agisse de lire des productions écrites personnelles ou, comme dans la séquence qui suit, des documents pédagogiques fabriqués, la lecture semble offrir une possibilité de mettre en évidence de telles erreurs, peu gênantes en communication, mais importantes aux yeux de ce public qui cherche à améliorer sa maîtrise de la langue écrite et orale. Il convient, bien sûr, que l’enseignant soit attentif à la survenue de ces erreurs et accepte de laisser aux apprenants le temps de les comprendre, car il est difficile de les susciter sciemment. En tout état de cause, si elle s’avère pertinente avec des adultes, la conscientisation nous semble fondamentale dans toutes les situations d’enseignement, car elle contribue, nous l’avons vu, à rendre l’apprenant actif et maître de son apprentissage. Ces considérations seront confirmées par l’étude de la séquence 31, qui présente une situation similaire avec les mêmes apprenants, et nous prouve ainsi que le phénomène n’est pas isolé. Dans cet extrait, le débat porte sur la forme assieds-toi, lue « assis-toi » par Farrida : en l’espace de quelques minutes, les apprenants prennent conscience d’une erreur liée au français parlé qu’ils commettent depuis de longues années, ce qui n’est pas sans susciter leur intérêt.

Séquence 31 (1) :
1 Fa   (lecture) Marie-France assis-toi. devant. à côté. du chauffeur. tu auras le. micro pour nous. guider
2 P1 voilà alors euh Farrida est-ce que vous entendez une différence entre Marie-France assIS-toi devant ou Marie-France assIEDS-toi devant/  
3 Fa   Marie-France..
4 P1 qu’est-ce que[  
5 Fa   assis-toi
6 P1 ah non alors attention parce que si vous dites assis-toi c’est pas- c’est pas correct  
7 Fa   c’est-
8 Ds   c’est- XX
9 P1 c’est assieds-toi\ il est assis. elle est assise sur la chaise/ il est assis/ voilà XXX ça s’écrit I S assieds-toi XX assieds-toi  
10 P2 ça s’écrit pas pareil hein/ surtout Farrida ça s’écrit pas pareil quand on dit il est assis  
11 P1 assis  
12   […] (long chevauchement des commentaires des deux enseignantes)  
13 P1 l’impératif comme ça vous n’avez pas le choix il faut dire assieds-toi autrement c’est une faute de grammaire  
14 Fa   ça se dit pas assis-toi/
15 P1 non  
16 P2 non c’est du mauvais français c’est même pas la casquette c’est encore au dessus  
17 P1 c’est du mauvais français c’est une faute de grammaire quoi donc alors quand vous le dites à&à votre fille/ assieds-toi  
18 Fa   assieds-toi
19 P1 ne te lève pas assieds-toi reste as[  
20 Fa   ah c’est une habitude assis-toi
21 P1 et voilà et voilà alors là aussi hein vous pouvez retenir et donc assieds-toi hein et ça vous pouvez vraiment l’apprendre et le retenir le répéter comme ça vous. et même vous  
22 A   parce que c’est pour une personne assIEDS-toi/
23 P1 oui. voilà\  
24   […] (discussions avec le groupe sur asseyez-vous)  
25 Fa   parce que j’entends moi des gens[
26   […] (long chevauchement)  
27 P3 mais c’est une erreur qui est&qui est souvent faite XXX c’est une erreur qu’on fait[  
28 Fa   il y a beaucoup de gens qui disent assis-toi
29 P3 oui parce que le [je] il passe tout doucement. assieds-toi (prononcé rapidement) XX  
30 Fa   ah :
31 P3 mais en fait il est&il est là\  
32   […] (discussion bruyante sur assis/assieds)  
33 P1 parce que&parce que[  
34 Fa   j’entends&j’entends les gens
35 P1 et du coup vous répétez parce que[  
36 Fa   ils disent beaucoup assis-toi
37 P2 ah oui mais ça c’est pas correct/ c’est pas correct\  

Ici encore, la démarche méthodologique apparaît comme centrée sur l’enseignant, qui conserve en grande partie le monopole des explications : cela apparaît clairement par l’observation du temps de parole, puisque la colonne "enseignants" est considérablement plus fournie. De plus, les nombreux chevauchements de parole qui se produisent entre les deux enseignantes P1 et P2 montrent leur volonté de diriger l’activité, et nous confirme le problème lié en cours à la présence de plusieurs enseignants si la répartition des tâches entre eux n’est pas clairement définie. De plus, cette séquence fait apparaître encore plus nettement la conception normative des enseignants, qui refusent catégoriquement l’erreur commise en invoquant le bon français : on trouve ainsi dans la séquence des phrases comme « c’est pas correct » (en 6, 37), « c’est une faute de grammaire » (en 13, 17), « c’est du mauvais français » (en 16, 17) ou encore « c’est même pas la casquette c’est encore au dessus » (en 16), qui constitue un code dans la classe pour désigner le français des banlieues (jeunes "à casquettes"). Or, ce recours à la norme nous paraît quelque peu exagéré au regard du français parlé standard : bien qu’elle soit erronée, la forme « assis-toi » est attestée chez de très nombreux locuteurs natifs 22 . Elle constitue ce que C. Blanche-Benvéniste nomme une « faute typante » (1997 : 41) qui marque l’individu socialement, et que certains locuteurs seront soucieux d’éviter. Ainsi, si le fait de signaler cette erreur aux apprenants peut paraître utile avec ce public, son exclusion radicale peut sembler excessive dans la mesure où l’objectif général du cours n’est pas l’apprentissage de la « belle langue ».

Toutefois, malgré ces orientations méthodologiques, la conscientisation parvient à se faire progressivement, ce qui fait de la séquence un moment d’apprentissage intéressant. En effet, suite à un avertissement discriminatoire de P1, Farrida se révèle ignorer l’impératif du verbe s’asseoir. Elle comprend alors progressivement son erreur, qu’elle identifie en 15 (« ça se dit pas ? »). Le temps nécessaire à sa prise de conscience ne semble pourtant pas problématique, car il permet à l’apprenante de raisonner sur la langue et de réaliser ainsi une acquisition. En effet, tout au long de l’activité, Farrida réfléchit sur la cause de son erreur : soucieuse de la justifier, sans doute à cause du rejet catégorique auquel elle est confrontée, l’apprenante identifie d’abord le problème de l’habitude (21), puis affirme plusieurs fois avoir souvent entendu la tournure à l’extérieur du cours (à partir du tour de parole 24). Ce faisant, celle-ci met en avant l’une de ses stratégies d’apprentissage : elle semble en effet, dans sa vie quotidienne, faire preuve d’attention quant aux énoncés des locuteurs natifs qu’elle rencontre, et ce afin d’améliorer sa compétence linguistique.

Ainsi, les justifications de Farrida nous semblent du plus haut intérêt pour son apprentissage, car elles témoignent de sa prise de conscience du problème, et laissent pressentir que celle-ci pourra acquérir progressivement la tournure correcte en y étant attentive dans et hors du cours. Les nombreuses répétitions de Farrida nous montrent également à quel point l’apprenante ressent ce besoin de trouver la cause de l’erreur, sans doute pour se déculpabiliser. Nous voyons donc, ici encore, se confirmer l’intérêt d’identifier les causes des erreurs, ainsi que de favoriser les réflexions personnelles de l’apprenant plutôt que de donner des explications directives. En effet, selon nous, l’acquisition d’une telle forme au détriment de la tournure figée ne peut passer uniquement par une automatisation de type béhavioriste, telle que le conseille P1 en 22 (« vous pouvez l’apprendre et le retenir, le répéter »). Bien au contraire, c’est dans la réflexion, qui amènera une production consciente dans un premier temps, que pourra se faire une telle rectification de l’interlangue. C’est la raison pour laquelle nous intervenons en 28-30 pour donner une cause possible de l’erreur : en supposant que le [je] peut ne pas être détecté par Farrida lorsqu’elle entend cet énoncé, nous tentons d’augmenter son acuité auditive à venir. Cette explication n’est pas nécessairement adéquate, mais on ne peut que remarquer qu’elle donne lieu à une exclamation longue de Farrida (29), qui en semble satisfaite. Dès lors, nous voyons à quel point les apprenants sont sensibles aux tentatives d'interprétation des erreurs que peuvent effectuer les enseignants (ou les autres apprenants) : elles contribuent à chasser la peur de l’erreur et peuvent aller jusqu’à favoriser l’apprentissage, dans la mesure où elles donnent des pistes aux apprenants pour prendre conscience de leurs parcours individuels.

L’implication des apprenants lors d’une telle prise de conscience nous semble donc apparaître clairement dans cette séquence, qui nous confirme également à quel point ce type de discussion peut favoriser l’apprentissage 23 . Cela se trouve d’ailleurs confirmé par un nouvel extrait, survenu au début du cours suivant : cet échange est à l’initiative de Farrida, qui a d’elle-même recopié pendant la semaine la conjugaison du verbe s’asseoir. La discussion reprend donc son cours, et montre encore une fois à quel point cette prise de conscience a interpellé l’apprenante.

Séquence 31 (2) :
1 P3 mhh vous savez on l’entend pas beaucoup hein [je]  
2 Fa   oui il y a des mots[
3 To   oui mais je sais pas parce que c’est peut-être chez nous on dit beaucoup assis-toi. on dit assis
4 P3 mais là vous dites ni assis ni assieds vous dites un&un-  
5 To   oui là tu t’assis ah oui mais euh je sais pas quand on a des enfants je sais pas comment qu’il faut leur parler
6 Fa   tu t’assieds. tu t’assieds
7 P3 ouais ben c’est. il y a des fois comme ça[  
8 To   ça dépend hein parce que les enfants quand ils apprennent à parler ils disent aussi comme. à peu près comme..
9 P3 oui. ben ils disent comme ça parce que[  
10 To   hein ils disent comme ça/
11 P3 oui  
12 To   et peut être dans leur tête dans ma tête peut-être qu’on. comme ça par contre ils XXX moyennement&moyen. pas- les petits mais euh ils disent euh des choses des fois pas correctes
13     (…)
14 P3 le verbe s’asseoir c’est un verbe difficile à&à conjuguer et ils apprennent ça euh: quand ils sont encore euh en primaire[  
15 Fa   quand j’entends les gens ils disent beaucoup tu t’assoies ils&ils disent beaucoup ce verbe
16   (…)  

Ainsi, cette séquence nous montre que la prise de conscience peut devenir collective, puisqu’elle gagne ici une seconde apprenante, Tounia (les autres apprenants sont également restés attentifs pendant cet échange). De plus, cet extrait nous confirme l’importance de la justification et de l’interprétation des erreurs : les deux apprenantes, interpellées par le problème, n’ont de cesse de chercher des raisons à leur confusion. Elles expriment également leur crainte de l’erreur, notamment lorsqu’il s’agit de communiquer avec leurs enfants (en 5, « comment il faut leur parler »). On voit, dès lors, apparaître ici un mode d’acquisition très courant chez les publics migrants, à savoir le fait d’apprendre la langue française par le biais de leurs enfants, qui, scolarisés, atteignent plus rapidement un niveau oral et écrit standard. Ces nouvelles justifications, apparues lors du cours suivant, nous semblent donc le signe que l’erreur doit être absolument relativisée avec ce public, suffisamment soucieux d’un « bien parler » dont ils ont tendance à surévaluer l’importance. De plus, nous voyons à quel point les acquisitions hors du cours peuvent être nombreuses dans le cas d’apprenants migrants, ce qui nous confirme la nécessité d’une démarche tenant compte de ces potentialités.

Ainsi, la séquence 31 constitue une piste pour l’enseignement du français en Centre Social (ou avec les enfants et adolescents migrants) : la prise de conscience effectuée sur des énoncés réellement prononcés ou entendus hors de la classe favorise un mode actif d’apprentissage, et permet de donner à ce public des clés d’accès à la langue disponible tout autour d’eux. On voit donc l’intérêt de proposer par exemple aux apprenants de prendre note au jour le jour des tournures langagières sur lesquelles ils souhaiteraient revenir : outre que cela favorise, dans le cours, les interactions entre apprenants et le travail sur une langue concrète, cela peut également permettre la mise en évidence d’erreurs inconscientes fossilisées dans l’interlangue. Notons qu’une telle démarche sera envisageable même dans le cas d’apprenants relativement débutants, car cela favorisera d’emblée un apprentissage autonome à l’extérieur du cours. Ainsi, en découvrant aux apprenants cette capacité à se construire leur savoir par les différents moyens dont ils disposent dans leur vie quotidienne (médias, natifs, etc.), l’enseignant augmentera leur confiance en eux, moteur certain de l’apprentissage. Cela favorisera également leur envie d’aller au devant des conversations exolingues, en leur faisant prendre conscience que, dans bien des cas, leurs erreurs ne nuisent pas à la communication, mais leur permettent au contraire d’améliorer leur compétence linguistique et communicative par le feed-back qu’ils seront susceptibles de recevoir et par la réflexion consciente qu’ils seront amenés à faire sur la langue.

En tout état de cause, quelle que soit la démarche didactique adoptée, la prise de conscience des erreurs s’avère pour les apprenants source d’une implication considérable, et nous semble mériter de prendre une part importante au traitement de l’erreur. De plus, même dans le cas d’un groupe hétérogène, elle favorise les parcours autonomes d’apprentissage : en effet, les séquences analysées ne constitue aucunement une perte de temps pour les apprenants plus débutants, car cela leur permet de réfléchir simultanément à leur propres hypothèses d’interlangue, et peut également les conduire à acquérir les termes portés à l’analyse. Pour susciter ces temps de conscientisation, l’enseignant devra donc être particulièrement attentif à sélectionner les erreurs à traiter, ainsi qu’à laisser au maximum les apprenants intervenir dans les activités de production orale : les corrections par un pair seront par exemple propices à la mise en évidence de stratégies d’apprentissage ou d’erreurs fossilisées. De fait, chaque apprenant, en tant que non natif, développe des apprentissages conscients qu’il est à même de partager avec ses partenaires, et qui lui fournissent des éléments d’interprétation des erreurs dont l’enseignant ne dispose pas toujours, surtout lorsqu’il enseigne sa langue maternelle, acquise de façon naturelle.

Notes
21.

Cette tentative de poursuivre l’activité nous semble en partie due à notre présence (P3) : l’enseignante est peu familiarisée avec nos interventions, bien qu’elle les encourage, ce qui peut expliquer qu’elle tente de reprendre la direction du cours (chevauchements de parole en 12, 19, 24…). En conséquence, nous ne cherchons pas à critiquer son attitude mais plutôt à déceler, derrière les problèmes méthodologiques, l’intérêt d’une telle séquence de conscientisation pour l’apprentissage.

22.

Notons à ce propos que nous intervenons dans le cours pour tenter d’indiquer ce phénomène (P3, en 27) afin de relativiser l’erreur commise.

23.

En 22, nous pouvons également remarquer l’attention d’Aicha pendant la discussion, celle-ci intervenant pour demander une précision : nous voyons donc qu’une telle séquence de réflexion sur les erreurs peut être utile à l’ensemble du groupe, même lorsque les autres élèves se contentent d’écouter la discussion.