Hypothèses soutenant l’existence d’une spécialisation hémisphérique

Un argument en faveur d’une distinction entre les deux types de représentations repose sur l’observation d’une implication différenciée des deux hémisphères cérébraux. John Hughlings Jackson (1874/1915) est souvent cité pour être le premier à avoir noté que les hémisphères cérébraux possèdent différentes capacités visuelles. Par ailleurs, déjà en 1969, Kimura faisait référence à un système métrique spatial (‘ « ’ ‘  spatial co-ordinate  ’») probablement implémenté dans l’hémisphère droit. D’après Kosslyn (1987), l’hémisphère droit serait plus spécialisé dans le traitement métrique, tandis que l’hémisphère gauche serait plus spécifiquement engagé dans le traitement catégoriel. Ces résultats semblent particulièrement manifestes au niveau des lobes pariétaux postérieurs (Kosslyn, 1994 ; Laeng, 1994), en particulier au niveau des gyri angulaires (Baciu et al., 1999) et des lobules pariétaux inférieur et supérieur (Kosslyn, Thompson, Gitelman, & Alpert, 1998). Un des points initiaux de discussion par rapport à la théorie de Kosslyn (1987 ; et al., 1989) concerne ce que « spécialisé ” signifie exactement. Est-ce que le traitement des relations spatiales catégorielles est exclusivement le domaine de l’hémisphère gauche, et, est-ce que le traitement des relations spatiales métriques est exclusivement le domaine de l’hémisphère droit, ou est-ce que la dichotomie est basée sur une différence relative de la contribution des deux hémisphères dans la computation des deux types de représentations de relations spatiales ? Cette controverse est posée depuis longtemps, et depuis longtemps, il est généralement accepté que la différence hémisphérique n’est que relative. Suite à l’observation de compétences préservées à la fois dans les jugements catégoriels et métriques des deux hémisphères cérébraux de patients ‘ « ’ ‘ split brain ’” (voir section 2.3.3. de ce chapitre), Sergent (1991a) a conclu que les deux hémisphères cérébraux, lorsqu’ils sont déconnectés, conservent la capacité à traiter les deux types de relations spatiales. Ainsi, ils semblent posséder la capacité à réaliser tous les deux les deux types de traitement. Précisons que l’idée d’une spécialisation absolue, considérant que chaque hémisphère est impliqué uniquement dans la réalisation d’un seul type de jugement, a néanmoins toujours été rejetée par Kosslyn et ses collaborateurs (voir Kosslyn, 1987 ; Kosslyn et al., 1989). Sergent (1991a, 1991b) semble ainsi avoir conduit ses études à l’encontre de la théorie du débat initial concernant la spécialisation hémisphérique relative ou absolue, interprétant la théorie de Kosslyn comme si chacun des deux types de représentations spatiales était médiatisé par un seul des deux hémisphères.

Pour Hellige et Michimata (1989), une interaction des facteurs « tâche » et « champ visuel » serait un argument pour affirmer que des mécanismes de traitement de l'information qualitativement différents soutiennent les deux tâches. Cependant, Dunn et Kirsner (1988) ont fait l’hypothèse qu’une telle dissociation de traitement (c’est-à-dire une interaction « tâche » x « champ visuel ») n’exclut pas l’interprétation selon laquelle les deux tâches seraient contrôlées par un mécanisme commun. En effet, si les deux tâches varient en difficulté, des patterns différents de résultats n’impliquent pas nécessairement l’existence de sous-systèmes de traitement différents ; un seul système peut opérer différemment quand il se trouve confronté à différentes charges de travail en mémoire. Ainsi, un même pattern de résultats peut être obtenu, que les différentes tâches proposées dépendent de différents processus ou qu’elles dépendent des mêmes processus, qualitativement différemment. Pour Dunn et Kirsner (1988), la prise en compte d’un autre critère est nécessaire : ‘«’ ‘ l’association inverse ’” (reversed association). Pour déterminer si une association inverse existe, il est nécessaire de faire varier les deux tâches selon une variable ayant au moins trois conditions. L’association inverse correspond à une analyse de covariance des résultats obtenus dans deux tâches différentes en fonction d’une variable indépendante ayant au moins trois niveaux. Les performances obtenues dans l’une des deux tâches sont alors distribuées en fonction des performances obtenues dans l’autre tâche, pour les trois niveaux de la variable. L’observation d’une courbe non monotone suite à l’analyse de covariance est alors une preuve de l’existence de mécanismes distincts impliqués dans les deux tâches. C’est la raison pour laquelle les études de Hellige et Michimata (1989) et de Kosslyn et al. (1989) ont utilisé, en plus de la présentation dans le champ visuel gauche et dans le champ visuel droit, une troisième condition de présentation : la présentation dans le champ visuel ‘«’ ‘ bilatéral ’» (Hellige & Michimata, 1989) ou dans le champ visuel ‘«’ ‘ central ’» (Kosslyn et al., 1989). Dans le premier cas, une information identique était présentée dans chaque champ visuel, tandis que dans le second cas, l’information était présentée au centre de l’écran. En outre, Banich et Federmeier (1999) ont présenté les stimuli sous quatre conditions : en plus des présentations unilatérales, ils ont utilisé les deux présentations bihémichampiques, en champ visuel bilatéral et en champ visuel central. Précisons qu’il y a beaucoup à gagner à considérer les présentations bihémichampiques non plus comme de simples paradigmes contrôles des présentations unilatérales, mais en tant que paradigmes en soi, permettant de trancher entre des hypothèses théoriques.

Kosslyn et ses collaborateurs ont énuméré un certain nombre de mécanismes possibles non mutuellement exclusifs par lesquels les différences hémisphériques dans le traitement spatial pourraient se produire, entraînant une spécialisation hémisphérique qui ne s’expliquerait pas (ou pas seulement) par un traitement spatial. Premièrement, Kosslyn (1987) a suggéré que, puisque la plupart des langues dépendent de la formation de catégories variées, l’hémisphère gauche pourrait être adéquat pour le traitement catégoriel en général, comprenant le traitement utilisé en perception spatiale visuelle. Au contraire, il a émis l’hypothèse que l’hémisphère droit est spécialisé pour les relations spatiales métriques parce que traiter de telles relations est essentiel pour la navigation, qui est une tâche pour laquelle l’hémisphère droit est spécialisé. Deuxièmement, Kosslyn et al. (1992) ont suggéré que les différences hémisphériques dans le traitement des relations spatiales pourraient provenir des différences hémisphériques dans le traitement de l’information visuelle de plus bas niveau. Ils ont proposé que les réseaux prédisposés à recevoir de l’information provenant de neurones visuels ayant des champs récepteurs relativement larges se recouvrant beaucoup seraient sensibles à l’information spatiale de basse fréquence et à l’information spatiale métrique. Au contraire, les réseaux recevant une entrée filtrée sous des unités ayant de petits champs récepteurs se recouvrant peu seraient sensibles aux hautes fréquences spatiales et à l’information spatiale catégorielle. Une telle approche est compatible avec celle de Sergent (1985) qui a suggéré que les différences hémisphériques dans le traitement de l’information sensorielle peut influencer ou sous-tendre les différences hémisphériques dans des processus cognitifs de plus haut niveau. Cette hypothèse a été confirmée par Banich et Federmeier (1999). Néanmoins, précisons que l’hypothèse des fréquences spatiales, postulant que l’avantage de l’hémisphère droit pourrait s’expliquer en raison de sa plus grande compétence que l’hémisphère gauche dans l’extraction de l’information de basse fréquence, et que l’avantage de l’hémisphère gauche pourrait s’expliquer en raison de sa plus grande compétence que l’hémisphère droit dans l’extraction de l’information de haute fréquence, ne suffit pas à expliquer l’asymétrie hémisphérique, observée dans les traitements métriques et catégoriels. En effet, Horner et Freides (1996) ont validé l’hypothèse de l’existence de sous-systèmes neuronaux discrets pour les traitements catégoriel et métrique lorsque les stimuli étaient présentés à 3 degrés d’angle visuel, mais non lorsqu’ils étaient présentés à 1 degré ou à 9 degrés d’angle visuel, ces présentations facilitant respectivement la manifestation des hémisphères gauche et droit. Or, dans les deux cas, un avantage de l’hémisphère droit a été observé pour les deux tâches. Troisièmement, Kosslyn (1987) a suggéré que les différences dans des biais attentionnels entre les hémisphères pourraient aussi contribuer aux différences dans le traitement spatial. L’hémisphère gauche est perçu comme présentant un biais attentionnel pour le traitement de l’information provenant de petites régions de l’espace - un biais induit en partie par une tendance pour le contrôle de l’information provenant de neurones ayant des champs récepteurs relativement petits et ne se chevauchant pas, qui fournissent un output d’une résolution relativement importante. Au contraire, l’hémisphère droit est perçu comme présentant un biais attentionnel pour consacrer de l’attention à des régions plus larges de l’espace parce qu’il tend à contrôler l’information provenant de neurones ayant des champs récepteurs larges et qui se chevauchent.