2.5. Discussion générale et extensions de la dichotomie catégorielle - métrique

Comme nous l’avons montré dans ce chapitre, le traitement de l’information visuelle nécessite d’établir des relations spatiales entre les éléments de l’espace visuel. Kosslyn (Kosslyn, 1987) et ses collaborateurs (Kosslyn & Koenig, 1992 ; Kosslyn et al., 1989) ont considéré que ces relations spatiales sont traitées par deux sous-systèmes distincts. L’existence de ces deux sous-systèmes se justifie par le fait que les relations spatiales entre deux objets peuvent être décrites non seulement en termes catégoriels (par exemple, un objet se situe au-dessus ou à gauche d’un autre) mais également en termes métriques (par exemple, deux objets sont séparés de deux ou de trois centimètres). Ainsi, les relations catégorielles attribuent des positions à une classe d’équivalence sans définir les propriétés métriques exactes, tandis que les relations métriques spécifient une information spatiale en termes de distance précise. Un argument en faveur d’une distinction entre les deux types de représentations repose sur une implication différenciée des deux hémisphères cérébraux. L’hémisphère gauche serait plus spécifiquement engagé dans le traitement catégoriel, tandis que l’hémisphère droit serait plus spécialisé dans le traitement métrique ; ces résultats semblent particulièrement manifestes au niveau du gyrus angulaire (Baciu et al., 1999). Il semble qu’il existe un terrain à la fois logique et empirique pour faire l’hypothèse de l’existence d’une différentiation hémisphérique dans le traitement des relations spatiales catégorielles et métriques. Cette division du travail entre les deux hémisphères pourrait avoir une origine issue de l’évolution. Engagé dans une catégorisation (verbale) depuis le départ, l’hémisphère gauche était prédisposé à une catégorisation spatiale. Parallèlement, son rôle dominant dans la navigation et dans l’orientation attentionnelle a favorisé l’hémisphère droit à effectuer des computations métriques. D’un autre côté, d’autres études ont montré que l’avantage de l’hémisphère gauche dans le traitement catégoriel ne pouvait s’expliquer (seulement) par une spécialisation de cet hémisphère pour le langage. L’étude de Dépy, Fagot, et Vauclair (1998) a montré l’existence de représentations catégorielles des relations spatiales chez le singe, chez lequel les capacités langagières ne sont pas, ou peu, développées. Par ailleurs, Laeng (1994) a réalisé une étude dans laquelle le degré d’atteinte des fonctions langagières (score au test d’aphasie), chez des patients présentant une lésion située dans l’hémisphère gauche, n’était pas corrélé aux performances de la tâche catégorielle. En conséquence, ces études suggèrent que le traitement catégoriel perceptif n’est pas toujours nécessairement accompli par un label verbal.

Les applications du traitement des relations spatiales sont plus larges que celles qui servent le domaine purement visuel, tel que nous venons de le décrire. Une première application concerne la compréhension des performances des actions motrices. En effet, comme nous l’avons déjà précisé, l’information spatiale métrique est très pertinente pour la navigation et pour d’autres activités spatiales (par exemple, pointer vers des objets ou les attraper). Suivant cette idée, il est logique de considérer d’autres distinctions éminentes dans le traitement spatial : par exemple, la distinction existant entre les référents égocentriques et allocentriques. Milner et Goodale (1995) ont fait la distinction entre le codage égocentrique des localisations (reliant une localisation à une partie du corps) et le codage allocentrique, basé sur un cadre de référence absolu ou sur les relations entre de multiples objets de l’environnement. Comme ce qui distingue en partie les relations métriques et catégorielles, les références égocentriques et allocentriques recruteraient différents circuits neuroanatomiques, c’est-à-dire les voies dorsale et ventrale respectivement (Dijkerman, Milner, & Carey, 1996, 1998 ; Milner, Paulignan, Dijkerman, Michel, & Jeannerod, 1999) impliquant dans ce cas différents sites intrahémisphériques. En effet, il semble important de considérer des différenciations intrahémisphériques dans les traitements catégoriel et métrique. Les décisions catégorielles concernant les relations à l’intérieur d’un même objet, et concernant les localisations liées à des cadres de référence centrés sur les objets pourraient engager la région postérieure ventrale gauche. Des décisions comparables faites envers notre propre corps pourraient activer principalement la région postérieure dorsale gauche. De plus, le traitement métrique de relations existant entre des objets pourrait dépendre principalement des aires ventrales droites, tandis que le traitement métrique de localisations par rapport à nous-mêmes impliquerait la région dorsale droite. Tandis que ces hypothèses ne nous permettent pas de tirer des conclusions sur le mariage hypothétique entre la distinction égocentrique - allocentrique et la dichotomie catégorielle - métrique, elles offrent néanmoins une première indication en faveur d’une modulation intrahémisphérique de cette dernière.

Une deuxième application pourrait permettre de mieux comprendre le traitement des objets. En effet, nous devons identifier les objets sous une grande variété de points de vue : l’éclairage, les positions et les contextes. Principalement deux types de variabilité sont notables. Premièrement, les objets pourraient nous apparaître d’après de multiples points de vue, incluant des orientations non canoniques. Deuxièmement, des objets flexibles (par exemple, vivants) peuvent prendre différentes poses, dans lesquelles les positions précises des parties individuelles des composants sont très altérées (par exemple, lorsque l’on courbe la tête, elle peut être placée entre les genoux), mais où les relations abstraites entre les parties restent fixes (par exemple, la tête reste attachée au tronc). Les deux situations pourraient requérir l’établissement de relations spatiales générales abstraites entre les composants – c’est-à-dire les relations catégorielles – pour un traitement efficace (Laeng et al., 1999). Par extension, un troisième domaine, dans lequel le traitement des relations spatiales pourrait s’avérer pertinent est la reconnaissance d’un objet considéré comme particulier, un outil de description très complexe, le visage. Comme proposé dans certaines études (Kosslyn, 1987 ; Kosslyn et al., 1989 ; Niebauer, 2001), le visage pourrait effectivement permettre de mieux comprendre les processus spatiaux métriques et catégoriels. Le choix de visages humains en tant que stimuli visuels se justifie également par le fait qu’ils offrent des structures bien définies avec des traits distincts organisés. Les deux types de représentations, catégorielles et métriques, semblent notamment se manifester dans le processus de reconnaissance des visages (Christman & Niebauer, 1996 ; Cooper & Wojan, 2000).

Dans ce travail de thèse, nous souhaitons, après avoir étudié les mécanismes catégoriels et métriques avec des stimuli composés d’une barre et d’un point, mesurer leur degré d’implication dans le jugement d’expressions faciales émotionnelles. Tel sera le principal objectif de notre second chapitre théorique. En 1878, Francis Galton (voir Galton, 1879) présentait un article à l’Anthropological Institute dans lequel il décrivait ses recherches de portraits composés. En superposant des images de visages humains les unes sur les autres, il considérait qu’il pouvait arriver à obtenir une seule photographie montrant les caractéristiques typiques des visages en réduisant ou en éliminant des variations peu communes. Galton (1879, 1883) pensait que les portraits composés pouvaient avoir de nombreuses utilisations potentielles. Il a étudié les types de ‘«’ ‘ physiognomies ’” associées à différentes formes de criminalités. Bien que cette idée soit aujourd’hui largement dépassée, il y avait une observation intéressante et astucieuse derrière cette approche : Galton a noté que les visages forment une classe si homogène de stimuli visuels que l’on doit devenir sensible à des variations même mineures pour les différencier. Il l’a exprimé de la manière suivante : ‘ « ’ ‘  the differences in human features must be reckoned great, inasmuch as they enable us to distinguish a single known face among those of thousands of strangers, though they are mostly too minute for measurement. At the same time, they are exceedingly numerous. The general expression of a face is the sum of a multitude of small details, which are viewed in such rapid succession that we seem to perceive them all at a single glance. If any one of them disagrees with the recollected traits of a known face, the eye is quick at observing it, and it dwells upon the difference. One small discordance overweighs a multitude of similarities and suggests a general unlikeness…  ’» (Galton, 1883, p.3).