1.4.2. Information de configuration et information relative aux traits

Bien que l’on soit capable de reconnaître les visages d’après un trait tel qu’un nez original ou une moustache particulière, seuls quelques visages parmi la centaine ou le millier que la plupart d’entre nous peuvent identifier comportent de tels traits distincts. La majorité des visages partagent tous la même configuration, ayant deux yeux latéralement séparés, alignés avec la partie supérieure d’un nez vertical, une bouche centrée au-dessous du bas du nez, etc. Puisque les visages sont si perceptivement homogènes, c’est une hypothèse raisonnable que d’affirmer que nous les discriminons par leur configuration unique. Aussi, bien que le visage de Philippe présente la même configuration générale que d’autres visages, il est un exemplaire absolument unique au monde. C’est cet exemple que l’on utilise pour le reconnaître et le nommer (Diamond & Carey, 1986 ; Rhodes & Tremewan, 1994). Il reste à déterminer comment les représentations en mémoire utilisées pour ces deux processus (traitement à partir des traits et traitement à partir des relations entre les traits) pourraient différer (voir Bruce, 1988 ; Diamond & Carey, 1986 ; Garner, 1978 ; Rhodes et al., 1993 ; Searcy & Bartlett, 1996 ; Tanaka & Farah, 1993 ; Tanaka & Sengco, 1997).

Pour répondre à la question de savoir si l’on reconnaît les expressions comme des « configurations holistiques ” ou si les expressions sont représentées de la même manière que les objets sont reconnus à un niveau de base, c’est-à-dire comme des descriptions basées sur leurs parties, White (2000) a avancé deux arguments intuitifs. D’une part, il semble que les expressions sont effectivement des configurations holistiques dans le sens où les parties du visage, seulement par leur ajustement, interagissent pour créer de nouvelles expressions (Ekman & Friesen, 1975) : par exemple, une expression de tristesse devient une expression de colère quand les sourcils orientés vers le haut deviennent orientés vers le bas. D’autre part, il y a des raisons de penser que les expressions ne sont pas des configurations holistiques dans le sens où, si l’on est contraint d’identifier les visages en tant que configuration à cause du nombre énorme de visages potentiellement identifiables, nous ne sommes pas contraints d’utiliser cette stratégie pour les expressions faciales, à cause du nombre relativement petit d’expressions primaires (six expressions émotionnelles et l’expression neutre par exemple, pour Paul Ekman). Utilisant l’effet de « visages composés ” adapté aux expressions faciales, White (2000) a conclu à l’existence d’un traitement de configuration des expressions faciales. Cette conclusion corrobore les résultats d’une étude réalisée peu avant (White, 1999). D’un autre côté, White (2000) a obtenu une absence d’effet d’inversion (l’effet d’inversion est décrit plus bas comme étant un indice de traitement de configuration) dans la reconnaissance des expressions faciales, effet indicateur d’un traitement basé sur les parties. Ainsi, White (2000) a proposé une hypothèse hybride selon laquelle la reconnaissance des expressions est basée à la fois sur un traitement des parties de l’expression et sur un traitement de configuration. Notons que White a défini le traitement de configuration comme le résultat d’un encodage simultané et indissociable (‘ « ’ ‘ as an undecomposed whole ’”)de la description de l’expression, ainsi que de la reconnaissance du stimulus présenté en tant que visage. Cette hypothèse est cohérente avec l’idée qu’un changement de l’information basée sur les traits produit inexorablement un changement simultané de configuration générale (et réciproquement). Nous pouvons la rapprocher du lien entre les deux informations de traits et de configuration que Rakover (2002, p.2) a appelé ‘ « ’ ‘ intrinsic connection ’”. Il s’agit du fait qu’un changement de la distance entre les yeux (un changement de configuration) pourrait être perçu comme un changement au niveau de l’arête du nez (un changement lié à un trait) ; vice-versa, élargir le nez (un changement lié à un trait) pourrait être perçu comme un changement dans les relations spatiales séparant les traits (un changement de configuration). Cette hypothèse de connexion intrinsèque est cohérente avec les résultats obtenus par Seyama et Nagayama (2002). Selon le même principe que celui de White (2000), ces auteurs ont séparé les parties supérieures des parties inférieures d’expressions neutres, de joie et de surprise selon une ligne horizontale passant juste au-dessous des yeux. Ils ont ensuite composé de nouvelles expressions consistant à coller les parties supérieures (d’expressions neutres, de joie et de surprise) sur certaines parties inférieures (d’expressions de joie et de surprise). La tâche des participants consistait à choisir, entre deux visages ayant des parties supérieures identiques mais des parties inférieures différentes exprimant la joie ou la surprise, lequel présentait l’ouverture des yeux la plus grande. Cette caractéristique, pourtant identique sur les deux visages, était évaluée systématiquement plus importante quand la partie inférieure correspondait à un visage de joie. Les auteurs ont interprété ce résultat comme la manifestation d’un traitement de configuration automatique des expressions faciales, alors que le jugement portait sur un trait spécifique.

Une autre source d’arguments permettant de trancher entre les deux hypothèses, l’hypothèse relative aux traits et l’hypothèse de configuration, serait de démontrer l’existence d’une dissociation dans la nature du support neuronal sous-tendant les deux hypothèses, notamment l’existence d’une spécialisation hémisphérique. Hillger et Koenig (1991), dans une étude de champ visuel divisé, ont utilisé des stimuli schématiques et des tâches dans lesquelles il s’agissait de juger si deux visages étaient identiques ou différents. Dans une première expérience, ils ont observé un avantage de l’hémisphère droit lorsque la réponse « mêmes ” était associée à des visages exactement identiques et lorsque la réponse « différents ” correspondait à des visages parfaitement différents. Dans une deuxième expérience, ils ont répliqué l’avantage de l’hémisphère droit lorsque la réponse « mêmes ” était associée à des visages exactement identiques ; en revanche, ils ont observé un avantage de l’hémisphère gauche lorsque la réponse « différents ” était associée à des visages ne différant que sur un seul trait. Dans une troisième expérience, les auteurs ont montré que l’avantage de l’hémisphère droit obtenu lors de la présentation de visages à l’endroit disparaissait quand ces mêmes visages étaient présentés à l’envers. Enfin, dans une quatrième expérience, la réponse « mêmes ” était associée à des visages présentant un trait en commun, tandis que la réponse « différents ” était associée à des visages parfaitement différents. Les auteurs ont observé un avantage de l’hémisphère gauche dans le premier cas et aucune différence hémisphérique dans le second cas. Ils ont conclu que le traitement des visages engage des mécanismes cognitifs localisés dans les deux hémisphères : l’hémisphère droit présenterait un avantage global dans le traitement des visages (sans être spécifique aux visages), tandis que l’hémisphère gauche interviendrait dans des tâches requérant une analyse d’éléments locaux, notamment ceux d’un visage. L’idée que le traitement de configuration des visages est probablement localisé dans l’hémisphère droit est soutenue par d’autres études (Iidaka et al., 2003 ; Leube et al., 2003, localisation plus précisément dans un réseau comprenant le cortex insulaire et le cortex temporal supérieur ; Rossion et al., 1999).

Enfin, l’effet d’inversion a souvent été utilisé comme un moyen de montrer de manière empirique la supériorité du traitement de configuration (qui serait utilisé pour reconnaître des visages à l’endroit) sur le traitement par traits (qui serait utilisé pour reconnaître des visages à l’envers). En effet, de nombreux chercheurs ont affirmé que l’effet d’inversion pourrait être dû à une interruption du traitement de configuration beaucoup plus qu’à une interruption du traitement des composants (par exemple, Barton, Keenan, & Bass, 2001 ; Carey & Diamond, 1977 ; Leder & Bruce, 1998, 2000 ; Leder, Candrian, Huber, & Bruce, 2001 ; Murray, Yong, & Rhodes, 2000 ; Schwaninger & Mast, 1999 ; Searcy & Bartlett, 1996 ; Sergent, 1984a ; Williams, Moss, & Bradshaw, 2004). Ainsi, inverser un visage le rendrait comparable à un objet et ne déclencherait pas, par conséquent, des processus spécifiques aux visages, mais plutôt cette manipulation permettrait la mise en place de processus basés sur les parties. Par ailleurs, il est largement admis que les visages présentés à l’endroit sont mieux reconnus que les visages présentés à l’envers et que la perte liée à l’inversion est beaucoup plus importante que pour les objets (Yin, 1969). A l’envers, les caractéristiques d’un visage, ainsi que son expression faciale générale (cf. ‘ « ’ ‘ The Thatcher illusion ’” de Thompson, 1980), semblent difficiles à traiter. Cependant, sous certaines conditions, l’inversion interfère avec le traitement des traits (Le Grand, Mondloch, Maurer, & Brent, 2001) et la reconnaissance d’autres stimuli mono-orientés (par exemple, la reconnaissance de voitures par des novices, Gauthier, Skudlarski, Gore, & Anderson, 2000). Par ailleurs, Hillger et Koenig (1991, Expérience 3) ont montré que l'inversion peut affecter l'encodage des composants des visages entiers. Ainsi, la démonstration d’un effet d’inversion en lui-même ne constitue pas une preuve en faveur d’un type particulier de traitement facial ni une preuve démontrant une différence de traitement pour les visages et les autres objets. En revanche, l’inversion pourrait permettre de rendre compte des effets différenciés des relations spatiales catégorielles et métriques entre les traits d’un visage. Niebauer (2001) a proposé que le fait de présenter un visage à l’envers interromprait les relations catégorielles des traits faciaux, tandis que les relations métriques resteraient préservées. L’hypothèse des relations catégorielles et métriques est exposée dans la section 2 de ce chapitre.

En mettant l’accent sur l’importance de l’information de configuration, de nombreux auteurs ne cherchent pas à dénier que les traits individuels faciaux peuvent aussi être importants. Il n’est pas, par exemple, impossible de voir que les traits dans les visages recomposés sont ceux d’un individu A ou d’un individu B. Cela étant dit, il ne semble pas facile, de prime abord, de voir ces traits en présence d’une nouvelle configuration. L’information de configuration et l’information sur les traits sont, toutes les deux, susceptibles de contribuer à la reconnaissance normale des visages (Bruce & Young, 1986 ; Sergent, 1984a). Une piste de recherche est de spécifier comment les indices de configuration et ceux liés aux traits du visage interagissent dans la reconnaissance des visages familiers et dans la reconnaissance des expressions faciales. Un engagement dans cette voie doit sans doute commencer par définir précisément les termes utilisés et les dichotomies proposées entre : (i) l’information sur les composants (ou sur les traits) et l’information de configuration (Bradshaw & Nettleton, 1981 ; Carey & Diamond, 1977 ; Rakover, 2002 ; Ross-Kossak & Turkewitz, 1984 ; Sergent, 1984a), (ii) l’information de premier ordre et de second ordre (Diamond & Carey, 1986 ; Rhodes, 1988), (iii) l’information sur les relations et sur les attributs (Goldstone, Medin, & Gentner, 1991), (iv) l’information globale et locale (Navon, 1977) et (v) l’information holistique et analytique (Kemler, 1983).