4.1. La notion d’émotions de base

L’ancêtre de la notion d’émotions de base développée par Paul Ekman dès les années 1960 est sans nul doute à rechercher dans la description d’une exceptionnelle précision que Darwin (1872) a donnée dans L’expression des émotions. En effet, dans le cadre de la théorie évolutionniste des émotions, Darwin a adopté un nouveau point de vue en donnant de chaque expression une explication rationnelle et extrêmement précise, qui nous invitera ensuite à nous interroger sur une possible spécialisation des circuits neuronaux selon les expressions. Il a décrit avec une précision exceptionnelle les différents traits caractéristiques que prennent les muscles du visage et a démontré qu’un froncement de sourcils ne marque pas forcément une expression de colère, que des larmes ne trahissent pas obligatoirement de la tristesse, bref, que les réactions physiologiques que l’on perçoit sur le visage de quelqu’un ne correspondent pas expressément à un certain état d’esprit, mais qu’elles peuvent être dues à un effet de l’habitude, de l’association. Darwin a répertorié les expressions émotionnelles d’énormément d’espèces et a trouvé une certaine cohérence dans les expressions, et c’est aussi pourquoi, en différentes parties du monde, et à travers toutes sortes de cultures, les émotions sont si faciles à reconnaître, même si« ’ ‘  sans nul doute, il y a des expressions variables ainsi que des variations dans la configuration précise des stimuli susceptibles d’induire une émotion selon les cultures et selon les individus » ’ (Damasio, 1999, p.61). Nous avons rapporté ci-dessous une brève description de la manifestation faciale de certaines émotions (qui deviendront ultérieurement ‘«’ ‘ les émotions de base ’” de Paul Ekman) décrites par Darwin (1872).

  1. La tristesse. Dans son ouvrage de 1872, Darwin n’utilisait pas le terme de tristesse mais plutôt de souffrance, dont il a décrit les manifestations (chapitre VII) de la sorte : « la circulation s’alanguit, le visage pâlit, les muscles se détendent, les paupières s’abaissent, la tête se penche sur la poitrine oppressée, les lèvres, les joues et la mâchoire inférieure s’affaissent sous leur propre poids » (p.189).
  2. La joie. Pour Darwin (1872, chapitre VIII), « par suite de la rétraction en arrière et de l’élévation des commissures par la contraction du grand zygomatique, et de l’élévation de la lèvre supérieure, les joues sont aussi entraînées vers le haut. Il se forme des plis au-dessous des yeux » (p.218). Il a ajouté (p.219) : « (…) le nez semble se raccourcir ; la peau de sa partie moyenne se couvre de fines rides transversales, et les parties latérales de plis longitudinaux ou obliques ».
  3. La colère. Darwin (1872, chapitre X) a décrit la colère de la manière suivante :« sous l'empire d'une colère médiocrement intense, l'action du cœur se surexcite légèrement, le visage se colore et les yeux brillent. Dans une vive colère, les yeux sont farouches, les sourcils sont abaissés et énergiquement froncés, les lèvres sont serrées »(p.263).
  4. Le dégoût. Darwin (1872, chapitre XI) l’a défini de la manière suivante : « le mot dégoût, dans son acception la plus simple, s'applique à toute sensation qui offense le sens du goût. Il est curieux de voir combien ce sentiment est provoqué avec facilité par tout ce qui sort de nos habitudes, dans l'aspect, l'odeur, la nature de notre nourriture » (p. 276).
  5. La surprise. Darwin (1872, chapitre XII) a décrit la surprise de la manière suivante :« lorsque l'attention est provoquée subitement et vivement, elle se transforme en surprise ; celle-ci passe à l'étonnement, qui conduit lui-même à la stupéfaction et à l'effroi. Ce dernier état d'esprit touche de bien près à la terreur. La surprise se manifeste à la fois et simultanément, par une élévation énergique des sourcils, qui permettent une large ouverture des yeux et une ouverture large de la bouche. (...) L'élévation des sourcils pourrait permettre d'avoir un champ de vision plus large, et l'ouverture de la bouche de respirer tranquillement et silencieusement » (p.298).
  6. La peur. Darwin (1872, chapitre XII) a apparenté la peur à la crainte : « le mot fear (frayeur, crainte) paraît dériver étymologiquement des termes qui répondent aux notions de soudaineté et de péril » (pp.310-311) et la rapproche de la surprise : « la crainte est souvent précédée d’étonnement ; elle est d’ailleurs si voisine de ce dernier sentiment qu’ils éveillent instantanément, l’un comme l’autre, les sens de la vue et de l’ouïe. Dans les deux cas, les yeux et la bouche s’ouvrent largement, et les sourcils se relèvent. L’homme effrayé reste d’abord immobile comme une statue, retenant son souffle, ou bien il se blottit instinctivement comme pour éviter d’être aperçu » (p.311).

Paul Ekman a repris certaines idées de Darwin. Il remarque qu’‘ » ’ ‘  à une époque où triomphaient les théories de l'apprentissage des comportements humains, la thèse darwinienne qui soutenait l'universalité et l'innéité des expressions faciales avait quelque chose d'indécent  ’» (Ekman, 1980). Ekman (1992b, 1994) a étudié les relations transculturelles et s'est émerveillé plus devant la similitude que devant la différence entre les populations. Bien que certains points de sa théorie aient évolué depuis les années 1960, Ekman reste encore à l’heure actuelle le plus grand défendeur de l’idée que les émotions sont des entités discrètes. Les deux composants cruciaux de sa théorie qui la distinguent des autres approches sont (i) que les émotions sont fondamentalement différentes les unes des autres et (ii) qu’elles évoluent pour aider les organismes à opérer les tâches fondamentales de la vie. D’après ce point de vue, puisque les émotions sont distinctes, et que chaque famille d’émotion (ressentie) s’accompagne par un petit ensemble de signaux distinctifs (les expressions faciales), le comportement des participants à catégoriser les expressions faciales (perçues) devrait se manifester par une catégorisation discrète, des décisions tranchées, non par une catégorisation graduée, floue, régulière. Dans un essai récent, il a dressé les grands traits de sa théorie des émotions de base et leur relation avec les expressions faciales (Ekman, 1999). Pour Ekman, les émotions « de base ” sont des familles distinctes d’états affectifs caractérisés par différents signaux physiologiques et par des mécanismes «d’appraisal”. En effet, Ekman (1999) a cité plusieurs cas qui ont suggéré que chaque émotion ressentie s’accompagne de changements physiologiques distincts qui préparent un organisme à répondre de manière appropriée, par exemple, le flux sanguin au niveau des mains qui augmente pendant la colère, comme une réponse anticipative au combat. En plus des changements physiologiques, d’après la théorie, l’expérience émotionnelle liée à chaque famille d’émotion de base est également accompagnée par un mécanisme rapide «d’appraisal”, qui s’applique à des stimuli pertinents et à un ensemble d’événements universels, par exemple, un trouble physique ou psychologique qui conduit normalement à un état de peur, et la perte d’un proche qui conduit normalement à un état de tristesse. En conclusion, et fait plus important, Ekman (1999, p. 47) pense que les émotions évoluent ‘ « ’ ‘  (...) to inform conspecifics, without choice or consideration, about what is occurring: inside the person..., what most likely occurred..., and what is most likely to occur next » ’. Ainsi, chaque famille d’émotion (ressentie) de base s’accompagne par un signal prototypique distinct, incluant un groupe de mouvements musculaires faciaux et corporels (par exemple, l’approche ou le retrait). Les signaux ne sont pas entièrement automatiques ; ils peuvent être atténués, masqués, ou même simulés dans certaines circonstances. De plus, au sein de certaines familles d’émotions, les différences individuelles et le contexte de situation provoquent des variations, même subtiles parfois, d’expression émotionnelle. Mais entre les familles, les mécanismes «d’appraisal”, les mécanismes physiologiques, ainsi que les signaux diffèrent fondamentalement. Basé sur ce critère, Ekman a proposé, dans un premier temps, qu’il existe quinze familles d’émotions de base : l’amusement, la colère, le mépris, le contentement, le dégoût, l’embarras, l’excitation, la peur, la culpabilité, l’orgueil dans la réussite, le soulagement, la tristesse ou la détresse, la satisfaction, le plaisir sensoriel et la honte. Puis, avec Friesen, Ekman (Ekman & Friesen, 1976) a proposé l’existence de six (plus une) émotions fondamentales : la joie, la tristesse, la colère, le dégoût, la peur et la surprise (plus l’expression neutre). Bien que l’on puisse supposer que l’universalité des expressions faciales existe à cause du nombre limité de muscles faciaux, le nombre de combinaisons possibles des mouvements faciaux est en réalité d’une centaine (Ekman, 1984). Seules quelques combinaisons ont valeur de signal émotionnel.

Pour Damasio (1994), les émotions telles qu’il les définit sont proches de celles répertoriées comme « basiques ” par Ekman, parce qu’elles sont perçues de façon non ambiguë et universelle sur le visage. Damasio a proposé une distinction entre d’une part, les émotions, c’est-à-dire les états mentaux internes et les sentiments, et d’autre part, leur expression dans le corps (‘ « ’ ‘  emotions - internal mind states and feelings - and their expression in the body  ’»), et a suggéré une variété de «feelings”. Quand le corps (qui inclut le visage) bouge conformément à ces profils universels, nous ressentons alors l’émotion.