4.4. Un traitement spécifique à chaque expression particulière ? Étude des corrélats neuronaux des expressions faciales

L’une des approches de notre travail consiste à considérer l’étude des expressions faciales en tant qu’outil pour appréhender l’étude des émotions. Une question d’actualité dans ce champ de recherche est la question de savoir si la perception des émotions, et la perception des expressions faciales en particulier, est organisée dans des modules comportant des circuits neuronaux distincts sous-tendant les différentes émotions (Adolphs, 2002 ; Calder, Lawrence, & Young, 2001b ; Winston, O’Doherty, & Dolan, 2003).

Malgré de nombreuses recherches (voir les méta-analyses récentes de Phan, Wager, Taylor, & Liberzon (2002) et de Wager, Phan, Liberzon, & Taylor (2003)) sur l’étude des émotions dans des travaux de la neuroimagerie cognitive, les régions cérébrales impliquées dans la perception et dans la reconnaissance des expressions faciales émotionnelles ne sont pas encore clairement identifiées. Cependant, un large réseau d’activations de régions corticales et sous-corticales est généralement obtenu dans la perception générale des visages et dans la perception des stimuli émotionnels, quelle que soit leur valence. Ces régions comprennent principalement le gyrus fusiforme (Critchley et al., 2000a ; Gorno-Tempini et al., 2001 ; Iidaka et al., 2001 ; Kanwisher, Mcdermott, & Chun, 1997) mais également le cortex préfrontal ventro-médian, le cortex occipito-temporal, le sulcus temporal supérieur postérieur, l’amygdale et les ganglions de la base (Adolphs et al., 1999 ; Blair & Cipolotti, 2000 ; Blair et al., 1999 ; Hornak, Rolls, & Wade, 1996 ; Morris et al., 1996, 1998 ; Nakamura et al., 1999 ; Phillips et al., 1997 ; Sprengelmeyer et al., 1996 ; Winston et al., 2003 ; Wright, Martis, Shin, Fischer, & Rauch, 2002). Selon Winston et al. (2003), la région préfrontale ventrale jouerait un rôle plus spécifiquement dans la catégorisation des expressions faciales plus que dans leur perception. D’autres auteurs (par exemple, Nomura et al., 2004) ont proposé l’existence d’une association fonctionnelle entre le cortex préfrontal droit et l’amygdale dans l’évaluation des expressions faciales. Précisons également que l’amygdale semble être impliquée dans la perception d’expressions neutres (Phillips et al., 2001) et que son activation n’augmente pas obligatoirement dans la perception d’expressions émotionnelles (Kesler-West et al., 2001), activation qui pourrait être modulée par l’intensité émotionnelle (Canli, Zhao, Brewer, Gabrieli, & Cahill, 2000). De plus, elle semble impliquée dans la perception d’intensités, indépendamment de la valence émotionnelle, dans différentes modalités sensorielles (Anderson et al., 2003b, en modalité gustative ; Small et al., 2003, en modalité olfactive). Par ailleurs, elle semble jouer un rôle dans des jugements de similarité d’expressions faciales (Adolphs, Tranel, Damasio & Damasio, 1994, performances altérées dans des tâches de discrimination incluant le dégoût et la colère et incluant la peur et la surprise) même si ce rôle n’est pas absolu (Hamann & Adolphs, 1999). Enfin, cette structure répondrait préférentiellement à des jugements directs (sur la valence) qu’à des jugements indirects (sur le genre), les premiers impliquant également d’autres régions limbiques (insula, thalamus) et des régions ventrales temporales et préfrontales, tandis que les seconds activeraient préférentiellement des régions dorsales pariétales et préfrontales (Keightley et al., 2003). De manière générale, elle semble répondre extrêmement rapidement (100 ms) à la présentation de visages émotionnels (Streit et al., 2003) et pourrait ainsi être sollicitée dans le traitement de stimuli « motivants ”, indépendamment de leur valence émotionnelle (Winston et al., 2003). Une hypothèse proche considère l’amygdale comme un détecteur de la pertinence des stimuli (Sander, Grafman, & Zalla, 2003).

Même si nous ressentons constamment une kyrielle d’émotions et rarement une seule émotion isolée, il semble que chaque émotion possède sa propre réponse physiologique et un secteur anatomique spécifique. En effet, même si des émotions différentes provoquent une activation dans plusieurs sites communs, elles semblent néanmoins posséder une configuration qui leur est propre. Des réactions électrophysiologiques différentes ont été perçues lorsque Ekman, Levenson, et Friesen (1983) ont demandé à des acteurs professionnels de représenter six expressions émotionnelles fondamentales : la colère, la peur, la tristesse, la joie, le dégoût et la surprise. La fréquence cardiaque s’est élevée pour les trois premières expressions et a diminué pour les trois dernières ; la température cutanée a permis de différencier la tristesse de la colère, de la peur, et du dégoût. Dans la théorie d’Ekman, au répertoire musculaire des émotions correspondrait un clavier de modifications humorales et neurovégétatives. De plus, Damasio et al. (1998), dans une étude de TEP, ont montré que la tristesse activait constamment le cortex préfrontal ventro-médian, l’hypothalamus et le tronc cérébral, tandis que la colère ou la peur n’activaient ni le cortex préfrontal ni l’hypothalamus. L’activation du tronc cérébral était observée pour les trois émotions, mais l’activation hypothalamique et préfrontale ventro-médiane semblait spécifique à la tristesse. Par ailleurs, des régions cérébrales différentes semblent sous-tendre les émotions de peur et de dégoût (Calder et al., 2001b, 2003). Enfin, Tcherkassof (1999) a montré qu’il existe bien des profils (ou patterns) de modes de préparation à l’action spécifiques de chaque catégorie d’expressions faciales émotionnelles.

Ainsi, nous pouvons répertorier certaines régions plus susceptibles de traiter certaines émotions particulières :

  1. La tristesse. La tristesse active l’amygdale gauche (Blair et al., 1999) et l’amygdale droite (Schneider, Habel, Kessler, Salloum, & Posse, 2000).
  2. La joie.L’expression faciale de joie bénéficie du biais de positivité : quand elle est présentée, elle est perçue comme étant l’émotion positive, et toutes les autres, quelle que soit leur nature, sont perçues comme négatives. Adolphs, Damasio, Tranel, et Damasio (1996) ont observé que les patients, quel que soit l’hémisphère lésé, ont reconnu normalement les expressions de joie, mais que certains participants avaient des difficultés dans la reconnaissance d’émotions négatives, particulièrement la peur et la tristesse. Par ailleurs, il semble que tous les visages de joie contiennent des variantes d’un signal stéréotypé : le sourire, qui module l’activité du cortex orbito-frontal médian, répondant à des visages attractifs (O’Doherty et al., 2003). La perception des expressions de joie entraîne, outre une activation au niveau de l’amygdale (Breiter et al., 1996 ; Killgore & Yurgelun-Todd, 2004, en perception non consciente ; Kosaka et al., 2002, étude chez des patients schizophrènes), une activation au niveau du cortex orbito-frontal bilatéral (Gorno-Tempini et al., 2001 ; Gur et al., 2002b). Ce résultat a également été obtenu lors de la présentation d’images agréables (Paradiso et al., 1999). Ajoutons que Mather et al. (2004) ont montré, qu’avec l’âge, l’activation amygdalienne se révélait supérieure lors de la présentation d’images positives que négatives.
  3. La colère. L’étude de Fox et al. (2000) a examiné l’efficacité du traitement facial grâce à une tâche de recherche visuelle. Les temps de réponse pour détecter la colère dans des visages de joie étaient inférieurs aux temps de réponse pour détecter la joie dans des visages de colère : il se peut tout simplement que ce soit plus dur de faire une recherche à travers des visages de colère. Un tel mécanisme indique que les visages de colère demandent en effet assez d’attention, mais il ne montre pas que les visages de colère sont détectés plus rapidement en soi. De plus, Hariri, Bookheimer, et Mazziotta (2000) ont montré que l’appariement d’expressions de colère augmentait l’activité bilatérale au niveau de l’amygdale.
  4. Le dégoût. Le dégoût semble spécifiquement impliquer les circuits neuronaux de l’insula et des ganglions de la base (Calder, Keane, Manes, Antoun, & Young, 2000a ; Phillips et al., 1997 ; Sprengelmeyer et al. 1996 ; Wang, Hoosain, Yang, Meng, & Wang, 2003). Par ailleurs, Sprengelmeyer et al. (1996, 2003) ont montré que les patients atteints de la maladie de Parkinson présentaient des difficultés particulières dans la reconnaissance de l’expression de dégoût.
  5. La surprise. Reisenzein (2000) a étudié la force de l’association entre les quatre composantes du « syndrome ” de la surprise : la composante cognitive (le degré d’un éventuel imprévu estimé), la composante d’expérience (la sensation de la surprise), la composante comportementale (le délai de réaction à la surprise dans une tâche parallèle) et la composante d’expression (l’expression faciale de la surprise). Ces quatre composantes étaient toutes corrélées positivement. De plus, Ekman (1992a) a précisé que la surprise était une émotion « biologiquement fondamentale ”. Enfin, un grand nombre de recherches ont montré que le niveau d’attention est l’un des aspects essentiels des émotions et l’évaluation de la nouveauté comme était le premier traitement effectué pour vérifier s’il faut prêter attention au stimulus ou si l’on peut l’ignorer. La surprise semble être fortement associée à cette dimension (Tcherkassof, 1999). Ajoutons que s’il est difficile de trouver dans la littérature un support neuronal de la surprise, c’est que la surprise n’est pas toujours considérée comme une émotion proprement dite, mais souvent plus comme un état émotionnel.
  6. La peur. Un résultat robuste dans la littérature considère que l’expression de peur active systématiquement l’amygdale.Un certain nombre d’études cliniques (par exemple, Broks et al., 1998), d’études neuropsychologiques (par exemple, Adolphs et al., 1994) et d’études de neuroimagerie (Adolphs & Tranel, 2003 ; Adolphs et al., 1994 ; Anderson, Christoff, Panitz, De Rosa, & Gabrieli, 2003a ; Breiter et al., 1996 ; Calder et al., 1996c ; Morris et al., 1996, 1998,2002 ; Phillips et al., 2001, 2004 ; Sprengelmeyer et al., 1999) ont montré que l’amygdale est impliquée dans la reconnaissance des expressions de peur. Ce résultat a été observé chez les adultes, mais n’était pas manifeste chez des enfants testés à l’âge de 11 ans (Thomas et al., 2001).

Peut-on alors conclure de l’ensemble de ces études qu’il existe des réseaux d’activation différents, propres à chaque expression ? Les neurosciences semblent effectivement appuyer l’hypothèse de la spécificité de chaque émotion : ‘ « ’ ‘  à émotions différentes, systèmes cérébraux différents. Exactement comme on peut lire la différence sur un visage entre une expression de colère et une expression de joie, exactement comme on peut sentir la différence entre la tristesse ou le bonheur dans sa chair, les neurosciences commencent à nous montrer comment des systèmes cérébraux différents travaillent pour produire, par exemple, colère, tristesse ou bonheur » ’ (Damasio, 1999, p. 68).