6. Vers une interaction du traitement visuel et du traitement émotionnel des expressions faciales ?

En novembre 2001, Rotshtein, Malach, Hadar, Graif, et Hendler ont publié un article dont la première partie du titre peut s’apparenter à une question ‘ « ’ ‘ Feeling or Features ’”, qui soulève le problème de l’interaction des traitements visuel et émotionnel. Inspirée de cette interrogation, une question essentielle de notre travail de thèse a consisté à évaluer dans quelle mesure le traitement émotionnel est modulé par le traitement visuel. Cette question est l’une des plus pertinentes en neuroscience cognitive ; il s’agit en effet de savoir si les attributs émotionnels d’un stimulus interagissent avec son traitement sensori-perceptif (Lane & Nadel, 2000). Par exemple, on peut se demander si, dans la perception des expressions faciales, la spécialisation hémisphérique, en faveur d’un avantage de l’hémisphère droit traditionnellement observé dans la littérature (par exemple, Hillger & Koenig, 1991), est due (i) au traitement lié à la perception des visages de manière générale et au traitement facial émotionnel en particulier ou (ii) au traitement des relations spatiales visuelles. Dans l’étude de Rotshtein et al. (2001), l’hémisphère droit a produit un signal plus fort que l’hémisphère gauche pour certains stimuli, dans le complexe occipital latéral, de même que dans le complexe amygdalien. Les auteurs ont formulé deux interprétations possibles : (i) les résultats renforçaient l’idée que la valence négative est latéralisée à un niveau hémisphérique plutôt qu’à un niveau régional. L’idée que l’hémisphère droit est sensible à la valence négative a été largement soutenue par diverses méthodes telles que psychologiques (Burt & Perrett, 1997), neuropsychologiques (Adolphs, Tranel, Damasio, & Damasio, 1995 ; Aggleton & Young, 2000 ; LaBar, LeDoux, Spencer, & Phelps, 1995 ; Silberman & Weingartner, 1986) et d’imagerie cérébrale (Buchel, Morris, Dolan, & Friston, 1998 ; George et al., 1995 ; Phillips et al., 1997 ; Pizzagalli, Koenig, Regard, & Lehmann, 1998). Rappelons cependant que certaines études ont trouvé une dominance hémisphérique gauche pour la valence négative, principalement au niveau de l’amygdale (Adolphs et al., 1995 ; Breiter et al., 1996 ; Dolan & Morris, 2000 ; Young, Newcombe, de Haan, Small, & Hay, 1993). (ii) Une autre explication possible des résultats concernait l’idée que l’hémisphère droit est fortement impliqué dans le traitement global et holistique des visages (Iidaka et al., 2003 ; Leube et al., 2003 ; Rossion et al., 1999).

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’une des questions les plus pertinentes en neuroscience cognitive est de savoir si les attributs émotionnels d’un stimulus interagissent avec son traitement sensori-perceptif. En effet, de nombreuses données et de nombreux arguments soutiennent cette idée (Anderson & Phelps, 2001 ; Breiter et al., 1996 ; Critchley, Elliott, Mathias, & Dolan, 2000b ; Dolan & Morris, 2000 ; Emery & Amaral, 2000 ; Kosslyn et al., 1996 ; Lane et al., 1997b ; Lang et al., 1998 ; Reiman et al., 1997 ; Sergent et al., 1994 ; Taylor, Liberzon, & Koeppe, 2000 ; Taylor et al., 1998), tandis que d’autres études la réfutent (Adolphs et al., 1994, 1995 ; Aggleton & Young, 2000 ; Haxby, Hoffman, & Gobbini, 2000 ; Young et al., 1993). De plus, l’amygdale servirait d’intermédiaire entre les traitements sensoriel et émotionnel (Buchel et al., 1998 ; Davis, 1992 ; LaBar et al., 1995 ; LeDoux, 1996, 2000 ; Rolls, 1999, Royet et al., 2000). Des études chez les primates ont montré une connexion importante entre l’amygdale et le cortex visuel, peut-être en relation avec un état émotionnel de l’animal ou de son « humeur ” (Emery & Amaral, 2000). Par ailleurs, la charge émotionnelle des stimuli visuels modulait leur seuil perceptif, produisant des seuils plus hauts pour les stimuli émotionnels (Broadbant & Gregory, 1967). Des études d’imagerie cérébrale réalisées chez des participants sains ont démontré l’existence d’un effet émotionnel dans le cortex visuel (Breiter et al., 1996 ; Critchley et al., 2000a ; George et al., 1995 ; Kosslyn et al., 1996 ; Lane, Chua, & Dolan, 1997a, 1999 ; Lane et al., 1997b ; Lang, Fitzsimmons, Bradley, Cuthbert, & Scott, 1996 ; Lang et al., 1998 ; Morris et al., 1998 ; Reiman et al., 1997 ; Taylor et al., 1998, 2000), de même qu’une association entre les activations de l’amygdale et du cortex visuel pendant une stimulation émotionnelle (Dolan & Morris, 2000). De plus, un réseau neuronal dans les gyri fusiforme postérieur et occipital inférieur pourrait être spécialisé dans l’identification d’indices visuels émotionnellement importants (Geday, Gjedde, Boldsen, & Kupers, 2003).

Au contraire, des études portant sur des lésions chez des êtres humains ont démontré une double dissociation entre la perception visuelle et les processus émotionnels liés (Adolphs et al., 1995 ; Aggleton & Young, 2000 ; Young et al., 1993). Ainsi, la reconnaissance des visages pourrait être perturbée sans être accompagnée d’aucune perturbation dans la capacité à reconnaître l’expression émotionnelle associée, comme c’est le cas chez les patients prosopagnosiques (de Gelder, Pourtois, Vroomen, & Bachoud-Lévi, 2000 ; Sergent & Villemure, 1989 ; Tranel & Damasio, 1988) ou chez un patient blindsight d’un hémichamp visuel (de Gelder, Vroomen, Pourtois, & Weiskrantz, 1999). Suivant la même idée, les déficits émotionnels n’entraînent pas de déficits visuels chez des patients avec des lésions de l’amygdale (Adolphs et al., 1994, 1995 ; Bechara et al., 1995 ; Calder et al., 1996c ; Young, Hellawell, Van de Wal, & Johnson, 1996 ; Young et al., 1995). Enfin, des enregistrements sur des cellules isolées chez les primates ont montré que la magnitude de l’activation neuronale dans le cortex temporal inférieur n’a pas été affectée par la valence associée des stimuli, générée par récompense (Rolls, Judge, & Sanaghera, 1977). De manière similaire, l’imagerie cérébrale fonctionnelle chez des êtres humains a montré que le conditionnement négatif de visages n’a pas produit une activation différente dans le cortex visuel comparé à l’absence de conditionnement (Buchel et al, 1998). Ainsi, le contexte émotionnel seul n’affecterait pas l’activation du cortex visuel.

Une explication possible pour rendre compte des points de vue divergents soulevés ci-dessus est que l’effet émotionnel trouvé dans le système visuel a été confondu avec des variables à caractère non émotionnel, qui ont pu interagir avec la valence émotionnelle des stimuli visuels. Un tel mélange pourrait être lié à l’attention, au degré de reconnaissance, aux traits catégoriels (c’est-à-dire, les visages, les objets) et aux traits visuels (Rotshtein et al., 2001). Ainsi, plusieurs paramètres inhérents aux visages peuvent interagir avec le traitement de la valence émotionnelle des stimuli visuels. Dans notre étude, ces paramètres ont pu être contrôlés, soit en rendant leurs effets nuls, soit en les manipulant pour étudier leur(s) manifestation(s). Les détails de ces contrôles sont donnés dans le chapitre 4. Au préalable, dans le chapitre 3, nous énoncerons les hypothèses qui ont été les fils conducteurs de notre travail doctoral.