Hypothèse d’une perception catégorielle des expressions faciales émotionnelles

Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre 2, l’hypothèse des relations spatiales visuelles catégorielles versus métriques est relativement proche de l’hypothèse de perception catégorielle versus continue des expressions faciales. La nature catégorielle de la reconnaissance des expressions a largement été mise en évidence par des études antérieures (par exemple, Calder et al., 1996b ; Etcoff & Magee, 1992 ; White, 2002 ; Young et al., 1997). L’interprétation en faveur d’une perception catégorielle prédit une meilleure discrimination entre des paires de stimuli se situant loin des prototypes qu’entre des paires de stimuli proches des prototypes. Rappelons que, pour ces auteurs, un visage prototypique contient 100% de l’émotion pour laquelle il est considéré comme prototypique (par exemple, un visage prototypique de « joie ” contient 100% d’émotion de joie, tandis qu’un visage prototypique neutre contient 100% d’expression neutre).

Deux indices permettent d’apporter des arguments en faveur de la nature catégorielle ou continue de la perception des expressions faciales. Un premier indice consiste à comparer les performances quand la discrimination porte entre d’une part, dans la tâche de valence, le visage de référence (100% neutre) et les visages proches de ce visage (contenant entre 10% et 20% d’émotion) et, d’autre part, dans la tâche d’intensité, les visages de référence (50% neutre, 50% joie ou peur) et les visages proches de chacun de ces deux visages (contenant entre 30% et 70% d’émotion). Nous avons observé une meilleure discrimination (seulement au niveau des bonnes réponses) dans la tâche d’intensité que dans la tâche de valence. Précisons que Young et al. (1997, p.298) n’avaient considéré que les bonnes réponses comme indice dans les tâches de discrimination, n’utilisant les temps de réponse que pour vérifier qu’il n’y avait pas de compromis vitesse - précision. Il y a deux façons d’interpréter les résultats de notre étude, dans l’optique de tester l’hypothèse de perception catégorielle des expressions faciales. (i) Si l’on considère que les participants ont perçu les expressions faciales comme un continuum allant d’une certaine émotion à une deuxième émotion (positive et négative) sans transition par une expression neutre, alors la tâche d’intensité pourrait s’apparenter à une tâche nécessitant une discrimination intra-catégorielle (puisque la discrimination se réalise à l’intérieur d’une émotion, variant de 10% à 90%) et la tâche de valence à une tâche nécessitant une discrimination inter-catégorielle (puisque qu’elle se réalise entre deux émotions différentes). Dans ce cas, les résultats nous conduisent à conclure que la discrimination intra-catégorielle est meilleure que la discrimination inter-catégorielle, d’où une interprétation concluant à une absence d’effet de perception catégorielle. (ii) En revanche, si l’on considère que les visages peu intenses ont été considérés comme des visages neutres, alors les représentations émotionnelles des participants consistaient en trois catégories (positive, neutre, négative). Dans ce cas, la tâche d’intensité pourrait s’apparenter à une tâche nécessitant une discrimination inter-catégorielle (puisque les visages de référence contiennent autant d’émotion positive ou négative que neutre, 50%) et la tâche de valence à une tâche nécessitant une discrimination intra-catégorielle (car le visage de référence contient 100% d’expression neutre). Cette dernière interprétation serait conforme à l’hypothèse de perception catégorielle des expressions faciales (Calder et al., 1996b ; Etcoff & Magee, 1992 ; Young et al., 1997).

Un deuxième indice, permettant d’apporter des arguments en faveur de la nature catégorielle ou continue de la perception des expressions faciales, est l’observation, au niveau des bonnes réponses et des temps de réponse de la tâche d’intensité, des changements des résultats autour des visages de référence de manière symétrique c’est-à-dire à la fois vers les visages les plus et les moins (émotionnellement) intenses. Pour les bonnes réponses, ce changement est relativement brutal, tandis que pour les temps de réponse, ce changement est plus continu (voir Figures 12 et 11 respectivement). Ces résultats, symétriques pour les visages contenant plus de 50% d’émotion et pour ceux contenant moins de 50% d’émotion, suggèrent que les expressions neutres pourraient apparaître comme une véritable catégorie et que ces expressions peu émotionnelles ne seraient pas considérées comme « rien ”, mais au contraire, elles perdraient leur valeur de signal de manière abrupte à un certain point, pour devenir un état « neutre ” qui est une catégorie propre. Considérer l’expression neutre comme une catégorie nous permet de poser l’hypothèse selon laquelle la tâche d’intensité pourrait être traitée comme une tâche nécessitant une discrimination inter-catégorielle, les visages de référence se situant à mi-chemin entre deux catégories, la joie ou la peur et le neutre, et la tâche de valence comme une tâche nécessitant une discrimination intra-catégorielle, le visage de référence étant alors perçu comme un visage prototypique neutre. Nous proposons qu’une façon d’apporter des arguments dans le débat vision catégorielle - continue serait de proposer une expérience dans laquelle dans la tâche de valence, la réponse « neutre ” serait un choix supplémentaire possible, avec les réponses « positif ” et « négatif ”. En forçant la détection explicite de l’expression neutre, nous pourrions observer dans quelle mesure cette expression est perçue comme effectivement neutre.

Nos données rejettent cependant l’hypothèse de perception catégorielle dans sa forme la plus forte, qui postule que les différences à l’intérieur d’une catégorie peuvent ne pas être perçues du tout. En effet, le nombre de bonnes réponses et les temps de réponse des participants dans la tâche de valence pour les expressions de peur et de joie étaient plus cohérents avec des arguments multidimensionnels ou liés faiblement avec la vison catégorielle de la perception des expressions faciales : alors que la distance avec le prototype neutre augmente, le nombre de bonnes réponses diminue et les temps de réponse augmentent de manière significative, reflétant une incertitude sur l’appartenance des membres à une catégorie près des frontières catégorielles. En revanche, loin des frontières catégorielles, les temps de réponse et dans une moindre mesure, le nombre de bonnes réponses, ne varient plus de manière significative (Figures 13 et 14). En poussant notre interprétation plus loin, nous pouvons proposer la notion de catégories à l’intérieur de catégories ; en particulier, nous pouvons conclure que la présence de plusieurs sauts observés relativement près des frontières catégorielles pourrait suggérer la présence de catégories à l’intérieur de la catégorie « neutre ”.

Le résultat montrant une meilleure discrimination entre des stimuli loin des prototypes que proche, et généralement observé même si les membres de paires proches des prototypes et ceux de paires loin des prototypes sont séparés d’un même nombre de pas dans le continuum, a préalablement été trouvé à la fois pour des tâches de discrimination séquentielle (ABX) et simultanée (Young et al., 1997). Notre expérience apporte donc de nouveaux arguments en faveur d’une perception catégorielle des expressions faciales, avec une tâche de discrimination différée.