5. Discussion générale sur les expériences 4, 5 et 6

L’objectif général que l’on s’était fixé dans cette série d’expériences était de mettre en évidence l’existence d’un traitement automatique de l’expression faciale, grâce au paradigme d’amorçage. Cette hypothèse a été confirmée. Puisqu’il n’apparaissait pas dans l’expérience 4, ce traitement semble se réaliser rapidement, comme le proposent les théories évolutionnistes (Darwin, 1872). L’amorçage négatif observé dans l’expérience 5 peut être interprété comme résultant d’un traitement des expressions faciales au cours duquel les caractéristiques des traits faciaux sont extraites. Deux expressions faciales identiques partageant plus de caractéristiques visuelles que deux expressions faciales différentes, l’attention portée aux expressions serait plus longue quand la proximité perceptive visuelle est plus importante. Même si deux visages appartenant à deux individus différents exprimant la même expression ne mettent pas en jeu les parties du visage de manière semblable, des traits perceptifs globaux et universels nous permettent de les comparer et de les catégoriser (Etcoff & Magee, 1992), au-delà des différences interindividuelles. L’amorçage facilitateur observé dans l’expérience 6, dans laquelle un traitement explicite de l’information émotionnelle était requis, est un résultat en faveur de l’hypothèse de l’existence d’un traitement purement visuel dans l’expérience 5. Loiselot et Koenig (1998) avaient obtenu un amorçage facilitateur de l’expression faciale avec une tâche de familiarité. Pour réaliser cette tâche, un traitement perceptif visuel n’étant pas suffisant (White, 1999), nous postulons qu’un traitement nécessitant l’extraction de l’information émotionnelle avait été probablement requis.

Le traitement de l’expression de joie a entraîné un traitement particulièrement rapide de la couleur et semble être à l’origine de l’amorçage négatif. Cet effet peut s’expliquer par le « biais de positivité » : il semble que tous les visages de joie contiennent des variantes d’un signal stéréotypé : le sourire (Adolphs et al., 1996). En raison de l’utilisation de visages non familiers, ce résultat ne peut toutefois pas être expliqué en termes d’une association congruente entre un état affectif positif (la joie) et l’utilisation de visages affectifs (familiers), comme c’est le cas d’autres expériences (Loiselot & Koenig, 1998). Par ailleurs, la colère a également été détectée rapidement. Ce résultat indique que la colère semble attirer l’attention, mais il ne prouve pas que c’est l’expression de colère en elle-même qui est détectée plus rapidement (Fox et al., 2000). D’après Darwin (1872), les émotions peuvent être distinguées en deux catégories : celles qui excitent et celles qui dépriment. Lorsque toutes les fonctions du corps et de l’esprit, - mouvement volontaire et involontaire, perception, sensation, pensée, etc., - s’accomplissent avec plus d’énergie et de rapidité qu’à l’état normal, on peut dire de l’Homme ou de l’animal qu’il est excité ; dans le cas contraire, on peut dire qu’il est déprimé. Darwin (1872) a cité comme exemples d’émotions excitantes la colère et la joie, et comme exemples d’émotions dépressives la frayeur, le désespoir, et la tristesse. Ainsi, la colère et la joie seraient caractérisées par des traits visuels qui auraient une capacité particulière à capter l’attention ; la théorie de Darwin (1872) est proche de la théorie de Davidson (1995) postulant l’existence de comportements d’approche et de retrait. Une autre explication possible consiste à considérer la fréquence à laquelle dans la vie quotidienne nous sommes confrontés à certaines émotions par rapport à d’autres. Ainsi, ces différences d’occurrences peuvent conduire à un traitement plus rapide, comme c’est le cas pour la joie ou la colère, par rapport à la surprise ou au dégoût.

Enfin, un autre indice soutenant l’intervention d’un mécanisme de traitement basé sur les traits des expressions pour accéder à leur reconnaissance est la répartition des mauvaises réponses orales, représentées sur les graphiques de la Figure 22. En effet, elle montre que les erreurs commises ne sont pas réparties au hasard : la colère a été fréquemment confondue avec le dégoût (deux émotions négatives) et inversement, et la joie avec la surprise (dans ce cas, il est possible que la surprise ait été perçue positivement par opposition aux deux autres expressions), et inversement. Force est de constater, par exemple, que les traits caractéristiques des expressions de dégoût sont plus proches physiquement des traits appartenant aux expressions de colère (par exemple, les sourcils sont retroussés) que des traits caractéristiques des expressions de joie (dans le premier cas, les sourcils sont retroussés et la bouche est fermée, tandis que dans le second cas, les sourcils ne sont pas retroussés et la bouche est souvent ouverte). Dans ce cas, nous suggérons que les expressions ont été identifiées grâce à l’extraction des traits du visage : les expressions faciales n’étaient plus traitées comme une configuration globale, un traitement basé sur les traits constitutifs de ces expressions faciales ayant pris le relais (White, 1999). Ces résultats ne sont pas incompatibles avec l’idée de l’existence d’une configuration globale dans le traitement normal du visage. Il semble simplement que le traitement basé sur les traits faciaux devienne parfois le traitement le plus efficace. Le traitement requis pourrait dépendre des exigences de la tâche.