9 Modèles et médiatisations ou médiation d’un témoignage

La Bible ne donne de représentation d’aucune sorte de ce qui constitue Dieu lui même le Vivant dont le nom lui-même YHVH n’est prononçable que si celui qui l’énonce l’habite des voyelles qui lui manquent. Il invite donc l’homme à l’habiter.

Ces représentations sont toujours dénoncées au contraire, comme les idoles que l’ancienne alliance demande de ne pas adorer et de ne pas confondre avec Le Vivant.

Le message biblique se situe tout entier sur un autre mode que le mode théorique. Il nous faudra pourtant bien affronter diverses représentations et affronter le message biblique à celles-ci.

La représentation de l’acte d’éducation se développe selon deux grands modèles.

Le modèle pédagogique scolaire qui fut dégagé par Jean HOUSSAYE, selon le triangle pédagogique.

Le modèle éducatif au sens large qui fut dégagé par Guy AVANZINI.

Depuis Jean HOUSSAYE 165 , une modélisation directement inspirée du modèle de la maïeutique socratique est très souvent usitée pour analyser et décrire l’acte pédagogique est celle du triangle pédagogique à trois pôles : le savoir, l’enseignant, l’élève.

La médiation est, selon ce triangle, triple entre chacun des trois pôles. L’enseignant est médiateur entre le savoir et l’élève. Le savoir est médiateur entre l’élève et l’enseignant. L’élève est médiateur entre le savoir et le maître.

Cette vision intéressante du point de vue de ses débouchés sur la pratique pédagogique en reste délibérément prisonnière en quelque sorte en en restant à une sorte d’immanence exclusive de la relation où tout se jouerait dans l’horizontalité d’une intersubjectivité.

Cette vision des choses conduit par répercussion au glissement pour chacune des trois médiations aboutissant à la substitution exclusive de cette médiation par l’outil 166 chargé d’opérer les réajustements, les remédiations lorsqu’un problème, un déséquilibre constaté se pose et que l’on veut le résoudre. Exemple : si un problème se pose dans l’une des trois dérives que suggère HOUSSAYE selon le principe du tiers exclu, prenons la dérive démiurgique qui exclut le savoir pour ne privilégier que la relation maître élève, on va trouver la réponse par une mise en place d’une technique, voire d’une organisation qui va permettre de “remédier” à cette médiation problématique.

Ainsi, nous aurions glissé à partir du modèle du triangle pédagogique à une vision techniciste de l’apprendre et de l’enseigner qui a dominé au cours des années quatre-vingt.

Le triangle éducatif qui se joue, selon AVANZINI 167 , entre trois pôles différents, finalités, représentations, et les contenus, élargit notre regard jusqu’à l’acte éducatif hors scolaire. En effet, la notion de représentations inclut par définition l’ incomplétude, dans ce que les linguistes pourraient appeler le discours du maître, et le discours de l’élève. 168

Pour être complet on pourrait y ajouter le discours du savoir et le discours des finalités explicites de l’institution scolaire ou éducative. Si nous reposons donc la relation pédagogique sur la relation éducative fondatrice cette notion de discours nous renvoie à l’ incomplétude et à l’incontournable nécessité de l’acte de foi initial.

Dans le modèle éducatif de Guy AVANZINI, l’acte de foi est donc, selon notre analyse, implicitement suggéré comme étant fondateur de l’action éducative. Ce modèle pose trois pôles principaux qui sont en effet les contenus, les représentations et les finalités.

Et nous retrouvons par là, la question essentielle que pose le message biblique. Toute finalité éducative suppose un acte de foi, comme toute fin éducative suppose un fondement et un mouvement vers elle. Ainsi, se poserait la première question de la Bible à l’éducation : Où est ton fondement, quel est ton acte de foi ?

L’acte de foi, dans une pensée déiste, oscillerait entre transcendance et immanence, entre pensée magique et pensée mécaniste, dans une pensée anthropomorphiste, il aurait du mal à se situer sur un autre fondement que l‘hypostase du doute systématisé d’où émerge la construction idéologique, totalisante. Le kérygme en Christ, nous pourrions tout aussi bien dire le mystère du Christ, tout à fait Dieu, tout à fait homme, comme la révélation de Dieu dans l’histoire des hommes au travers de l’histoire d’Israël ouvre un espace nouveau et un dialogue singulier entre immanence et transcendance, un trouble entre gestes et pensées.

La relation “Je tu “ qui en émerge tant du point de vue de Dieu que du point de vue de l’homme, n’est cependant pas contenue dans ce que les théoriciens nomment la relation intersubjective.

Je est je. Tu est tu. Ils identifient l’un et l’autre des personnes singulières. L’une et l’autre entrent en dialogue, non en système. La personne y est interpellée davantage que le sujet.

L’intersubjectivité est un système de représentations qui tente de s’approprier le “je” et le “tu” pour les rendre opérationnels vis à vis d’une construction théorique cohérente.

Nous pensons à HABERMAS bien sûr mais aussi déjà dans une moindre mesure peut-être à la phénoménologie selon HUSSERL précurseur de cette philosophie allemande contemporaine et donc aussi selon HABERMAS, qui perçoit des éléments de la vérité dans l’intersubjective mouvance d’une relation entre sujets.

Il nous faudra affronter ces représentations en sachant que la modélisation n’est pas la voie choisie par la révélation biblique pour délivrer son message.

Cette voie biblique en est même à l’opposé.

L’intersubjectivité qui suppose une référence encore au système des représentations n’est pas la relation “Je” “Tu” qui ne veut s’attacher qu’aux faits, actes événements d’une histoire.

C’est par ce phylum, qui suppose l’émergence de la foi, que nous est arrivé la révélation biblique.

Il s’agit d’un dernier obstacle qu’il nous faut contourner pour entrer dans le mystère de la révélation biblique et de son impact éducatif sans trop en déflorer la quintessence.

Toute relation éducative est, disent les spécialistes , mue dans un rapport à une médiation. La médiation pédagogique n’est pas dans l’outil comme a voulu le faire croire le langage techniciste contemporain.

La médiation n’est pas la médiatisation.

La médiation n’est pas non plus contenue à l’intérieur de ce qu’on appelle vulgairement les médias, ceux-ci ne sont que des porte-voix des amplificateurs, augmentant quantitativement le nombre de personnes concernées par le message ou encore facilitant l’accès pratique à celui-ci.

La médiation ainsi réduite au médiatique supposerait une relation morte où l’effet recherché prédéterminé se voudrait déterminant pour la suite et irrévocable en même temps qu’unilatéral et univoque : “J’ai un objectif de message parfaitement clos et défini et je me sers du media technique pour atteindre cet objectif. Mais cette relation d’ordre technique suppose que j’aie le sentiment d’avoir quelque chose à faire ou à enseigner vis à vis d’un autre sans effet de réciprocité en dehors d’un champ préétabli par le technicien ou la structure éducative. Par exemple l’école.”

Ainsi, ne se joue pas simplement ou même pas du tout la relation éducative. Apprendre et enseigner sont réversibles et finalement se rejoignent s’épousent et se fécondent mutuellement.

La relation éducative est une quête sur fond de réciprocité.

Lorsque je parle vraiment ce n’est jamais avec la sensation de l’effet seulement recherché, mais avec le sentiment qu’il faut dire un rapport à la vérité.

La médiation est davantage dans ce rapport à la vérité recherchée communément, une vérité qui n’est pas la possession de quiconque mais qui est la quête commune de chacun.

La médiation n’est pas seulement, non plus, dans la recherche de la vérité, elle est elle-même cette vérité même insaisissable qui cependant se laisse nommer invoquer, prier, chercher et, comme par intermittence, posséder. Elle se nourrit et se révèle aussi dans cette quête de vérité, essentielle à chacun

Les modèles selon HOUSSAYE et AVANZINI débouchent, l’un sur la technique pratique, l’autre sur la théorie modélisante. Si en fait de médiation, le triangle pédagogique de notre point de vue qu’à la médiatisation, dans le triangle éducatif tout est relativisé et questionné par les concepts de représentations et de finalités mais ceux-ci supposent qu’on parvienne à formuler théoriquement celles-ci et que cette théorisation soit acceptable.

Nous n’échappons donc pas totalement au problème, non plus.

Tout modèle, par définition, substitue à un moment donné à la relation “je” “tu’ dont nous parle BUBER, 169 la relation “Je” “cela”. La Bible toute entière nous invite à éviter ce passage dans la communication de l’homme à l’homme ou de Dieu à l’homme dans tout ce qui n’est pas de la relation à l’objet inerte .

Il nous faut sortir du dilemme, nous proposons, non pas un modèle mais une formalisation chronologique de l’acte décomposant en trois temps l’accueil, le passage, l’envoi l’acte d’éducation. Nous verrons que, bibliquement, cette description même est renversée, inversée, par endroits : l’homme est choisi, envoyé, tel Abraham 170 , ou encore Jérémie 171 , avant d’être accueilli et enseigné, c’est le cas des disciples de Jésus et des premiers apôtres 172 .

Nous entrons dans une autre perspective qui nous déplace alors du côté du regard de Dieu auquel le message biblique invite à entrer en communion, indiquant, en Jésus, le chemin pour y parvenir. Nouvelle grammaire, nouvelle perspective qui simultanément accueille, inclut et transcende la chronologie, l’histoire. Ici l’ accueil féconde l’envoi et le passage et la chronologie est soudain bousculée.

Sans doute est-ce là qu’intervient l’Esprit-Saint, dont le témoignage intérieur est selon CALVIN 173 l’attestation pour le chrétien que la parole biblique est parole de Dieu.

Théo PREISS, mort encore très jeune, théologien qui enseigna à Montpellier dans les années quarante, développa ce que CALVIN avait appelé le témoignage intérieur de l’Esprit-Saint.

Théo PREISS écrivait :

‘“Ce témoignage intérieur est en réalité, une chose très simple, si simple que nous avons du bien du mal à la saisir et à en parler. Il s’agit de l’événement où Dieu touche le coeur de l’homme et lui témoigne qu’il est devenu son enfant en Jésus-Christ.” 174

Il reste deux choses :

  • l’absence ou refus du modèle est ici exigé. L’Esprit-Saint est une personne, un témoin, non un modèle.
  • le dialogue avec les modèles ne semble cependant pas pouvoir être contourné pour entrer dans le cadre de la problématique que nous nous sommes assignée.

Une pédagogie ne peut être pensée comme autre que si elle se distingue et si elle se compare justement à d’autres.

Il ne faudra pas donc s’enfermer dans les modèles mais dialoguer avec eux. Il faudra s’en expliquer dans un va et viens incessant. L’ incomplétude de nos raisonnements, la finitude de nos points de vue, se devront donc d’être présentes au coeur de notre démarche.

Dans l’évangile de Jean, avant d’annoncer sa mort et sa résurrection et l’envoi de l’Esprit-Saint, Jésus fait cette réponse à Thomas qui lui demandait comment connaître le chemin pour le suivre :

‘“ Jésus lui dit : Je suis le chemin la vérité la vie, nul ne vient au Père que par moi. Si vous me connaissiez vous connaîtriez aussi mon Père et dès maintenant vous le connaissez et vous l’avez vu.” 175

Plus que dans une doctrine, cette connaissance est révélée par et dans l’amour mutuel des disciples. Après qu’il ait lavé les pieds de ses disciples, Jésus leur fait cette recommandation.

‘“ À ceci tous connaîtrons que vous êtes mes disciples si vous avez de l’amour les uns pour les autres. 176

Le Père, le Fils, le Saint-Esprit ne sont pas des modèles mais des personnes. Ils augurent d’une médiation nouvelle à l’antinomie de la médiatisation. Au fondement de la foi christique ils témoignent mutuellement les uns pour les autres, les uns des autres, chacun pour les deux autres, les deux autres pour chacun, ils témoignent mutuellement les uns pour les autres, les uns des autres, chacun pour les deux autres, les deux autres pour chacun.

Ils invitent à une communion, ils en témoignent, communion d’amour, fondé sur le don d’amour, don gratuit de la kénose, mouvement inversé de Dieu vers l’homme prenant à contre-pied toute démarche spéculative ou religieuse, et obligeant pacifiquement mais radicalement celles-ci à se situer désormais devant elle. Dès lors, modéliser, parler de la révélation sous forme de modèles qui fut toute la tentative de la pensée gnostique néo-platonicienne que combattit Saint AUGUSTIN, revient à renier ce mouvement et à l’inclure dans le cadre d’une spéculation construite.

Cette démarche gnostique induirait que la spéculation pourrait percer le mystère de la révélation.

Ceci reviendrait à nier ou à rejeter au second plan le mystère fondateur du christianisme. Le fait de l’altérité de Dieu par rapport à l’homme, du Fils par rapport au Père, du Saint-Esprit par rapport au Père et au Fils, altérité et pourtant invitation concrète concrétisation invitation à la parfaite communion, communion parfaite.

Car des personnes supposent enfin une autonomie d’action, qui se lit dès les premières lignes de l’évangile et de la Bible 177 .

Nous pouvons davantage lire l’action du Père du Fils et du Saint-Esprit mais il nous est impossible, voire même interdit par le texte biblique lui-même au risque de le dénaturer si nous en refusons l’invitation, de modéliser, c’est à dire contenir dans nos visions ce qui concerne, non nos visions ou projections théoriques mais la vie, non nos spéculations mais ce qui les fonde, non nos idées mais leur prix. Jésus l’exprime ainsi à Nicodème docteur d’Israël.

‘“Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit “ 178
Notes
165.

HOUSSAYE Jean “Théories et pratiques de l’éducation scolaire” t 1 ” Le triangle pédagogique” Lang Berne 1988 ; ( 273 ).

166.

Il s’agit, bien entendu, de l’outil au sens large. Je veux dire la technique, et plus largement, la réflexion sur les procédures. Tout ce qui est contenu dans la question : “Apprendre oui mais comment ?”

167.

AVANZINI Guy in doc. “les grands courants de la pensée éducationnelle contemporaine” . 9 pages Univ. Lyon 2 ( V. 7 165.)

168.

DÉRYCKE Marc " Relation éducative ? " Un. J. Monnet St Etienne. 1992

169.

BUBER Martin “Je et Tu “ Paris Ed. Aubier Montaigne, 1938-1981 préface de Gaston BACHELARD ; (172 pages).

170.

Genèse XII 1 “ L’Éternel dit à Abram: Va-t'en de ta patrie de ton père, dans le pays que je te montrerai.”

Ainsi commence l’histoire d’ Abram qui devint Abraham.

171.

Jérémie écrit : La parole de l’Éternel me fut adressée en ces mots :

” Avant que je t’eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais et avant que tu fusses sorti de son sein, je t’avais consacré ...” Jérémie IV 4 à 6

172.

Citons ces passages :

“ Il monta ensuite sur la montagne il appela ceux qu’il voulut , et ils vinrent auprès de lui, et pour les envoyer prêcher avec le pouvoir de chasser les démons.” Marc III 13 à 15 Nous pourrions multiplier les exemples pour les disciples.

Citons simplement dans l’évangile de Matthieu IX 9 :

“De là étant allé plus loin, Jésus vit un homme assis au lieu des péages, et qui s’appelait Matthieu. Il lui dit : “Suis-moi” . Cet homme se leva et le suivit.”

173.

CALVIN écrit : “Le témoignage du Saint-Esprit est plus excellent que toute raison, car combien que Dieu seul soit tesmoing suffisant de soy en sa parolle, toutesfois ceste parolle n’obtiendra point foy aux coeurs des hommes si elle n’y est séellée par le témoignage intérieur de l’Esprit. Parquoy il est nécessaire que le mesme Esprit qui a parlé par la bouche des prophètes entre en nos coeurs et les touche au vif pour les persuader que les prophètes ont fidèlement mis en avant ce qui leur étoit commandé d’en haut”.

CALVIN Jean “L’institution “ Éditions J D Benoît t1 (VII, 4) à la page 97.

Si l’expression est attribuée à Calvin, elle constitue une des constantes de la réforme qu’on retrouve dans la toujours actuelle confession de foi de La Rochelle (1559).

174.

Théo PREISS (1910 - 1950) “Le témoignage intérieur du Saint-Esprit” .cahiers de la théologie protestante( numéro 13) édition : Delachaux Niestlé Neuchâtel 1946 ; (à la page 38).

175.

Jean XIV 5 à 7

176.

Jean XIII 35

Dans l’évangile de Jean le lavement de pieds des disciples remplace selon les théologiens, la cène.

177.

Toute l’histoire biblique depuis Noé et même Adam et Éve montre un Dieu qui prend l’initiative de ramener l’homme vers lui, jusqu’à donner son propre fils en rançon. “ Car mes pensées ne sont pas vos pensées et vos voies ne sont pas mes voies, dit l’Éternel,autant les cieux sont élevés au dessus de la terre autant mes voies sont élevées au dessus de vos voies et mes pensées au dessus de vos pensées.” (Ésaïe LV ; 8 à 10 )

178.

Jean III 8