14 Le chemin et le marcheur

Ni théorie, ni non plus doctrine directement révélée en tant que telle en tout cas, le message biblique présente dès l’amorce d’une approche une singularité flagrante, qui supposait bien l’existence de ce chapitre consacré à la question du protocole.

Pour clôturer ce chapitre, il nous faut encore justifier, sinon de sa présence, du moins de la forme de l’ensemble de cet écrit tel qu’il vient d’être présenté dans les lignes qui précèdent :

Le théologien juif Josy EISENBERG mentionne dès l’origine de la promesse faite à Abraham un étrange et bien singulier mystère.

‘Il est en effet symptomatique que l’apparition du Patriarche sur la scène biblique ne se soit pas faite sous les espèces d’une révélation théologique mais sous forme d’une promesse d’une terre ! On imaginerait plutôt l’histoire du pionnier du monothéisme commençant par une révélation du genre : “ Écoute Abraham l’Éternel est Un!” Or, il n’est pas question de théologie dans les divers messages que Dieu adresse au Patriarche, et qui correspondent essentiellement à trois thèmes, la promesse d’une terre, celle d’une descendance, et l’exigence éthique. 198

Josy EISENBERG fait bien entendu allusion à l’entrée en scène d’Abram qui n’est pas encore Abraham.

‘L’Éternel dit à Abram : Va-t'en quittant ta terre, ta patrie et ta maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir; je ferai de toi un grand peuple. 199

L’accomplissement en Christ, selon la perspective chrétienne, s’inscrit en ce chemin, il exprime ce chemin de la promesse. Selon ce mystère de l’incarnation dont témoigne finalement déjà la remarque de Josy EISENBERG, l’accomplissement trouve naturellement sa mesure, non en une idée, non en une vertu, mais en une personne.

Il nous faut à présent poursuivre cet écrit en quête d’élucidation de ce marcheur singulier et de son singulier chemin.

Le mode de cette investigation ne peut être lui aussi que singulier. Et nous évoquons ici, pour en marquer une relative similitude avec le nôtre, l’itinéraire d’un Gabriel MARCEL 200 ou d’un Franz ROSENZWEIG 201 , qui, l’un et l’autre, dans le dédale des pensées contemporaines de la première moitié de ce siècle, nous semblent avoir entrouvert ce chemin singulier. Le premier, tenant un journal métaphysique, fit peu à peu entrer sa philosophie dans ce corps à corps avec lui-même et le sens jusqu’à se convertir au catholicisme en 1929. Le second qui voyait, comme le premier, dans l’esprit d’abstraction une source absolue de confusion idôlatre de la raison, essaya, à partir d’une lecture juive de la Bible, largement ouverte sur le christianisme, d’ouvrir la pensée contemporaine sur un nouveau mode de penser, débarrassé des résurgences helléniques 202 .

Les deux, donc, l’un, selon la perspective juive, l’autre, selon la perspective chrétienne, entrouvrirent la porte d’un “nouveau penser” qui puiserait dans le mystère singulier de la révélation chrétienne ou dans la culture biblique ses sources.

L’un et l’autre relièrent tout au long de leurs écrits et de leur itinéraire, le chemin de leur pensée, au marcheur qu’ils étaient, dans le quotidien concret des histoires, de leurs vies. L’un et l’autre voyaient dans le système clos, le danger premier, le miroir aux alouettes de la pensée, dont les états soumis à des idéologies totalitaires ont, en ce vingtième siècle, marqué un certain (peut-être malheureusement seulement provisoire ) sommet.

L’effet hypnotique du système se substitue à la quête de vérité, à l’incarnation de celle-ci. On retrouve d’ailleurs cette dimension critique et lucide, inspirée de la Bible, dans les écrits de Martin BUBER qui fut proche collaborateur de ROSENZWEIG dans son travail de traduction allemande de la Bible hébraïque. De même, Maurice ZUNDEL penseur chrétien atypique semble rejoindre la perspective chrétienne d’un Gabriel MARCEL. En tout cas dans un siècle où dominèrent les grands penseurs systémiques, du marxisme ou du structuralisme à la psychanalyse, force est de constater que la pensée spécifiquement chrétienne et juive s’est trouvée du côté de la résistance au nom du singulier de chaque personne, et nous pourrions ajouter, parmi bien d’autres, encore, à cette liste dans des champs disciplinaires ou culturels divers, Roger SCHUTZ,Karl BARTH, Maurice BLONDEL, Emmanuel MOUNIER, Jacques ELLUL, du côté du christianisme, Emmanuel LÉVINAS, André NEHER ou Josy EISENBERG du côté du judaïsme

Notre point de vue est amarré à un double ancrage, protocole biblique d’une part, protocole de notre écrit d’autre part. Les deux procédures ne sont à l’évidence pas semblables. Ce double ancrage propose un double risque. Ne pas satisfaire à la spécificité biblique, ne pas la reconnaître, d’une part. Manquer à la règle du jeu scientifique, d’autre part. La quête du sens, l’élucidation qu’elle suppose, nous paraît être comme un point commun des deux procédures, des deux protocoles, un lien entre les deux ancrages, une zone de rencontre.

Ruth Canter KOHN explique que, selon son point de vue, le point d’ancrage des sciences humaines est celui du marcheur 203 . Autrement dit, le chemin propre à une étude à une découverte ne prend sens en premier qu’en rapport à celui qui en effectue la démarche, il ne peut sans doute même en rejoindre d’autres qu’à ce prix. La démarche n’est pas perceptible seulement par les traces du chemin, mais à partir de la personne du marcheur. Ses points de vue secrets cachés, intimes, personnels sont dès lors d’une première importance. Une même méthodologie, peut en fait être habitée par des points de vue différents. Mais surtout toute méthodologie, tout cheminement scientifique cache une personne qui la nourrit l’initie et la questionne. Ce qui en fournit l’élucidation ultime n’est donc pas le chemin lui-même, mais bien donc la personne qui l’accomplit. Cette affirmation “ le chemin c’est le marcheur” nous semble faire se rejoindre notre double exigence d’élucidation. Elle justifie du point de vue de notre recherche, les notes connexes, les références aux écrits antérieurs notre cheminement propre. Elle justifie également et surtout étrangement le message biblique, d’une manière, singulière. Le marcheur, et le chemin, sont ici, selon la notion chrétienne de l’accomplissement, réunis dans la personne de Jésus-Christ.

Jésus, accomplissant, d’un point de vue chrétien, l’écriture et la loi, est bien celui qui dit justement, juste avant d’envoyer ses disciples en mission pour enseigner et baptiser les nations en son nom, dans la conclusion (déjà citée) de l’évangile de Matthieu, avoir reçu tout pouvoir sur la terre comme au ciel. 204 Il est bien celui qui dit également être le chemin la vérité la vie, l’exclusif chemin, conduisant au Père 205 , l’exclusif médiateur entre Dieu et les hommes. 206 Cette double dimension du chemin et du marcheur s’ouvre en effet de toute part sur les différents axes de notre étude.

Du point de vue de notre écriture, le chemin c’est l’écrit, le marcheur c’est nous même. La prise en compte singulière de nous même “écrivant “, et les références historiques de notre évolution à travers des traces d’écrits ainsi justifiée, nous entrons directement par ce mode dans un questionnement éducatif, prenant en compte et élucidant les obstacles, d’une part, les intentions d’autre part .

Du point de vue du texte biblique lui-même, élément central de notre étude, le chemin et le marcheur nous renvoient au déploiement de ce texte dans le monde, à son action d’une part, à sa composition interne, aux témoignages qu’il inspire et qu’il nourrit, nous sommes là au coeur de l’action éducative, prenant en compte selon chaque point de vue, les obstacles à un déploiement, à une intelligence de celle-ci, d’une part, le moteur qui la suscite, d’autre part.

Enfin, l’accomplissement de la parole dans la personne du Christ, selon le message chrétien, et les propres actes et paroles du Christ, nous introduit dans une lecture christocentrique, du texte, suivant, à la trace au long de son histoire, ce marcheur, qui se fait également chemin, vérité et vie, pour accomplir ce cheminement.

Le moindre de ces axes pourrait largement nourrir une ou plusieurs thèses universitaires. Nous nous situons dans cet écrit dans un préliminaire, un protocole, si nous en reprenons le terme, pouvant conduire à d’autres approches suivant par exemple tour à tour chacun de ces axes, voir sous-axes.

Nous tenterons, dans une perspective de redéploiement futur, donc de prendre en compte, chacune des dimensions que ces axes sous-tendent, autour d’un questionnement central, celui qui évoque la possibilité et la constitutivité d‘une pédagogie autre dont nous avons d’ores et déjà, par cette simple présentation, annoncé, sinon la possible explicitation, du moins la très probable existence.

Notes
198.

EISENBERG Josy “Histoire d’une géographie “ in “Le monde de la Bible “ numéro 100 Septembre Octobre 1996 ; pp 60 à 62; Citation page 62

199.

Genèse XII 1 ; (Selon la traduction citée dans l’article de Josy EISENBERG).

200.

MARCEL Gabriel “Le journal métaphysique” N R F 1927 , Gallimard Paris 1928 ; (386 pages).

MARCEL Gabriel “Être et avoir” “éditions Universitaires Paris 1991 réédition (192 pages).

(1° édition Aubier 1935) (357 pages).

MARCEL Gabriel Essai de philosophie concrète “ 1° titre : “Du refus à l’invocation “Gallimard Paris 1940 ; (376 pages).

MARCEL Gabriel “Homo Viator” Éd. Aubier Paris 1945 (nouvelle édition 1964) ; (376 pages).

201.

ROSENZWEIG Franz “Livret sur l’entendement sain et malsain” Cerf Paris 1988 ( écrit en 1921, non destiné à la publication il ne fut publié en langue originale qu’en 1964 ) ; (110 pages).

ROSENZWEIG Franz “L’étoile de la rédemption” Seuil Paris 1976 ; (523 pages)

202.

MOSÈS Stéphane “Système et révélation : La philosophie de Franz ROSENZWEIG “ Seuil Paris 1982 ; (352 pages).

MOSÈS Stéphane “L’ ange de l’histoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem” Seuil Paris 1992 ; (258 pages).

203.

KOHN Ruth Canter “Le chemin c’est le marcheur” in Perspectives Documentaires en Éducation INRP N° 28 (1993) (pp. 27 à 42). Sollicitée pour décrire son “itinérance “ personnelle en tant que chercheur Ruth Canter KOHN commence son article comme ceci :

Une curieuse tâche, que celle de dessiner son itinérance/itinéraire. On se construit soi-même en objet, obligé de plonger dans ses souvenirs et ses écrits afin d’y déceler du sens qui soit pertinent aux conditions de l’exercice. On est conduit à une suspension de soi (...). À la fois rapprochement et distanciation, il ne peut guère y avoir de travail plus impliqué et plus impliquant qui sont au coeur de ma problématique de chercheur.

Vu d’aujourd’hui, mon itinéraire me paraît tramé des rapports entre deux perspectives contrastées, voire contradictoires. Une vision du monde fonctionnaliste et rationalisante dispute le territoire avec une sensibilité à la complexité et à l’incertitude, celle qui a récemment trouvé expression dans l’approche paradoxale.” (à la page 27)

Ruth Canter KOHN développe ensuite, d’une part, la perspective de l’approche paradoxale qui insiste sur le fait que jamais, l’analyse, le modèle, la théorie, ne maîtrisent le tout d’une situation, et ne permettent de justifier dans l’urgence la nécessité des choix accomplis, et, d’autre part, la perspective de l’approche fonctionnaliste qui réduit toute situation à un fonctionnement obligé. Nous retrouvons dans cet article, l’opposition, nous semble-t-il, telle que celle que nous avions soulignée entre théorie et pratique d’une part, geste et pensée d’autre part, dès nos travaux de Licence. Antoine CABALLÉ 1992 (op. cit). (pp 1 à 3).

Voir également en notes connexes :

- numéro 6 : “Quelle raison retenir ?”

- numéro 9 : “Quelle raison rejoindre ? ”

Adjointes l’une et l’autre au prochain chapitre.

204.

Matthieu XXVIII 18

205.

Jean XIV 5 à 7 La réponse à la question de Thomas, qui se questionnait sans comprendre pourquoi Jésus disait à ces disciples qu’ils connaissaient le chemin où il allait. Nous reviendrons souvent comme un leitmotiv tout au long de cet écrit sur cette réponse que fait Jésus et qui marque l’exclusivité christique, en même temps qu’elle en signale la singularité écrasante.

206.

Hébreux VIII 6 ; IX 15 ; XII 24 ; I Timothée II 5 ; Hébreux VIII 16 ; IX 14 ; Jean XIV 6.