L’obstacle hellénique où le christianisme se substitue au Christ

L’incapacité de cette pensée contemporaine nous semble tenir dans le fait d’une lecture de la révélation chrétienne et de ses deux mille ans d’histoire au travers du prisme d’une rationalité grecque, donc toute extérieure à celle qui émane du texte biblique.

Les tentatives pour échapper à ce lent et apparent inexorable mouvement de l’histoire de la pensée, sont le fait de penseurs chrétiens, qui de KIERKEGAARD à BLONDEL, de MOUNIER à Gabriel MARCEL, jusqu’à Jacques ELLUL, tentent de regagner le terrain perdu et de lire enfin la rationalité grecque avec le prisme critique de la révélation chrétienne, mais ils ne semblent vouer qu’à retarder l’échéance, le mouvement global semble aller dans l’autre sens. Renverser ou inverser le mouvement de la pensée. Tel pourrait être l’enjeu d’une philosophie chrétienne. En tout cas celle-ci doit lutter contre les systèmes spéculatifs qui ont fleuri dans notre modernité.

Tous ceux, qu’après GLUCKSMANN, il est convenu d’appeler les maîtres penseurs, explicitement ou implicitement, se réfèrent fondamentalement aux faits de la mythologie ou de la pensée grecque.

KANT puisera dans la métaphysique d’ARISTOTE son rapport à la vertu aux finalités, en PLATON son idée d’une république gouvernée d’une élite de sages, HEGEL puisera en HÉRACLITE l’opposition entre esprit et matière, psyché et physis, la source de l’opposition dialectique qui régit le mouvement de l’histoire, MARX s’inspirera de la pensée matérialiste de DÉMOCRITE, NIETZSCHE ou CAMUS puiseront dans le mythe de l’éternel retour, de l’absurde, FREUD ressuscitera Oedipe et la liste n’est bien entendu pas exhaustive, loin s’en faut ...

HEIDEGGER, plus que tout autre, va tenter de fouiller au fin fond des racines grecques de la culture occidentale, il voit dans cette culture trois étapes d’un déclin. En effet, l’ Être se retirant progressivement du monde, Dieu créant le monde comme le dira HÖLDERLIN 213 (1770-1843) le poète bien aimé de Martin HEIDEGGER, en se retirant, il en résulte un déclin. “Dieu crée les hommes comme la mer crée les continents, en se retirant.” 214 Depuis le fragment d’ ANAXIMANDRE (-610 ; -546) “l’être est dans “la présence d’une découverture” 215 il s’agit pour HEIDEGGER de la première étape de ce cheminement de la pensée dans l’histoire.

HÉRACLITE (- 576 ; -480) distinguera physis et logos comme “ deux termes identiques et opposés qui expriment la seconde étape du déclin.” 216 .

La troisième étape serait celle de PARMÉNIDE (-544 -450) rompant avec la pensée dans l’unité de l’oubli et de la découverture, mais l’élève réflexivement au niveau de l’appartenance mutuelle de la pensée, comme maintien de l’attention sur l’être et de cet être, comme présence de l’étant pour un esprit qui a la précompréhension du sens ontologique. Après Parménide commence le règne de la métaphysique 217

Le paroxysme de la pensée métaphysique, son chant du cygne en quelque sorte, se trouveront, d’après HEIDEGGER, dans le nihilisme dont NIETZSCHE se fait le chantre, et le refus de penser désormais l’absolu en dehors de la négation, l’affirmation de la volonté de puissance, le dernier refuge en est désormais pour HEIDEGGER dans l’acte existentiel qui dialogue avec l’existentiale 218 incontournable réalité d’une distance, dont le langage est l’archétype en quelque sorte.

‘En fin de compte une certaine ontologie propre à HEIDEGGER semble possible : le langage est la manifestation instantanée de la différence ontologique, il est cet entre-deux à partir duquel le déclin s’explique. 219

Après HEGEL et MARX, HEIDEGGER regarde la philosophie grecque selon d’implicites valeurs ou représentations qui n’en sont pas issues. Entre autres son idée de l’homme et de l’histoire. Entre autre, ce cheminement de la pensée dans l’histoire lui viendrait plutôt de la Bible et d’Israël.

Il n’en reste pas moins que comme toute la philosophie contemporaine dominante, celle de HEIDEGGER consciemment ou inconsciemment compose avec la pensée biblique mais ne remonte pas jusqu’à sa source.

Toute sa démarche même si elle part et s’appuie sur la distance ontologique, l’insondabilité de l’être, ne reconnaît d’autre expression que la spéculation voire la convocation de Dieu. Comme dans la mythologie grecque chantée par HÖLDERLIN, pour HEIDEGGER, Dieu s’est retiré et il ne cesse de se retirer depuis. L’homme est livré à lui-même, il ne lui reste que la volonté d’existence et la spéculation éclairée toute tendue vers l’être.

Notes
213.

Poète allemand condisciple de HEGEL au séminaire protestant de Tübingen, il exprime dans une poésie pleine de romantisme et d’innocence un panthéisme, nostalgique de l’Être absent, que le poète recherche dans son poème, son langage.

214.

GRANGER Émile “Ils m’appellent le vieux ” Le Centurion Paris 1984 p 123 ; ( citant HÖLDERLIN ).

215.

TROTIGNON Pierre “HEIDEGGER sa vie, son oeuvre “ PUF Paris 1965 ; (à la page 61).

216.

In ibidem; (pages 61-62).

217.

In ibidem; (page 62).

218.

Nous employons ce mot dans le sens de HEIDEGGER : dimension constitutive de l’existence reliée à l’Être. (cf dictionnaire de LALANDE).

219.

In ibidem ; (pages 62 63).