L’obstacle de l’irréductible distance ontologique

À l’opposé, pourrait-on dire, de la mort de l’homme, HEIDEGGER, disciple récalcitrant de HUSSERL, réhabilite l’ontologie, l’être. Il postule, contre son professeur, l’impossibilité d’une philosophie objective, donc, d’une phénoménologie purement scientifique. Il postule le caractère parfaitement insondable de l’être, sa primauté.

À ce courant supra humaniste, nous pourrions opposer ou adjoindre le courant déiste ou théiste, dont les témoins de Jéhovah constituent une pointe parmi d’autres. Dans ce dernier courant, reprenant, pour l’amplifier, la thèse de l’arianisme, la distance entre Dieu et l’homme, malgré le Christ, demeure intacte. Le fils n’y est pas égal au Père et la notion trinitaire y est plus que remise en cause.

Ce qui fait se rejoindre théisme classique, déisme et strict humanisme est en fait l’impossibilité pour les uns d’imaginer la place de Dieu et pour les autres celle de l’homme, dans le fait tout simple et pourtant fondateur de la foi : que Dieu ait tant aimé le monde qu’il donne son Fils pour le sauver 233 .

Ils ignorent l’un et l’autre que ces places ne sont plus à imaginer mais à accueillir.

Tout se passe donc comme si, deux mille ans après, la révélation chrétienne faisait tout autant scandale 234 , pour ceux qui se disent proches, les théologiens, ou ceux encore qui se déclarent croyants, comme pour ceux qui se veulent savants et veulent tout comprendre avant de croire, tout simplement, que Dieu ait tant aimé le monde qu’il se donne lui même en rançon pour son salut.

Les docteurs pharisiens (attachés aux textes littéraux de la loi) ou sadducéens (qui rationalisaient les écrits pour en soulever les contradictions avec le sens et qui ne croyaient pas en la résurrection), c’est à dire les hommes officiellement avertis des choses de Dieu, comme ceux qui côtoyaient l’humanité du Christ, les habitants de Nazareth, étaient également scandalisés par le mystère de l’homme Dieu.

Les uns, au nom de la grandeur de Dieu, les autres, au nom de la modeste humanité de Jésus que rien ne distinguait de chacun d’eux.

C’est ce conflit entre théocentrisme et anthropocentrisme, inhérent à toute quête existentielle, mais renforcé dans la modernité , depuis DESCARTES qui les rend hermétiques l’un à l’autre, dans son système de pensée, ce que MOUNIER 235 montra comme la source de beaucoup de malentendus, sur la pensée cartésienne ; c’est ce conflit donc, qui est réduit par le mystère de l’incarnation.

Théocentrisme et anthropocentrisme se fécondent l’un l’autre en Jésus Christ, ils ne se repoussent plus, ils participent l’un et l’autre d’une autre nature, et de Dieu et de l’homme, en rupture avec les représentations et spéculations humaines.

La méditation sur la distance ontologique par HEIDEGGER ne semble pas en soupçonner la résorption, pas plus que tel comportement strictement légaliste d’un esprit religieux qui réduirait sa foi à une obéissance à une série de préceptes.

La distance est rompue en Jésus entre Dieu et l’homme, mais ce cheminement de l’incarnation est déjà en route dans le langage et l’histoire biblique qui en annonce la révélation et qui nourrit l’histoire du peuple d’Israël.

C’est ce langage qu’il nous faudra sonder pour en entendre quelque chose de ces résonances ( raisonnances) internes.

Notes
233.

Jean III 16 “Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croie en lui ne périsse point mais qu’il ait la vie éternelle” (Second)”Dieu en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son Unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais qu’il ait la vie éternelle.” (TOB)

234.

Matthieu chapitre 13 verset 55 à 57 (version TOB); Jésus scandalisait les gens de Nazareth qui l’avaient vu grandir dit le texte biblique “était pour eux une occasion de chute” . (Une note de la TOB dit : “Littéralement : Ils étaient scandalisés par lui.“). Ils disaient : “ d’où lui viennent cette sagesse et ces miracles ? N’est-ce pas le fils du charpentier ? Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie, et ses frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? Et ses soeurs ne sont-elles pas toutes chez nous? D’où lui vient tout cela ? “ (On peut lire Matthieu au chapitre 15 versets 1 à 12), Jésus scandalisait les pharisiens qui lui reprochaient le fait que ces disciples transgressaient la tradition des anciens. évangile de Jean chapitre 11 versets 45 à 55

235.

in” Bulletin des amis de E. MOUNIER” Doullens Juin 1977 numéro 47 Extrait des conclusions de la thèse d’Emmanuel MOUNIER “Du conflit entre l’anthropocentrisme, et le théocentrisme dans la philosophie de DESCARTES.” op. cit.