L’obstacle de la pensée séparée

La révolution copernicienne de la métaphysique depuis KANT signifie clairement que Dieu est inconnaissable par la raison pure. A PHILONENKO spécialiste de KANT le cite :

‘“ Les planètes écrit KANT vues de la terre, tantôt vont en arrière, tantôt s’arrêtent et tantôt vont en avant. Mais si le point de vue est pris du soleil ce que la raison seule peut faire, elles suivent selon l’hypothèse de COPERNIC régulièrement leur cours ... Mais ... nous ne pouvons nous placer à ce point de vue quand il s’agit de point de vue d’actions libres. Car ce serait le point de vue de la Providence. 252 ”’

La dimension prophétique biblique de la parole inspirée est ainsi purement occultée et rendue implicitement impossible par KANT qui malgré les références chrétiennes de sa pensée semble couper la branche de l’arbre sur laquelle celle-ci repose. Ainsi, la Bonne Nouvelle est réduite dans sa traduction kantienne à une morale ou à une éthique c’est à dire comme contenue entre une théorie et une pratique tenues de l’expliciter et de la mettre en forme.

Cependant, la Bonne Nouvelle de l’homme nouveau, transfiguré épousé, régénéré, recréé, dépasse les limites de la compréhension de toute morale et de toute éthique, de toute relation théorie pratique.

L’essentiel est dans “le langage de la croix” et de la rédemption compréhensibles l’un et l’autre qu’à partir d’une lecture biblique de l’histoire, qui révèle le passage d’Adam à Jésus, de l’homme pécheur à l’homme réconcilié, de la mort à la vie.

La mort ou la vie, tel est bien en effet l’enjeu essentiel où se livre l’évangile. Enjeu même du combat traversant toute la Bible.

La limite de la pensée selon la modernité est dans l’enfermement de la raison humaine dans sa logique interne qui n’en constitue qu’un des paradigmes pourtant.

La raison humaine se propose d’être elle-même son propre instrument de mesure, et de s’affranchir ainsi de toute transcendance, de toute spéculation existentielle, pour se subdiviser entre rationnel (raison pure) et raisonnable ( raison pratique).

Pour reprendre les termes de la pensée kantienne, nous pourrions dire que l’objet se présente comme le paradigme de la raison pure : logique de la pensée objective. Le sujet se présente comme le paradigme de la raison pratique : la réflexion morale que suppose l’existence des sujets, donne accès à la faculté de juger.

Tout cela contenu encore ou critiqué par le paradigme objectif de la raison pure. Il manque l’Esprit-Saint que KANT semble finalement ignorer comme constitutif de la raison, sinon comme témoin et inspirateur de celle-ci.

La Bible semble ignorer cette distinction entre rationnel et raisonnable. Elle ne distingue que la volonté de puissance de l’homme dont Babel est la figure, et le cheminement de la révélation par la foi, de Noé à Abraham, Moïse , David, les prophètes, jusqu’à Jésus. Elle oppose moins deux raisons que deux royaumes. Le royaume de Dieu ne fonctionnant pas sur le registre des puissants de ce monde. Elle ne reconnaît que le sage ou le juste et l’insensé.

Elle propose un passage de la mort à vie et non de l’incohérence à la cohérence, dont l ‘esprit stoïque, ou mathématique seraient les figures.

L’Esprit-Saint pour reprendre l’image des planètes employée par KANT déplace l’homme du côté du soleil. L’aveuglante lumière qui rendit Paul aveugle sur le chemin de Damas ne permet plus à l’homme de raisonner comme s’il ne connaissait pas ce mystère de Dieu qui se fait homme et invite au Règne.

Ce fut toute l’expérience de PASCAL ce fut sans doute celle de saint ANSELME, et peut-être même, paradoxe des paradoxes, celle de KANT, dont on pressent à la lecture, la foi chrétienne, mais qu’il tient comme parfaitement insondable, à la manière de DESCARTES, et qu’il pose sans vraiment l’analyser dans ce qu’il croît être ses uniques conséquences, le rapport aux valeurs, aux finalités. Car, comme le signalera Hermann COHEN (1848 -1928 ), parlant de KANT :

‘“Ce qui est remarquable dans sa doctrine de Dieu, c’est son côté impersonnel, au sens courant du terme. Son caractère véritablement spirituel consiste dans l’élévation de Dieu à l’idée. ” 253

HermannCOHEN écrira même : ”Quand j’aime Dieu je ne pense plus à lui (...) “ 254 Or l’idée, ainsi élevée, sinon au rang de Dieu, du moins à celui de moyen prioritaire et donc pratiquement exclusif d’accès à Lui, exclut donc forcément, du moins provisoirement, au moins le temps pour l’idée de se poser en tant que telle, le geste dans lequel, elle s’inscrit, vers lequel elle retourne. C’est pourtant au coeur de ces mêmes gestes d’un homme réconcilié et unifié, appelé par son nom, en judaïsme, et, de plus, baptisé dans l’esprit, en chrisitanisme, que s’inscrit invariablement la parole biblique. Martin BUBER, qui voyait dans cette confusion entre l’idée de dieu et le Dieu d’Abraham, la source de l’échec de la philosophie kantienne, mais aussi celle de Hermann COHEN, qui bien que refusant l’opposition kantienne entre le sensible et la raison, fut le pendant de KANT en judaïsme, pour voir dans l’idée de Dieu l’expression parfaite de l’amour de Dieu écrit alors :

‘L’idée de Dieu , ce chef d’oeuvre de l’être humain, que l’homme voudrait identifier à Dieu, n’est rien d’autre que l’image des images (et certes la plus sublime d’entre elles), mais Il est Celui-qu’on-ne-peut-mettre-en-image (et même cette formule répugne à son être qui ne se laisse rien imposer). 255

KANT 256 parlera de trois types de preuves : la cosmologique (Dieu est la cause du mouvement du monde ), la physico théologique (l’expérience peronnelle d’une rencontre avec Dieu suppose bien une existence première) et l’ontologique (l’être suppose l’Être ), qu’il réfutera toutes trois dans la critique de la raison pure.

Nous pourrions évoquer encore le célèbre dieu horloger de VOLTAIRE développant dans son Dictionnaire philosophique son idée du dieu nécessaire pour contenir les hommes et expliquer l’ordre de l’Univers, entre autre.

Notons ici, de nouveau, comme un détournement de l’argument fondateur, dit cosmologique, de saint ANSELME, dans le Monologion; saint ANSELME prie comme le psalmiste, toute sa quête est prière; toute sa démonstration n’est que témoignage, comme pour PASCAL lors de son pari, alors que la pensée contemporaine raisonne selon la dichotomie raison pure, raison pratique.

Et déjà, bien avant KANT, VOLTAIRE comme DESCARTES, ne raisonnaient pas, ou plus, dans le sentiment priant de saint ANSELME qui rejoint celui du psalmiste. Ce que nous nommons l’obstacle hellénique que nous retrouvons particulièrement dans la dichotomie raison pure, raison pratique consiste donc à une restauration de la distance entre Dieu et l’homme faisant fi finalement dans le mode formel de la pensée du mystère de la révélation biblique dont il nourrit pourtant les valeurs auxquelles il se réfère. Il oscille entre "essentialisme" ou “existentialisme”. Il consiste pour le penseur à se transporter de nouveau dans la posture du prisonnier de l’allégorie de la caverne spéculant sur le sens des ombres qu’il dissèque.

Mais, pour PASCAL ou Saint ANSELME, il n’est pas question de diviser la raison, tout leur être unifié participe de la quête de la foi. Tout contribue à la gloire de Dieu. Si PASCAL discerne trois ordres des choses 257 , l’ordre de la chair, gouverné par le corps, l’ordre de l’âme ou de la volonté, gouverné par la sagesse et la justice, l’ordre de l’esprit, gouverné par la curiosité intellectuelle, comme il disitngue également l’esprit dit de géométrie bâti sur la rigueur du raisonnement, de l’esprit de finesse et de discernement 258 , sans doute qu’ANSELME n’aurait pas renié ces disctinctions. Saint ANSELME, trop souvent donc, fut trahi et méconnu. Son oeuvre fut souvent réduite trop abusivement, à une spéculation abstraite, à la seule preuve (pour reprendre le langage de KANT ) dite ontologique du Proslogion ou à celle plus cosmologique, voire physico théologique, du Monologion, jugées dépassées. Or, une confusion se faisait entre raison séparée, selon la dichotomie raison pure et raison pratique et raison unifiée. Saint ANSELME que des générations de philosophes, sans l’avoir peut-être même lu, ont taxé de rationalisme, écrit bien cependant, davantage pour exprimer que pour expliquer, devant la réponse de la foi, le trouble qu’il éprouve dans sa raison qui est aussi le trouble de tout son être :

‘“Seigneur, pourquoi mon âme ne te perçoit-elle pas, si elle t’a trouvé ?’ ‘N’a-t-elle pas trouvé quelqu’un qu’elle a trouvé être lumière et vérité ?’ ‘Mon âme se tend pour voir davantage mais au delà de ce qu’elle a déjà vu, elle ne perçoit que ténèbres ... L’oeil de mon âme est-il enténébré par suite de sa faiblesse ou est-elle ébloui par ton éclat ? (...) C’est pourquoi Seigneur tu es tel que rien de plus grand ne peut être pensé , mais tu es encore quelque chose de plus grand que tout ce que je peux penser.” 259

Pour saint ANSELME, en effet, la foi est quête d’intelligence, elle requiert intelligence et raison. Nous dirions aujourd’hui discernement, de la connaissance de l’Amour premier et de l’abandon total à celui-ci :“fides quaerens intellectum “ comme inversement l’intelligence est nourrie par la foi et se met naturellement en quête de celle-ci. Il reste que tout ce cheminement conduit, non pas à toujours plus de savoir théorique sur Dieu, mais à toujours plus d’émerveillement envers l’immensité de l’Amour gratuit manifesté par la rédemption. Si l’ argument de Saint ANSELME est raisonnable, il veut s’inspirer d’une profonde et exclusive référence biblique. Le Proslogion est comme le pari de PASCAL destiné à un adversaire incrédule mais un tant soit peu philosophe. Les arguments qu’il développe le sont donc a posteriori de sa propre découverte de la vérité de la révélation chrétienne. Il parle comme quelqu’un qui a la connaissance qu’il existe une lumière et qu’il suffit d’ouvrir les volets pour découvrir, il invite son interlocuteur à le faire. Tout son raisonnement se fonde sur -et rejoint- le témoignage. Il fait donc distinguer entre celui qui s’y réfère et s’en réclame, de l’athée, l’agnostique, le déiste, le théiste, du simple humaniste, de toute autre appartenance.

Le chrétien reconnaît en Jésus le Fils Unique de Dieu, premier né de la création nouvelle, le chemin vers elle, la vérité de toute chose, la vie donnée pour tous ceux qui l’accueillent, il est l’agneau de sacrifice qui réconcilie l’homme avec Dieu, l’homme avec son prochain, ami ou ennemi d’hier, l’homme avec lui-même. Pour que cette réconciliation fût nécessaire, il fallut bien que la séparation de l’homme d’avec Dieu ait été la source plus que d’un simple retirement de dieu du monde, comme le pensaient les grecs, et comme l’indique la mythologie hellénique mais d’une rupture à l’initiative de l’homme, où, en tout cas, d’une rupture où l’homme ait sa part : le péché. En cela, Jésus est le nouvel Adam (Adam veut dire homme au sens d’homme et femme en Hébreu), l’homme nouveau comme le déclare Paul dans l’épître aux Romains, thème qu’il reprend dans les épîtres aux Corinthiens, et aux Éphésiens 260 .

L’obstacle d’un dieu concept

En 1907, semblant suivre SPINOZA sur ce point, Henri BERGSON écrivait l’improbabilité de l’existence du néant du fait même de l’ impossibilité à le concevoir à partir de lui-même. 261 Pour BERGSON, la conception du néant ne peut partir que d’une négation ; en cela, elle est soumise et dépendante, comme inférieure en qualité, à l’affirmation qu’elle dénie. Plus loin encore il développe que l’affirmation de la conception du néant est comme assujetti à une aporie incontournable, une contradiction insolvable entre le fait de concevoir une idée et le néant lui-même.

BERGSON dialogue avec le nihilisme philosophique sans se briser sur le récif de l’argumentation par l’absence, de la distance ontologique irrémédiable, de l’impossibilité existentielle de se tenir du côté du soleil, du côté de la providence, impossibilité que KANT signala. D’ailleurs, ce dernier argument, KANT le développera en quelque sorte, en l’illustrant, selon un point de vue pratiquement symétrique, en prenant l’exemple, devenu fameux, des cent thalers, c’est à dire en se situant résolument du côté de la spéculation pure. Pour KANT, on ne peut considérer l’existence contenue dans le concept, et surtout comme dépendante de celui-ci.

‘Cent thalers objets ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car comme les thalers possibles expriment le concept, et les thalers réels l’objet et sa position en lui-même, si celui-ci contenait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier, et par conséquent il n’y serait plus conforme. 262

Si nous considérons KANT et BERGSON le lieu du débat s’est déplacé, il n’est plus entre essence et existence de Dieu, il se situe sur le plan de la logique formelle. Ce qui est dénoncé dans les deux cas est, ici le raisonnement asyllogistique, là, l’aphorisme absurde, voire encore l’aporie fondatrice. Mais KANT argumente à partir d’une vision matérialiste, ou d’une métaphore matérialiste, “cent thalers “ qui feront sursauter HEGEL 263 .

BERGSON prend le problème à l’envers et dit que puisqu’il est absurde et alogique de penser le néant, il est évident qu’il existe quelqu’un ou quelque chose.

De toute façon nous en restons encore et toujours à la spéculation. Nous pouvons conclure à son sujet avec Bernard PAUTRAT.

‘... Il faut croire au fond qu’une preuve ce n’est pas grand chose quand manque la chose prouvée.” 264

À cette posture spéculative, la Bible substitue le signe de la blessure, la circoncision évoquée en introduisant cet écrit, se traduisant encore dans la place du blessé du bord du chemin. Le blessé de la parabole du samaritain.

Pour lui, il n’est plus question d’absence spéculée mais de réalité. Quelqu’un se portera-t-il à son secours ? Oui ou non ?

“Où est ton frère Abel ? 265 inaugure la question de l’Éternel posée à Caïn dans le livre de la Genèse au soir du meurtre d’Abel.

L’enjeu biblique, si nous nous référons au caractère intrinsèque de son développement, est loin de la cohérence par rapport à des prédicats, des hypothèses, des finalités. Cet enjeu est situé résolument sur la question d’un choix primordial tout aussi décisif que personnel . Ce choix exprime l’alternative entre la mort ou la vie, dont les définitions respectives finissent par se confondre avec haine ou amour, injustice ou justice, désordre et paix. Alternative décisive qui change tout 266 .

‘“Il (Abel) répondit : je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? Et Dieu dit : “Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi.“ 267

Dès lors, le propos de la Bible n’est pas de démontrer que Dieu existe à partir de spéculations humaines. Mais de conduire l’homme à devenir le gardien de son frère. De l’arracher à la malédiction du péché et de la mort.

Pour y parvenir, la voie de Dieu ne sera pas celle des hommes. Le sang du Christ, sur la croix, répare le meurtre initial. Il donne sa vie gratuitement, il choisit de la donner pour indiquer simultanément la voix du pardon.

Ce sang versé, cette vie donnée, dont l’eucharistie de la cène fait mémoire et restitue la grâce, sont des prémices de la vie nouvelle, de la création nouvelle.

La Bible ne se propose pas de démontrer l’existence de Dieu, par la voie de la pensée spéculative, pas plus qu’elle ne se propose de parler de Dieu, elle s’annonce comme parole de Dieu et au bout de cette parole le verbe se fait chair, il sort un homme, pour reprendre l’expression de Jacques ELLUL, le Fils Unique , le sauveur du monde, le premier né de la création nouvelle, Jésus le Christ.

Si pour reprendre -à contre pied ou en prolongement ?- et transformer la métaphore de KANT nous substituons Jésus aux cent thalers, la Bible pourrait souscrire à son exclamation.

‘Mais je suis plus riche avec cent thalers réels que si j’en ai l’idée. 268

L’idée comme idole de Dieu, serait le veau d’or que fabriqua le peuple d’Israël pour remercier son Dieu de l’avoir délivré d’Égypte. YHVH n’est pas dans le veau d’or 269 , il est insaisissable, le vivant.

Ce que la Bible dénonce dans son propre texte comme le veau d’or est bien plutôt la tentative d’enfermement de YHVH, le vivant, dans les systèmes des constructions humaines, que sont les idoles.

Idoles de pierre, ou immatérielles de la pensée, comme celles des astrologues et les devins entourant Israël, dans l’Ancien Testament, comme aussi dans le Nouveau Testament, celles des sadducéens ne croyant pas à la résurrection et spéculant sur les textes de la loi à partir de catégories de la pensée formelle et que Jésus met en déroute en proposant une autre dimension, celle du Royaume, ou encore les pharisiens qui réduisaient le texte de la loi à son application à sa lettre sans percevoir l’esprit qui l’inspirait, et dont Jésus dénonce la cupidité, et la recherche de l’apparence.

Nous essaierons, dans ce chapitre, de lire le texte selon son invariance, en dialogue avec les spéculations et convocations contemporaines mais sans inféodation, a priori, ni a posteriori.

Cette invariance est d’Adam à Jésus, le chemin de la création nouvelle. En Jésus, toute spéculation cesse. Tout est réconcilié. Jésus dit de lui même, être ce chemin qu’il accomplit et qu’il inspire. Tel est le message qui fonde dès l’origine, plus que le christianisme, la naissance même de l’église.

Jésus ne s’annonce pas lui-même et ne se révèle pas aux disciples comme le fruit d’une spéculation intellectuelle humaine ou d’une mathématique divine mais l’incarnation d’un acte d’amour sans mesure, le chemin, la vérité et la vie, comme Jésus lui-même l’explicite en annonçant indirectement sa mort et sa résurrection au disciple Thomas qui se demande comment faire pour le suivre.

‘Thomas lui dit : Seigneur, nous ne savons pas où tu vas : comment pourrions-nous en connaître le chemin ? Jésus lui dit : Je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Et dès maintenant vous le connaissez et vous l’avez vu. 270 .”’

Comme le dira l’apôtre Paul dans sa lettre à l’église de Corinthe Jésus exprime une double rupture tant par rapport aux spéculations philosophiques des hellénistes, que par rapport aux dogmatismes religieux de certains hébreux. Spéculations et dogmatismes ne sont des constructions humaines, incapables d’appréhender et de sonder la folie de l’amour pour l’homme manifesté sur la croix.

‘Les juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse: mais nous nous prêchons Christ crucifié; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés tant juifs que Grecs. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. 271

La connaissance de Jésus n’est pas spéculation ni convocation, elle est rencontre de Dieu Père, Fils, Saint-Esprit, en sa personne. L’initiative en est de Dieu, le Dieu d’Israël est une personne qui prend des initiatives.

C’est cela que la pensée contemporaine semble dans l’impossibilité de penser ou même d’imaginer, sans doute parce que cela est impensable et inimaginable selon les catégories d’une pensée purement spéculative ou convocatrice. Il faut ajouter que Dieu, dans la Bible, ne se conçoit pas mais qu’il se rencontre, qu’il prend toute l’initiative de cette rencontre.

S’il peut être contingent de spéculer sur son existence ou non quant à notre propre vie, le fait de le rencontrer change tout. Certes, HEIDEGGER, peut-être plus que les autres cités, imagine le caractère insondable de l’être, la dimension ontologique, essentielle, de l’expérience existentielle, mais ce qu’il n’imagine pas, c’est l’inconcevable, c’est l’inimaginable, que tout soit accompli en une personne, la personne de Jésus.

Nous retrouvons dans l’enfermement de Dieu dans l’idée que l’on s’en fait, ou dans l’être dans sa dimension idéelle, idée non plus stabilisée mais se déplaçant dans l’histoire et provoquant le mouvement de celle-ci, un nouvel écueil à éviter prolongeant l’hellénisme et qui se fonde dans la philosophie dite chrétienne de HEGEL et qu’il nous faudra bien cependant encore éviter.

Le texte biblique ne nous décrit certes pas un Dieu immobile, il retrace bien ce mouvement des représentations dans une histoire qui va de l’alliance et la promesse jusqu’à la loi puis à l’annonce de la grâce parfaite en Christ. Mais le moteur de cette histoire n’est pas la dialectique hégélienne, c’est à dire une théorie formalisable ou non, ou encore un inéluctable enchaînement de causes et d’effets.

Le moteur de la révélation est Dieu lui-même, marchant avec l’homme, se révélant et agissant dans une histoire humaine dans l’humble quotidien.

Ici, judaïsme et christianisme se rejoignent, puis se séparent. Car, cependant encore, l’invariance, selon le paradigme de l’accomplissement en Christ, que nous avons évoqué comme étant le paradigme chrétien de la lecture biblique, tient dans cette rétroaction, ce feed-back, qui en fait reconnaître a posteriori le chemin, la prophétie, l’annonce. D’ Adam à Jésus une deuxième création se fait jour, c’est à travers l’accomplissement de celle-ci par les chemins de l’alliance que nous lirons l’invariance du texte biblique.

Cette lecture rétroactive n’annule donc pas l’écriture ancienne, mais veut en révéler l’inspiration première et directrice.

Elle ouvre comme un champ nouveau le rapport de quiconque avec elle et qui plus est, à partir d’elle.

Elle veut en donner la compréhension dans la cohérence nouvelle que donne le don d’amour gratuit pour le monde, manifesté par Dieu, dans le don de son fils, Jésus le Christ, pour le salut du monde, c’est à dire, pour la sortie du destin de finiitude, de la maladie, du mal et de la mort, comme fin des choses, par une invitation à la vie, par la vie, par les actes qu’elle suppose, et non par l’idée de la vie, pour entrer dans la perspective d’une communion active dans l’Esprit-Saint, communion d’esprit avec Dieu Père, et Jésus Fils, dès la vie aujourd’hui, pour la vie éternelle.. 272

Ce don d’amour gratuit n’est pas né, objectivement, de l’émergence d’un concept nouveau, mais existentiellement de par l’irruption d’une parole, d’une personne, dans l’histoire des hommes.

Toute la question de la foi est là.

Ce Dieu est-il construit comme concept ou accueilli comme vivant ?

Certes, les concepts des hommes, nous l’avons déjà entrevu, sont comme traversés par cette révélation et ne sortent pas indemnes de celle-ci, qui, par une sorte d’action rétroactive, on pourrait parler de pédagogie rétroactive, obligera désormais chacun à se positionner face à elle, et qui transformera, peu ou prou, le rapport de chacun :

  • avec Dieu qu’on ne peut plus évoquer comme seule idée pure qu’en le réduisant en quelque sorte à un concept, et en contredisant la révélation elle-même, qui le présente comme créateur, vivant et Père
  • avec soi-même dont on devra désormais prendre en compte comme une proposition offerte, le statut de fils, de personne unique et singulière, par laquelle, avec laquelle, en laquelle, Dieu adresse une parole appelant une réponse forcément libre et singulière ...
  • avec le le prochain, envers qui les sentiments portés rejoignent dans l’injonction biblique ceux portés vers Dieu lui-même, et sont désormais entés sur cette injonction incontournable
  • avec la création vivante, dont l’homme est appelé à être le gérant
  • avec le monde désenchanté de lui-même que l’homme est appelé à gouverner, et, donc à transformer
  • avec les choses réduites désormais au statut de l’inerte et de l’objet

Mais, paradoxalement, tous ces éléments d’une sorte de révolution pré-copernicenne n’ont pas pour point de départ objectif un processus de spéculation mais une parole qui se donne objectivement comme révélation de Dieu vers l’homme, et adressée à chacun, identifié comme personne singulière, chacune appelée par son nom.

Notes
252.

KANT Emmanuel “ Réflexions sur l’éducation “ Jacques Vrin Paris 1966 Traduction et notes par A. PHILONENKO (2° édition 1974) ; (159 pages). à la page 25. Référence tirée de Vermischte schriften der Fakultäten” ; (pp 635 à 636).

253.

Cité par Martin BUBER in

BUBER Martin “Eclipse de Dieu - Considérations sur les relations entre la religion et la philosophie.“ ; titre original : “GOTTESFINSTERNIS - Betrachtungen zur Beziehung Zwischen, Religion und Philosophie “ ; aux éditions Manesse Zurich Suisse ; 1953 ; traduit de l’allemand et annoté par Éric THÉZÉ avec la collaboration de Chantal VÉRIN et Pascale SEILLIER ; Nouvelle cité Paris 1987 ; ( page 63 ).

254.

Dans un de ses cours prononcés à Berlin en 1913 1914. In ibidem page 63

255.

Ibidem ; (page 65).

256.

in Critique de la raison pure Paris G F III sections, 3, 4, 5

étudié et commenté par Bernard PAUTRAT in ANSELME de Cantorbery “Proslogion” Allocution sur l’existence de Dieu” (traduction et notes de Bernard PAUTRAT). (Flammarion Paris 1993 ) (texte rédigé en 1077 ou 1078) ; ( pp 125 à 132).

257.

PASCAL Blaise “Pensées “ Selon la classification de Léon BRUNSCHVICG (1° édition en 1897 ) dans l’édition de 1972 ; Librairie Générale Française Paris ; pensée 1 ; (405 dans l’édition originale ).

258.

In ibidem ; pensée 460 ( pensée 85 dans la version initale ) ; (page 211 )

259.

Cité par le Père Abbé du Cantorbery dans son sermon à la cathédrale du Cantorbery “Anselme et l’émerveillement de Dieu” in revue “Les amis du bec-hellouin” numéro 104 Décembre 1993; (68 pages)pp 10 à 13 ; (à la page 12).

Passage tiré de Proslogion IX ; ANSELME de Cantorbery “Oeuvres philosophiques de saint Anselme” (Monologion-proslogion-de veritate- de libero arbitrio-de concordia-de voluntate) Avant propos et traduction de Pierre ROUSSEAU Aubier Montaigne Paris 1947 ; ( page 190).

260.

Romains V

BARTH Karl “Christ et Adam d’après Romain V.” Labor et fides Genève Paris 1959 ; (81 pages).

MAILLOT Alphonse “Essai sur le plan de l’épître aux romains” Extrait de la revue Bible et vie chrétienne n° 83 ; (86 pages). Imprimé en Belgique. I Corinthiens XV II Corinthiens V Éphésiens IV 22 à 24

261.

BERGSON Henri “L’évolution créatrice” PUF Paris 1962 ;102 ° éd. (1° édit ALCAN 1907) ; (372 pages). Lire le chapitre intitulé “l’existence et le néant” des pages 275 à 295. “ La négation n’est qu’une attitude prise par l’esprit vis à vis d’une affirmation éventuelle.”

262.

in Critique de la raison pure Paris G F III section 4 page 479

263.

HEGEL contestera la démonstration de KANT. Il écrit : “ Lorsque KANT dit : On en peut pas tirer la réalité du concept, le concept est appréhendé ici comme fini. Mais le fini est ce qui se transcende soi-même, et comme nous avions dû considérer le concept en tant que séparé de l’Être, nous avions justement en lui-même la relation à soi qui est l’Être.” in Bernard PAUTRAT 1993 ; page 144. Tiré de HEGEL G. W. F. ” Les preuves de l’existence de Dieu “ (Aubier Bibliothèque philosophique traduction H NIEL 1956) après la page 242 (page 245 ( ?)

264.

Bernard PAUTRAT 1993 op cit page 32

265.

Genèse IV 9

266.

Voir encore en note connexe numéro 9 adjointe à ce chapitre (op. cit.): “Quelle raison rejoindre ? Faisons le point. Quel enjeu ? La cohérence spéculative ou la vie ou la mort ? ,

Extrait de : Antoine CABALLÉ 1994 ; (pages 259, 260, 261 )

267.

Genèse IV 10

268.

KANT “ Critique de la raison pure “ op. cit BARNI ARCHAMBAULT Flammarion 1987 page 479 III 401

269.

Exode XXXII

270.

Jean XIV 5 et 6 op cit

271.

I Corinthiens I 22 à 25

272.

Jean III 16 “Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son fils ....”