L’obstacle historico-critique “dur”

Nous avons déjà signalé, en tout début de notre écrit, pourquoi le développement, à partir d’Ernest RENAN 273 , d’ailleurs marqué dans sa jeunesse par l’étude de HEGEL 274 , de la méthode historique critique “dure”, appliquée dans la modernité, à l’étude et à l’exégèse, en surplus des sciences bibliques traditionnelles, dont nous définissons également par ailleurs certaines composantes 275 , ne permettait pas, par la nature même de son origine, se rapportant en référence ultime à ce que “je pense de Dieu “ plutôt qu’à “ce que Dieu cherche à dire”, de donner la raison intrinsèque, contenue dans le message biblique.

Ernest RENAN (1823, 1892)conditionna le regard sur l’histoire chrétienne, sur celle du Christ, comme sur celle d’Israël 276 , à sa conception rationaliste de l’homme et de Dieu, du christianisme et du judaïsme, ce qui lui fit remettre en cause tout ce que cette raison lui interdisait de comprendre.

Ce qui semble échapper à cette méthode dure de la critique biblique, c’est d’abord le fait que la Bible fournit elle-même, d’elle même un regard historique, donc un certain regard critique.“ Vous avez entendu qu’il été dit” (...) ” Moi je vous dis “ 277 dit et répète Jésus au sermon sur la montagne. Paul multiplie les allusions à l’Ancien Testament, pour dire que la loi était le “pédagogue” 278 qui conduisait au Christ, à la foi qui justifie. 279 Il y a donc, subrepticement, une substitution de l’acte de foi fondateur, du Christ, à la science spéculative.

Une oeuvre de jeunesse l’Avenir de la science” ou “Pensées de 1848” 280 de RENAN ( 1848 publiée en 1890) en dénote semble-t-il, d’ailleurs, l’ambition.

Plus largement, cette démarche se nourrit d’un anthropomorphisme culturel, toujours latent, certes en chacun, mais statufié par elle, en quelque sorte, qui ne fait lire la révélation qu’à partir d’une conception propre à l’époque, voire à la lecture personnelle de celle-ci, à la conjecture et à la conjoncture de la pensée, depuis l’époque et le lieu depuis lesquels le regard est porté.

La conjecture 281 qui, par définition, n’est qu’hypothèse se fait toute puissante et se pose en arbitre de l’interprétation, elle se substitue à la foi. La conjoncture 282 qui, par définition, n’est jamais figée et définitive, mais de nature évolutive, statue alors de manière définitive et clôt l’argumentation, sur le fond et la forme, quitte à permettre ensuite le dialogue, mais sur d’autres bases de toutes façons que celles qui fondèrent le témoignage initial tel en tout cas qu’il se révèle dans l’écriture même.

Certes, conjectures et conjonctures sont des obstacles incontournables, de tout discours scientifique, de tout regard porté sur l’histoire. Elles sont la marque même de ce que nous appelons le discours. Mais justement, la Bible propose un passage du discours à la parole, et ce passage s’opère par le moyen de la foi. Peut-on faire l’économie au nom de la science, de ce que la Bible dit d’elle même. Évidemment pas. Là se situe un paralogisme de la démarche historico-critique “dure”.

Aujourd’hui, en illustration de ce que nous venons de signaler, comme un sommet, un paroxysme, d’une méthode historico-critique dure, l’école dite de Chicago, fondée par Robert W FUNK, dirigée par J. Dominic CROSSANT, professeur d’histoire biblique, composée de catholiques et protestants, publie cinq évangiles “five Gospels”, associant aux quatre évangiles, l’évangile apocryphe de Thomas, dont le manuscrit complet fut retrouvé en 1945, en Égypte, à Nag Hammadi. Les paroles qu’ils attribuent de façon certaine au Christ y sont en rouge, celles qui, d’après eux, sont transformées sont en rose, celles qui proviendraient d’admirateurs ou d’ennemis de Jésus sont en noirs, celles qui refléteraient la pensée du Christ, sans être originellement de lui, sont en gris. 283 Nous voyons bien la dérive, le talon d’Achille, d’une telle vision des choses. Selon quels critères se font ces distinctions ? On procède, pour le déterminer, entre experts, par vote ... à bulletin secret.

Ces chercheurs, regroupés dans une institution intitulée Jésus Seminar, fussent-ils animés des meilleures intentions, ne sont-ils pas à l’évidence en contradiction, dans la forme et dans le fond, avec le mode de transmission selon lequel le message est arrivé jusqu’à nous ? Difficile d’imaginer, en effet, que nous puissions aller beaucoup plus loin, au nom même, paradoxalement, de la révélation chrétienne, dans la non prise en compte du mystère de la révélation lui même. Car là survient la critique maximale à laquelle cette méthode ne peut, nous semble-t-il, d’aucune manière, répondre. Qu’attend-elle de l’écriture ? Selon quel arbitraire s’attribue-t-elle le droit de n’en garder que ce qu’elle croit bon devoir y trouver ? N’a-t-on pas là, une réduction du texte, à une grande auberge espagnole où chacun ne trouve que ce qu’il a lui même décidé d’y trouver, ou qu’il a lui même décidé d’y apporter. On semble oublier que le livre ne se présente pas comme parlant à propos de Dieu, mais comme parole de Dieu transmise à des hommes par d’autres hommes, certes, mais parole de Dieu tout de même, c’est tout le mystère de l’incarnation.

Tout cela est évidemment fortifié, par le fait du peu de sources historiques autres que les évangiles pour nous donner des indications sur Jésus. Les historiens officiels qui entourent les temps de la vie du Christ, sont principalement FLAVIUS JOSÈPHE (37 100) et TITE (- 64 vers 10).

Nous n’avons, au travers d’eux, que très peu d’indications sur la personne de Jésus et le milieu palestinien où il vivait. TITE est mort vers l’an 10, donc trop tôt. FLAVIUS JOSÈPHE ne fait que de brèves allusions aux chrétiens, qui se réclamaient d’un certain Jésus, dont, écrit-il, le frère Jacques sera lapidé, après que ANANNUS convoqua le sanhédrin (Antiquités Juives XX 9 1); mais beaucoup d’exégètes parlent d’interpolation pour ce qui concerne un autre texte au livre XXIII du même ouvrage (Antiquités juives) qui parle de la résurrection du Christ.

PLINE le Jeune (61 - 114), légat de l’empereur à Bithynie sous TRAJAN (98-117), vers 112 (lettre X 90) donne un témoignage, pour informer l’empereur des mesures qu’il a dû prendre contre certains chrétiens.

TACITE (55 - 120) , vers 116, explique (Annales XV 44) comment NÉRON (37-68) accusa les chrétiens d’avoir provoqué l’incendie de Rome en l’an 64 pour se disculper lui même face à la rumeur grandissante qui l’accusait. Enfin, SUÉTONE (70-128) (vie des douze Césars dont la vie de Claude XXV, et la vie de Néron XVI), fait mention essentiellement des déboires des premiers chrétiens, lors de l’ expulsion des juifs de Rome, sous le règne de CLAUDE (10 -54) 284 , comme des supplices infligés par NÉRON.

Ces témoignages païens, aussi fragiles qu’ils soient, rendent compte par une voie extérieure de l’authenticité historique de certains faits. Ces premiers chrétiens traversent des temps troubles, visiblement, ils ne sont pas intéressés par le pouvoir politique, mais leur foi en Kristos, apparaît au pouvoir romain comme une terrible superstition.

En tout cas, il semble y avoir entre eux et les pouvoirs de leurs temps, institués qu’ils soient religieux, ou politiques, juifs ou romains, un malentendu.

Les évangiles apocryphes, ne le sont pas par hasard, non plus. Apocryphe, signifie d’ailleurs, en grec, caché tenu secret. Ces évangiles laissent entendre une connaissance de Dieu de type initiatique ésotérique, voire théorique, totalement absente des quatre évangiles canoniques qui annoncent un Royaume “révélé aux enfants et caché aux intelligents et aux sages”.

La connaissance de Jésus nous est vraiment donnée essentiellement par la Bible. Les paroles même de Jésus dans les évangiles, se réfèrent sans cesse à cette parole ancienne. De là naît étrangement mystérieusement une objectivité de la révélation biblique d’où pourrait même naître l’objectivité tout court. L’évangile est très objectivement le seul lieu où se retrouvent unis le complètement homme le complètement Dieu dans la même personne et cela non selon le décret de cette même personne, mais selon l’accomplissement d’une alliance, d’une promesse qui n’est rencontrée que personnellement, individuellement par chacun.

Et vous qui dîtes vous que je suis ?” 285 Jésus non seulement ne fait pas de théorie sur lui-même, mais il n’impose pas de diktat non plus, il laisse découvrir comme une interpellation, qui il est. S’ouvre par cette interrogation adressée aux disciples, un lieu où l’espace de la liberté de chacun est respecté, et même protégé, jusqu’à être, comme à la Pentecôte fécondé dans son esprit, et cela est pratiquement une réalité ou vérité objective du texte lui même.

La seule objectivité possible dira même l’anthroplogue catholique Marcel JOUSSE (1886-1961) spécialiste du geste et de la langue orale et qui s’est beaucoup intéressé à la naissance de la transmission orale des évangiles.

Le problème, pensait Marcel JOUSSE, vient de ce que les évangiles furent transcrits en grec mais surtout à partir de la modernité relus à partir d’une vision “algébrosée”, disait-il, c’est à dire qui ne pénétrait pas la nature profonde de la culture araméenne du temps de Jésus.

Peu de temps avant sa mort il dit à un ami : “Là ce n’est pas outrance mais vérité. Qu’on m’accorde seulement cela : l’authenticité des Paroles de Jésus dans les évangiles et je mourrai content.” 286

Marcel JOUSSE retrouvait dans le texte biblique évangélique les rythmes et les constructions du style oral.

Il étudia, dans ses travaux, ce que la modernité tend à perdre au profit du verni de la civilisation gréco-latine : le rapport à la langue orale et sa transmission, le rapport de la transmission des gestes, au travers de ce qu’il nommait le mimisme. Marcel JOUSSE conforta à partir d’une analyse de la transmission orale et de l’anthroplogie du geste dans les sociétés traditionnelles, dont le milieu araméen, qu’il était plus que probable que les paroles du Christ aient été transmises telles quelles .

JOUSSE voyait l’objectivité purement descriptive naître avec cette révélation qui confère à l’homme une liberté nouvelle dont il peut faire un bon ou un mauvais usage.

L’homme peut à présent, en effet, non seulement accepter ou refuser Dieu, mais l’accepter ou le refuser de manière nouvelle, mais encore tenter d’inféoder le mystère fondateur à sa propre interprétation singulière en la légitimant du nom de science, telle la méthode historico-critique dure que nous réfuterons.

Notes
273.

Voir au paragraphe : “Une certaine difficulté méthodologique “ ; à la page 11

Note connexe numéro 8 adjointe à ce chapitre :

“Situation actuelle de la question suivant la raison à retenir

274.

RENAN avait vingt-deux ans, il était élève au séminaire d’ Issy, lorsque l’étude de HEGEL, provoqua en lui, une grave crise religieuse. Il en rapporte le témoignage dans “Souvenirs d’enfance et de jeunesse” (1883)

275.

Note connexe numéro 6 adjointe à ce chapitre “Quelle raison retenir ? “ op. cit.

Particulièrement la première page de cette note où nous évoquons l’apologétique, la haute critique, la basse critique, l’herméneutique, l’exégèse, la théologie biblique, la dogmatique ou théologie systématique ...

276.

Le véritable moment de la naissance historique de la pensée historico-critique, chez RENAN, pourrait être outre, “La vie de Jésus” dont le premier volume fut publié en 1863, suite à un voyage en Palestine (1860-1861), “ L’histoire des origines du christianisme“, écrit entre 1863 et 1883, dont l’ambition était de fonder un christianisme rationnel et critique.

L’ambition de RENAN était de fournir la méthode d’une lecture rationaliste de la Bible, comme le signale encore la rédaction de

“L’histoire d’Israël” ( 1887-1893), qui pourrait fournir le dernier constituant d’un triptyque.

Ne peut-on pas, d’un point de vue de pure méthode, dire que, lorsqu’il nie la possibilité, entre autres, des miracles, il inféode sa conception de Dieu telle que la Bible le révèle à un a priori tel que lui même se représente que Dieu et l’homme sont. Il y aurait là comme un paralogisme, voire un sophisme, caché, masqué, trompeur, et finalement, non scientifique, en tout cas non objectif.

277.

Sermon sur la montagne - Matthieu V.

278.

“ Ainsi la loi a été comme un pédagogue pour nous construire jusqu’au Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi” Galates III 24

279.

Entre autres : Toute l’épître aux Romains. Particulièrement : les chapitres III IV V VI VII . Plus particulièrement encore Romains III 19 ; VI 14 ;

I Corinthiens IX 20 à 21. Plus particulièrement les chapitres IX et X ;

Galates III et IV et V ; Hébreux III à XIII

280.

Dans cet ouvrage, RENAN voyait, dans la philologie, une science nouvelle qui allait fournir aux hommes les clés de la sagesse. Il voyait se lever le temps, (en précurseur du New-Âge ?) où la religion allait céder la place à une Poésie supérieure de la réalité. (Petit Robert des noms propres)

281.

Définition de la conjecture : Opinion fondée sur des probabilités. (Petit Robert).

282.

Définition de la conjoncture : Situation qui résulte d’une rencontre de circonstances qui est considérée comme le point de départ d’une action. (Petit Robert).

283.

“Une nouvelle façon de lire la Bible in” “Le point” 8 Avril 1995 ; 1177 “L’école de Chicago”; à la page 99

284.

Le livre des actes des apôtres en rend compte, lors de l’arrivée de Paul à Corinthe (Actes XVIII 2)

285.

Luc IX verset 20

286.

BARON Gabrielle “Marcel JOUSSE introduction à sa vie et à son oeuvre” CASTERMAN Paris 1965 ; à la page 302.