La poétique face à l’incarnation

La poésie selon le grec “poiésis” signifie création. La création pour les grecs est dans le texte non dans la chair, ni dans la vie, d’où le mythe, du grec “muthos “ (fable) 295 . La création poétique produit selon l’hellénisme l’allégorie et le discours, le verbe créateur selon la Bible donne la vie.

Si le théâtre grec est une leçon d’instruction civique, les fables du célèbre ÉSOPE (- VI° siècle probablement) que reprendra LA FONTAINE, sont des leçons de réalisme moral et une description des caractères des hommes. Ces formes se développent toutes sur un rapport à l’”idéellité”, à l’idéal. ROUSSEAU 296 reprochait aux fables d’être conclusives donc de tirer les conclusions pour l’enfant avant que lui-même aie pu tirer les siennes de l’expérience de l’existence et donc, par voie de conséquence, de lui interdire voire de falsifier ou “dénaturer” ladite expérience. Comme les contes philosophiques ou moraux doux amers de VOLTAIRE s’adressant à des adultes exclusivement et ne semblant saisir la forme de conte que par prétexte pour justifier un scepticisme rationnel opposé à la théorie de ROUSSEAU, justement, sur la bonne nature humaine.

Ce qui fait se joindre toutes ces formes que nous nommons “la poétique”, est le rapport à des valeurs, à une projection idéelle éthique ou une perception plus sensible et allégorique.

Ce qui émane de la Bible n’est objectivement pas vraiment ou pas du tout de cet ordre.

Si la parabole “maschâl”, le cantique, le proverbe, ou le psaume, sont des genres littéraires familiers aux écrits bibliques, nous poursuivons par ailleurs l’analyse de ce en quoi, ils ne recoupent pas l’allégorie des grecs ou encore celle d’autres traditions comme celle des écrivains arabes ou du Coran 297 .

Il ne sort d’ailleurs pas de la Bible vraiment une forme littéraire unique ou précise, mais, nous y revenons comme un leitmotiv, il sort un peuple, puis un homme, se mouvant dans une histoire dont nous mesurons jusqu’à aujourd’hui les retombées, la présence concrète.

La Bible ne propose pas vraiment non plus de nous faire entrer dans une philosophie à construire par le lecteur avec tous les hasards d’interprétation plurielle que ce regard peut comporter... les psaumes, les fêtes, ne sont pas des formes abstraites intellectuelles mais des prières et des actes qui engagent un peuple, un homme dans une communauté dans un corps à corps avec Dieu, au long d’une histoire où se joue une révélation.

Ainsi, la question ou le débat n’est pas celui de la bonne ou de la mauvaise nature humaine, comme il put opposer VOLTAIRE et ROUSSEAU. Mais cette révélation produit un enseignement non selon des concepts mais selon un rapport à l’action, comme le montrera si bien Maurice BLONDEL. Et l’action considère l’homme dont elle émane, dans son unité, non seulement existentielle, personnelle, mais dans son rapport à une transcendance à un dépassement qui, comme le souligne encore le philosophe, est incontournable de la condition humaine. Le rapport conjoint, à cette incomplétude et à cette transcendance, de l’action humaine, explique sans doute le phénomène religieux, phénomène universel traversant toutes les cultures. Inexorablement.

La révélation biblique est le mode même de son enseignement. Mais il s’agit d’une révélation qui s’incarne donc non purement spirituelle. Elle n’est cependant pas non plus praxis c’est à dire reliée à une théorie qui l’explicite et l’oriente, elle s’érige dans un dialogue, elle s’exprime dans le mystère de l’incarnation. Dieu cherche l’homme et le trouve, l’épouse et le recrée. Après une première création où il fut l’image de Dieu, voici l’homme devenu fils. La poésie s’en trouve comme visitée par la charité dans le quotidien des gestes et des pensées.

On peut seulement alors parler de poésie biblique ou de poétique biblique mais non plus au sens de création ou d’une composition humaine rejoignant les dieux retirés, mais à celui d’un parfum, d’une apparente inutile et pourtant sans doute nécessaire beauté. Cette apparente inutile beauté, pourtant nécessaire, est sans doute comme la parure des lis des champs qui “ ne peinent ni ne filent” 298 ou encore comme le parfum ” des choses en plus” qui sont données gratuitement à ceux qui cherchent le royaume de Dieu et sa justice. 299

Le magnifique et pourtant longtemps controversé cantique des cantiques exprime comme un élan amoureux de l’ami envers l’aimé, ce dialogue entre Dieu et l’homme.

L’aventure de ce livre particulièrement au XIX ° siècle et début du XX° siècle illustre bien ce que nous venons de dire. Antoinette BUTTE explique que ce poème devait sans doute, à l’origine, ( dix siècles avant Jésus-Christ ?) être lu pendant les sept jours que duraient les noces en Israël mais que, sous l’influence d’autres cultures, il finit par faire scandale et subir des évolutions diverses.

‘Des origines du Cantique, nous savons seulement qu’il faisait déjà partie des livres saints des Juifs au II ° siècle av J. C. On y voyait alors le dialogue entre Israël et son Dieu, entre l’Épouse élue et l’Époux exigeant, image chère aux prophètes qui l’avaient rendue familière 300 . ’ ‘Elle exprimait avec force le monothéisme juif, où l’élection par un Dieu unique exige la fidélité au Dieu unique; l’idolâtrie c’est l’adultère, le fondement de l’élection c’est l’amour. 301

Antoinette BUTTE explique encore que les Pères de l’église proposèrent une lecture purement allégorique du cantique suivant en cela les rabbins des premiers siècles de l’ère chrétienne. Le problème d’une telle conception de l’allégorie vient de ce qu’elle supposait un certain hermétisme, par ailleurs contraire au cheminement et au mode de la révélation biblique qui n’est pas ésotérisme. Théodore DE MOSUEPTE essaya bien, au IV ° siècle, de trouver un sens réel au texte du cantique, mais ses écrits furent condamnés au second concile de Constantinople en 553.

On en resta donc longtemps à la conception de l’allégorie du rapport entre Dieu et son peuple Israël, ou Dieu et l’église, le “nouvel Israël”, ce qui ne constitue certes pas une erreur théologique sans doute mais laissait nombre de zones d’ombres quant à la compréhension du dialogue. Le texte était, pensa-t-on longtemps, incohérent parce qu’il ne constituait qu’un recueil de poèmes épars. Sans lien direct les uns avec les autres.

En 1771, le pasteur J. F. JACOBI éclaira de façon décisive enfin le texte en découvrant un second personnage masculin. Mais le regard porté par de très nombreux travaux successifs 302 ne parvint pas toujours à se défaire d’idées préconçues.

‘L’élan, une fois donné, dépassa même la mesure. Le Cantique des Cantiques détaché de toute tradition par une science critique encore barbare, devint un drame. RENAN en donne, en 1860, une étude critique suivie d’une traduction en cinq actes et un prologue où il distingue, autour des trois principaux personnages, sept groupes divers d’acteurs, plus un sage qui, on ne sait pourquoi, tire la morale de l’histoire 303 . ’

BRUSTON en fin de XIX ° siècle intitula son adaptation : “la salumite mélodrame”. Or, ceci revenait à ignorer ou à juger comme un fait arbitrairement sans importance que le théâtre n’était pas de mise en Israël. Et Jason fut traité de renégat et d’impie, nous dit encore Antoinette BUTTE pour avoir établi à Jérusalem un gymnase où se célébraient les jeux grecs 304 . Antoinette BUTTE cite encore HÉRODE qui par la construction d’une scène blessa profondément la conscience juive.

Finalement, Antoinette BUTTE s’émerveille devant la découverte contemporaine : le cantique des cantiques n’est pas oeuvre de théâtre mais chant de louange, il n’est pas pure allégorie, il est une parabole au sens biblique du terme, à la fois incarnée dans le quotidien des gestes et pensées d’une histoire banale et simultanément rattachée à une spiritualité plus haute.

‘C’est un très grand secret. Le Cantique est un rare joyau. Dans sa simplicité retrouvée, il est une belle parabole, maschâl, genre littéraire familier aux écrits bibliques et fréquemment employé. Cette parabole est à trois personnages et deux choeurs. Le sujet est celui d’une jeune épouse, fiancée à un berger et pressée par l’amour d’un roi. Les jardins royaux où elle s’est laissée entraînée sont les lieux de l’action. 305

Cette aventure difficile du cantique des cantiques illustre deux choses. D’une part, les apports d’une analyse critique mesurée du texte, qui permet une meilleure compréhension de celui-ci comme de retrouver sans doute son sens premier. Inversement, et d’autre part, les effets néfastes d’une critique mal dégagée d’un a priori idéologique marqué par l’hellénisme ou quelque autre valeur qui inféode le texte à d’autres facteurs parfois contradictoires et sans rapports avec ceux de la culture dont le texte émane pourtant objectivement et qui fondent sa cohérence intrinsèque. Il nous faudra nous tenir sur cette ligne de crête tout au long cet écrit et tenter de garder l’équilibre.

Notes
295.

En note connexe numéro 16 adjointe au prochain chapitre : Serge BOIMARE exploite les récits mythologiques dans sa pédagogie envers les enfants rejetés des systèmes. BOIMARE Serge sous la dir. de P. MAZET et S. LEBOVICI “Les colloques de Bobigny Penser et apprendre” éd. ESHEL Paris 1988 ; ( 314 pages ); (des pages 159 à 170).

296.

”Comment peut-on s’aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants sans songer que l’apologue en les amusant, les abuse; que séduits par le mensonge ils laissent échapper la vérité, et que ce qu’on fait pour leur rendre l’instruction agréable les empêche d’en profiter ?”

ROUSSEAU “L’Emile ou de l’Education Livre II “Classiques Larousse Paris page 47

297.

Voir en note connexe numéro numéro 13 adjointe au prochain chapitre : les paraboles.

Pour ce qui concerne le Coran voir le paragraphe spéculation et révélation constitutif de cette même partie.

298.

Matthieu VI 28 Paroles de Jésus lors du sermon sur la montagne rapportées par Matthieu.

Considérez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux”

299.

Matthieu VI 33 Ibidem

Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice ; et toutes ces choses vous seront données par dessus.”

300.

Osée II 16 à 23; Ézéchiel XVI 32 ; Jérémie III 1 à 20 ; Ésaïe XLIX 13 à 30 ; Ésaïe L 1 ; Ésaïe LIV 1 à 6.

Notes données par Antoinette BUTTE dans l’ouvrage.

301.

BUTTE Antoinette (traduction de ) “Le cantique des cantiques “ Seghers Paris 1942 (date de la rédaction) ; ( à la page 8).

302.

ANTON, AMMON, STAENDLIN, LINDERMANN, VELTHUSEN (1786) au XVIII° siècle poursuivirent les travaux et l’intuition de JACOBI. UMBREIT, EWALD, HITZIG au XIX° siècles, suivis par HIRZEL, MEIER, VETH, REVILLE, Ernest RENAN ( “Le Cantique des cantiques” Michel LÉVY 1860) et BRUSTON poursuivirent sur le chemin de la découverte initiale.

Antoinette BUTTE cite encore les travaux plus contemporains de Jean GUITTON.

303.

BUTTE Antoinette (traduction de ) “Le cantique des cantiques “ Seghers Paris 1942 (date de la rédaction) ; ( à la page 12).

304.

II Maccabées IV 10 à 17

305.

BUTTE Antoinette Ibidem page 12