L’obstacle nominaliste

Cela signifie-t-il que la Bible interdise de penser abstraitement ?

Les détails fournis sur la construction des deux temples qui se succèdent historiquement 317 , ou encore sur celle de l’arche 318 , pour prendre des exemples parmi d’autres possibles, montrent à l’évidence en tout cas que la révélation biblique n’est pas désincarnée et immatérielle.

La loi fourmille également de détails concrets.

Jamais cependant la Bible n’énonce de propriétés des matières à la manière de PLATON évoquant la fabrication du monde dans le Timée 319 .

Il resterait dès lors un autre obstacle à contourner. Celui que l’on nomme justement le nominalisme 320 et dont la pensée de Thomas HOBBES (1588 - 1679) respire de toute part l’intention. HOBBES dénie à la philosophie la possibilité de penser non seulement abstraitement, mais de penser tout court, il semble faire le chemin inverse de DESCARTES.

L’expérience sensible selon HOBBES n’est qu’illusion, seul le nom du concept nommé a une valeur, autrement dit, le nom de la chose a plus de prix et de réalité que la chose elle-même, il a même lui seul, le concept nommé, valeur de réalité et de référence. 321

Telle est la définition du nominalisme qui se développe dans le sillage de la pensée prétendue chrétienne de HOBBES. Son rationalisme naturaliste est critiqué par des rationalistes tels LALANDE 322 .

Si l’esprit d’abstraction fut également combattu à des degrés divers par la pensée de tout le courant juif et chrétien de l’entre deux siècles, trois siècles après HOBBES, de KIERKEGAARD à MARCEL en passant par BLONDEL, ROSENZWEIG, BUBER, JASPERS ou MOUNIER, ce fut bien sûr, sur de toutes autres bases que celles de HOBBES, des bases symétriques même. La pensée de ce dernier nous semble constituer une gnose parfaite.

La révélation chrétienne y est posée comme connaissance absolue, de façon impositive, dès lors, plus rien n’empêche de faire hypothèse sur hypothèse sur l’état Léviathan : la dictature postulée et position de légitimité sur le principe du contrat. L’école de Palo Alto, trois siècles plus tard, appellera cela le “double bind”, ou le double lien ou la double contrainte, que d'autres traduisent par injonction paradoxale, une injonction à double face qui, de manière contradictoire, fait réclamer au sujet qui occupe la position basse deux choses en opposition parfaite l'une avec l'autre 323 .

Le principe dès lors faussement démocratique s’appuyant sur le contrat est le mode par excellence du gouvernement par le diktat du pouvoir absolu masqué sous les dehors de la procédure dite démocratique. HOBBES, avant HEGEL ou MARX, et bien plus radicalement encore nous semble-t-il que ces deux penseurs, est l’ancêtre et l’initiateur théorique des despotismes modernes. Son christianisme n’est que politique.

À l’inverse, toute la pensée chrétienne et juive précédemment citée, se situe dans l’espace de la personne, soupirant dans une relation de “je “ à tu”. Ainsi, le “nouveau penser” qu’initia ROSENZWEIG inaugure la première place donnée à la relation personnelle avec Dieu.

Le nominalisme infernal de HOBBES réduit l’homme au rouage du système à la finalité ultime. Ainsi donc, tout en questionnant nouvellement la spéculation philosophique, la révélation chrétienne pose une alternative radicale. Se servir du Christ ou le servir. La casuistique, nous entendons ce mot dans le sens des problèmes tortueux posés à la conscience, et l’alourdissant, à partir de principes et de valeurs conçus par l’homme, s’oppose à la grâce et à charité. Telle est la question nouvelle surgie tout droit de la révélation chrétienne. Le pouvoir ou le service. Christ ou l’ antéchrist. À cette tentation dernière et radicale de Satan, Jésus donne une réponse première nouvelle et tout aussi radicale.

‘Le diable le transporta encore sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes et leur gloire, et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses si tu te prosternes et m’adores. Jésus lui dit : Retire-toi Satan! Car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et le servira lui seul.’ ‘Alors le diable le laissa. Et voici, des anges vinrent auprès de Jésus et le servirent 324 .’

DESCARTES, dans l’époché, voulut s’extraire de l’existence et du monde afin de pouvoir le penser et se penser lui-même comme objet, il inaugurait ainsi les sciences humaines fondées sur l’analyse de la perception sensible des êtres et des choses.

HOBBES voulut extraire cette même perception de sa pensée, pour ne fonder son agir, intellectuel du moins, que sur les conséquences collectives et politiques qu’il croyait tirer de la révélation chrétienne.

Il nous semble, qu’à des degrés divers, l’un et l’autre se sont servis de la révélation chrétienne, sans réellement la servir, c’est à dire sans chercher à en comprendre l’irruption de la charité, de l’esprit de Dieu au coeur, non seulement de la pensée, mais du corps, non seulement du corps mais de la pensée, non seulement de la matière, mais de l’esprit, non seulement de l’esprit mais de la matière, dans la liberté d’un amour personnellement donné, personnellement reçu.

Il apparaît simplement que la dérive de HOBBES aboutisse directement à l’occultation pure et simple de la prise en compte de l’expérience singulière, comme celle de DESCARTES, à celle de la possible transcendance de la pensée, comme lieux d’émergence d’une rencontre qui change tout, de Dieu à l’homme, de l’homme à Dieu.

Le premier oublie que le chemin de Dieu vers l’homme manifesté en Christ, rejoint chaque fois singulièrement celui de l’homme vers Dieu, et il oublie l’homme, le second oublie que ce chemin va d’abord de Dieu vers l’homme, et il en oublie Dieu.

Notes
317.

La construction des deux premiers temples est donnée avec force détails dans la Bible. Le temple de Salomon fut incendié et pillé par les babyloniens en 587 avant Jésus Christ et vit la disparition simultanée de l’arche de l’alliance ; son plan reproduisait avec des dimensions doubles celui du Tabernacle qui fut jusqu’à la construction dudit temple, une tente et une sorte de temple portatif provisoire, des indications précises sur sa conception sont données dans le premier livre des rois au chapitre 6 le deuxième livre des chroniques au chapitre trois. Les dimensions du second temple de Zorobabel (commencé en 537 et achevé en 516 avant Jésus Christ) construit du temps de Cyrus et sous son autorisation sont minutieusement rapportées dans les livre de Néhémie, Esdras ( III 7 à 12- et le premier livre des Maccabées -IV 37 à 51 en particulier). Ce temple répond au plan idéal tracé par Ézéchiel ; Ézéchiel (XL à XLIII). Signalons que Hérode premier sous prétexte de l’améliorer construisit en fait un véritable nouveau temple plus luxueux. Ce temple achevé en 64 après Jésus Christ sous le procurateur Albinus fut détruit en 70, six ans plus tard donc, lors de la prise de Jérusalem par Titus.

318.

Genèse VI 14 à 16 ; Noé construit l’arche selon la prescription de l’Éternel.

319.

Bertrand SAINT -SERNIN explique que l’opposition dans le Timée pour PLATON est entre des causes errantes de la fabrication du monde et causalité orientée vers des fins. “L’opposition entre construction et amas, entre causalité orientée vers des fins et causalité mécanique, se retrouve en latin ou, à partir de la racine struo, construire se forment structura, structure et strues, amas “ SAINT-SERNIN Bertrand “La raison au XX° siècle “ Seuil Paris 1995 ; (à la page 137).

320.

Le fondateur habituellement reconnu du nominalisme est ROSCELIN, philosophe scolastique du XI ° siècle, né à Compiègne, qui fut tenu d’abjurer au Concile de Soissons, en 1092. Sa doctrine de la trinité rejoindrait un trithéisme. On comprend aisément que si l’existence est donnée par le nom, il en soit ainsi, selon une conception nominaliste des choses.

Le franciscain GUILLAUME D’OCCAM (fin du XXIII °siècle - 1349 ou 1350) , est la seconde grande figure chrétienne associée au nominalisme. Il n’y avait selon lui d’autre connaissance que par l’intuition externe ou interne qui donne aux hommes les signes qui nomment et contiennent le sens des choses. Il fut excommunié et trouva refuge à Munich auprès de LOUIS DE BAVIÈRE. C’est là qu’il mourut.

On voit en lui l’ancêtre de la séparation entre théologie et philosophie et le précurseur dit-on parfois de l’empirisme des philosophes anglais HUME, LOCKE.

Le nominalisme de GUILLAUME D’OCCAM ne nous semble pas dès lors avoir la radicalité de celui de HOBBÈS.

Il publia en particulier un commentaire des sentences de Pierre LOMBARD (entre 1100 et 1110 - 1160).

321.

Dans son ouvrage ” De Homine “qui conclut son oeuvre littéraire HOBBES s’évertue étrangement à démontrer contre KEPLER, mathématiquement, que toute représentation visuelle n’est qu’illusion.

HOBBES Thomas “De Homine Traité de l’homme” préface et commentaires de Paul-Marie MAURIN préface par Vasco RONCHI Librairie scientifique et technique Robert BLANCHARD Paris 1974 ; (204 pages) 1°édition en 1658

322.

Note connexe numéro 11 “La question de la raison” in Antoine CABALLÉ 1994 op cit ; (pp 228 à 230).

323.

PAYET Jean-Paul "La double contrainte du partenariat” in “Ecole: le temps des partenaires" revue " migrants formation n° 85" Ed CNDP Montrouge ; (pages 116 et 117). Dans une transposition le plus souvent involontaire, inconsciente, mais subtile et moderne des théories de HOBBES, il nous semble que la situation des animateurs qui coopèrent avec les écoles dans le cadre des écoles en ZEP, selon l’analyse de Jean Paul PAYET, pourrait s’insérer sans forcer outre mesure. PAYET définit ainsi “le double bind” en citant des extraits de : WATZLAWICK Paul, HELMICK BEAVIN J, JACKSON Daniel. , “Une logique de la communication”, Seuil Paris 1972 1979 ; (pages 195 et 196) :

1. Une forte relation de complémentarité.

2.Dans le cadre de cette relation, une injonction est faite à laquelle on doit obéir, mais à laquelle on doit désobéir pour obéir.

3. L’individu qui dans cette relation occupe la position “basse” ne peut sortir du cadre, et résoudre ainsi le paradoxe en le critiquant (...) Un individu pris dans une telle situation se trouve dans une situation intenable”

“les injonctions paradoxales (ou double contraintes) sont en réalité beaucoup plus fréquentes qu’on ne pourrait le croire (...) ce phénomène (...) devient un sujet d’une importance pratique considérable pour la santé mentale des partenaires, qu’il s’agisse d’individus, de famille, de sociétés ou de nations.”

324.

La troisième tentation du Christ dans l’évangile de Matthieu (Matthieu IV 7 à 11)