L’obstacle de la phénoménologie

Sous quelque angle que nous la considérions, la phénoménologie nous semble fournir le pendant de l’obstacle nominaliste. Elle nous semble, en cela, issue directement, comme entée sur lui, de l’époché cartésien. Elle suppose l’étude du phénomène dont la notion fluctue au gré des diverses philosophies. Le “phainomenon” signifie d’après l’étymologie, ” ce qui paraît “, l‘adjonction du suffixe en référence au logos, y fait adjoindre la notion de raison.

Quelles qu’en soient les conceptions des uns et des autres, de KANT, HEGEL, HUSSERL, à MERLEAU-PONTY (1908 -1961), l’attention première portée au phénomène, la définition qui en est donnée, se distingue, de l’attention à la nomenclature, qui caractérisait le nominalisme, par le primat donné à la réalité de la chose et d’un processus sur le repérage nominatif des choses et des processus.

La phénoménologie suppose donc deux notions : celle de phénomène dont la définition est variable suivant les philosophes, d’une part, et, d’autre part, celle de logique ou de raison du dit phénomène, variant également selon que l’on se situe dans une philosophie dite de l’essence ou de l’existence. La première donnera la priorité à la représentation, s’inscrivant dans une référence à une permanence, la seconde cherchera la représentation ouverte et évolutive s’inscrivant dans une temporalité et une action.

De là naît la phénoménologie contemporaine, dont deux conceptions se détachent; d’abord historiquement celle de HEGEL dont hériteront tous les hégéliens même contestataires, voire réfractaires (la praxis marxiste, n’est-elle pas une transposition matérialiste de la phénoménologie ?) puis, celle de HUSSERL, dont hériteront particulièrement MERLEAU-PONTY et, aujourd’hui, plus indirectement, HABERMAS.

Il reste que l’association des deux termes apparaît de façon spectaculaire avec la pensée de HEGEL, aux portes du XIX° siècle, dans une oeuvre que d’aucuns considèrent comme décisive et annonciatrice de toute son entreprise philosophique 325 .

La “Phénoménologie de l’Esprit” est publiée en 1807. 326

Rappelons tout d’abord que la philosophie de KANT distinguait le noumène “la chose en soi”, du phénomène “la chose pour soi”. Cette distinction caractérise une nouvelle philosophie de l’essence, libérée, pour KANT, de l’ambiguïté métaphysique, que sa philosophie juge désormais dépassée.

Pour KANT(1724 -1804), la chose existe en dehors de la perception subjective qui ne peut jamais en rendre davantage qu’un regard.

HEGEL (1770 -1831), sur le plan de la définition du phénomène, rejoint KANT, mais, dans sa conception idéaliste, définit la phénoménologie de l’esprit, comme s’inscrivant dans une histoire, dont l’aboutissement est l’accomplissement idéal du christianisme, s’inscrivant dans une dialectique, entre la chose en soi, l’objectivité, et la chose pour soi, la conscience, auquel s’ajoute dans la manifestation de l’État, à la fois en soi et pour soi, et hors de soi, manifestation historique de la vérité. Entre les trois composantes de l’esprit pour HEGEL, que sont l’art, la religion, la philosophie.

Tout l’édifice hégélien qui sortira de cette étude est une tentative de captation systémique de l’Absolu selon un rythme triadique.

François CHÂTELET analyse en ces termes, l’originalité de l’entreprise de la phénoménologie de l’esprit, suivant HEGEL.

‘“ HEGEL propose un pari ambigu : il demande et il faut au moins la Phénoménologie de l’Esprit pour justifier cette exigence, exorbitante, pour la tradition philosophique, que l’on refuse l’implication établie entre la notion de Savoir, compris comme discours universel disant ce qu’il y a à dire d’essentiel, et celle de Vérité, interprétée comme adéquation de l’Être et de la pensée” 327

Cette intention rejoindrait-elle notre intuition qui introduisit notre étude ?

Le christianisme en effet, ouvre une brèche dans la logique d’une relation théorie pratique, en approfondissant la conscience de l’homme, désormais visitée et invitée par Dieu à une communion de pensée, de vie d’amour en lui.

Si la révélation provoque un bouleversement sur les représentations même des hommes, bouleversement que HEGEL souligna lui-même, HEGEL cherche ensuite à la manière des gnostiques, - mais il s’agit là d’une gnose nouvelle, qui, au contraire de bien des gnoses antiques, est totalement décentrée de l’interprétation herméneutique des textes pour chercher à intégrer dans sa connaissance le processus du mystère de l’incarnation -, à dégager les lois du phénomène. Le problème vient de ce que Jésus, n’est décidément pas, tel qu’il émerge de la Bible, tel que la foi en témoigne, ni un système, ni un processus, autrement dit Jésus n’est pas réductible à une phénoménologie dont nous pourrions extraire les lois sous forme de système, mais une personne extérieure à nos représentations. Qui dit personne dit totale indépendance de volonté et d’action en rapport à nous. Jésus ne “sort “ pas de la Bible semblable à une idée que nous projetterions, ou alors, si nous le réduisions à ceci, cela signifierait que nous accepterions de lire la Bible, comme une oeuvre philosophique débattant sur des idées d’hommes et produite elle-même d’après une idée d’homme, voire comme un roman de fiction, or cela ne se présente pas ainsi, ni selon le texte lui même, ni dans son action objectivement observable dans le monde.

Le Christ n’est donc pas le christianisme. Le mot christianisme n’est pas même pas mentionné dans la Bible, et pour cause. Ce qui est jeu, ce qui sort c’est une nouvelle race d’homme, se mouvant comme des étrangers sur la terre, annonçant, un autre Royaume 328 . Pour HEGEL, le royaume de Dieu se fond avec la construction babylonienne du système social, l’hypostase du lien social, autrement dit, l‘immanence de l’Esprit à soi même. Dès lors comme le souligne encore François CHÂTELET.

‘L’expérience ne parle que si on l’interroge ...’ ‘Il s’agit donc seulement de savoir si l’hégélianisme définit les conditions d’une bonne interrogation. Or, il apparaît précisément que le principe théorique qui assure la réussite du système interdit à celui-ci en même temps, de formuler de véritables interrogations: entre la question et la réponse ne se creuse aucune distance ; l’immanence de l’Esprit à soi-même établit de l’une à l’autre une continuité conférant sans doute, la cohérence, mais abolissant la possibilité d’une quelconque problématique effective. 329

L’interrogation hégèlienne, à partir de la réduction kantienne, pourrait rejoindre la nôtre, mais à partir de là tout diffère, car, comme François CHÂTELET le souligne encore, héritant de la “mort de la métaphysique “ déclarée par KANT, il semble à HEGEL qu’il lui faille, définir une science de l’Absolu. 330

Nous retrouvons cette même intention de science philosophique absolue, ou encore d’une conception de la philosophie comme science absolue, chez HUSSERL (1858-1939) qui proposa, un siècle plus tard une nouvelle définition de la phénoménologie.331

Pour HUSSERL, la distinction entre noumène et phénomène kantien n’a plus la même raison d’être.

Tout est dans le phénomène, il constitue la seule source d’étude et de connaissance objective pour la philosophie. Nous avons évoqué le double époché que suppose cette attitude d’esprit. Il suppose une double objectivation, et de soi-même, et du fait même de cette objectivation.

Dans son ouvrage “Phénoménologie de la perception”, en 1945 Maurice MERLEAU-PONTY 332 reprendra le thème de HUSSERL et concevra le sujet comme une transcendance vers le monde, tentant d’échapper ainsi aux deux écueils d’une pensée close que constitueraient, l’idéologie dont le marxisme, avec lequel il fut cependant en dialogue est la figure, et, le psychologisme qui ne verrait le phénomène que dans et par la clôture psychique qui se le représente.

Maurice MERLEAU-PONTY retrouvait dans la description et non l’explication du caractère irréfléchi de nos perceptions, le principe fondateur du retour aux choses elles-mêmes, constitutif de la phénoménologie. L’objectivité se définit donc à partir de la subjectivité, la perception. La transcendance est prise en compte, désormais dans la perception même.

HABERMAS reprendra, à son tour, le thème de l’intersubjectivité aux linguistes, pour entendre et regarder le monde à partir de ce principe fondateur, selon un autre principe associé, l’interaction qui emprunte aux sciences sociales, aux psychologues, aux linguistes. Dans notre quête du caractère intrinsèque du caractère éducatif de la Bible serions-nous dans une phénoménologie, au sens de HUSSERL et de son héritage, ou même de HEGEL, de l’éducation biblique ?

Il n’est pas d’approche selon une formalisation conceptuelle qui par définition puisse rendre compte de l’extérieur et a priori conduire automatiquement à ce que justement la Bible se donne comme intention de nous révéler. La trinité, le Père le Fils le Saint-Esprit sont des personnes, non des modèles, nous le redisons.

Un livre récent de Jean Marie PELT nous semble évocateur d’une des évolutions récentes des rapports entre observation des phénomènes et révélation. Spécialiste des sciences biologiques et de sciences de la nature, Jean Marie PELT décline quelques principes que nous pourrions qualifier de phénoménologiques de la vie et de l’organisation de l’univers : permanence et simultanéité de la dualité de la vie et de la mort, agrégation désagrégation, permanence et simultanéité de l’affrontement et la collaboration, de l’altérité et de la conformité ... pour en déduire une adéquation avec l’ensemble de la révélation chrétienne et le principe créateur, le principe de l’amour et de la haine, principe trinitaire des trois personnes Père Fils et Saint-Esprit, à la fois unes et distinctes. D’après l’auteur, une volonté régit l’univers, et cela est objectivement observable.

Telle ne pourra être notre démarche, qui, au contraire, veut partir de la Bible pour interroger nos représentations du monde et non l’inverse, comme irréversiblement tout ancrage premier à une phénoménologie, même contre son gré, aboutirait par définition inéluctablement 333 .

Autrement dit, notre perspective n’est pas de faire des rapprochements entre ce que nous croyons observer des lois de la réalité phénoménologique, et ce que nous croyons voir émerger de la Bible. Mais, au contraire, comme à l’inverse, de découvrir des aspects intrinsèques au message biblique, des invariants de l’éducation, à partir du texte biblique.

Pas davantage que l’ontologie qui questionne l’univers ou la réalité sensible à partir de la dimension de l’être, la phénoménologie, qui, par symétrie, questionne l’être à partir de l’univers et de la réalité de la perception sensible ne répond, sinon à notre quête, du moins, à notre démarche.

Alors qu’est-ce qui pourrait encore nous priver d’intituler notre recherche “Phénoménologie “et” Invariabilité éducative de la Bible.” ou encore “Phénoménologie éducative de la Bible “ ?

Autrement dit qu’est-ce qui nous priverait de nous positionner en tant qu’observateur de la phénoménologie éducative de la Bible. On pourrait alors en reprendre quelques thèmes sur le mode récursif, mort et résurrection, ou encore offrande ou bouc-émissarisation, par exemple et observer leurs répercussions tout au long du texte biblique et des histoires humaines passées ou présentes.

Le phénomène n’interdit peut-être pas mais ne suppose pas l’altérité de la volonté agissante de Dieu dans le monde, telle que la Bible la révèle de sa première à sa dernière ligne. L’étude de ses lois inféode cette altérité à notre perception de l’altérité qui détermine l’approche que nous en privilégions. À supposer ensuite que nous parvenions à postuler Dieu comme le Tout Autre, et à nous y tenir il resterait par définition impossible sans altérer le texte lui même d’une dimension essentielle de poser les principes phénoménologiques, non plus de l’Esprit, à la façon de HEGEL, ou HUSSERL, mais de l’ Esprit-Saint. En effet, la phénoménologie suppose un a priori sinon de connaissance du moins de recherche d’un mécanisme, d’un phénoménisme.

Il nous semble, en conséquence, ainsi, selon cette approche, impossible d’éviter que la représentation posée a priori de Dieu ne se substitue à la réalité d’une action d’une volonté divine, telle que la Bible la révèle, YHVH ne choisit pas de se présenter à travers des lois phénoméniques, mais à travers une parole qui met l’homme debout au travers d’une action, se déroulant dans une histoire.

Rappelons la phrase de Jésus à Nicodème :

‘Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit; mais tu ne sais où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de nouveau” 334

C’est pourquoi nous avons préféré le thème de l’action selon BLONDEL à celui du phénomène.

Notes
325.

Nous pensons à la suite de François CHÂTELET et de KOJÈVE surtout à

“La science de la logique”“ (1812 1816)

L’Encyclopédie des sciences philosophiques” (1817)

CHÂTELET François “ HEGEL “Éditions du Seuil Paris 1981 ; (190 pages ).

326.

HEGEL G. W. F. “ La phénoménologie de l’esprit” Traduction LEFEBVRE J. P. Aubier Paris 1991 ; (576 pages).

327.

CHÂTELET François “ HEGEL “Éditions du Seuil Paris 1981 ; ( à la page 52)

328.

Pour la race nouvelle : I Pierre II 9 ; op cit. Galates III 28 op cit- Pour le thème de l’étranger ou du citoyen du ciel qui caractérise les premiers chrétiens : Hébreux XI 13 ; I Pierre I 1; I Pierre II 11, comme de l’ensemble de l’épître.

329.

Ibidem ; page 172

330.

“ Dès lors, si l’on continue à réfléchir avec les catégories de la métaphysique, il faut en convenir : tout est “vrai” , de la théologie à la conception matérialiste, du citoyen guerrier de la Cité grecque à l’ ascète médiéval, d’Aphrodite au Crucifié”

(...) Aphrodite est aussi vrai que le Crucifié pour sortir de cette impasse , il faut réinventer la dialectique. “

Ibidem page 54

Plus loin CHÂTELET ajoute : “Le problème est théorique. En apparence, il se pose en termes simples : comment la décision de philosopher, telle qu’elle est projetée par Platon, peut-elle devenir effective sans se réaliser sans entreprise métaphysique, entreprise dont KANT a établi une fois pour toutes l’inanité? Comment échapper aux régressions sceptiques ou romantiques qu’impose la réflexion critique ?

Ibidem page 55

331.

HUSSERL Edmund “Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps” (Les leçons de 1905 sur la conscience intime du temps et les additifs et compléments à l’analyse de la conscience du temps). Introduction de Gérard GRANEL d’après une première traduction de Henri DUSSORT en 1928. Presses Universitaires de France Paris 1964 ; (205 pages).

332.

MERLEAU-PONTY Maurice “Phénoménologie de la perception” ( 1° édition 1945) Gallimard Paris 1976 ; (552 pages).

333.

PELT Jean Marie “ De l’univers à l’être - Réflexions sur l’évolution” Fayard Paris 1996 ; (120 pages).

Du même auteur :

PELT Jean Marie “Les langages secrets de la nature” Fayard Paris 1996 ; (300 pages ).

334.

Jean III 9 op cit (à Nicodème docteur d’Israël)