Foi et raison : Affrontement ou accomplissement ?

Or, la foi en Christ est foi en l’homme Dieu ou Dieu homme.

Mystère de l’incarnation à l’initiative de Dieu, par amour gratuit, pour le salut de monde, bonne nouvelle, évangile, dont tout l’Ancien Testament donne déjà les signes tangibles et précurseurs.

Christ : Rien de l’homme ne lui est étranger, rien de Dieu ne lui est étranger, et de cela le Saint-Esprit témoigne : mystère de la trinité, dont toute l’histoire d’Israël qui conduit à Jésus précède en quelque sorte l’annonce et contient les prémices.

Christ: Tout en l’homme lui est frère, tout en Dieu lui est Père, mystère de l’altérité et de cela le Saint-Esprit rend témoignage encore, dans le cheminement de la naissance de l’Autre, le Tout Autre, du Tout Autre ou Tout Proche, dont tout l’Ancien Testament est le cheminement incarné révélé, déjà.

L’évangile, la foi en Christ, n’est pas spéculation sur l’ancienne alliance mais accomplissement d’un chemin de Dieu vers l’homme, exprimé révélé au travers de vies, de paroles, de cris et de gestes, de sanglots et de prières, de fêtes et de deuils, de séparations et de retrouvailles, de guerres et de paix, de restaurations et d’exodes, de chutes et de repentirs, d’hommes.

Singulière révélation, révélation singulière, où rien de l’homme n’est époché de sa misère, où rien de Dieu n’est époché de sa gloire.

À l’instar de LÉVINAS, Simone WEIL, Gabriel MARCEL ou Emmanuel MOUNIER, avec Marie BALMARY et Françoise DOLTO, l’intellectuel juif ou chrétien peut dès lors dialoguer avec les grands systèmes spéculatifs quels qu’ils soient, du marxisme à la psychanalyse, entre autres, sans y inféoder sa foi.

Et nous pouvons, après BLONDEL, dire que la révélation n’interdit pas la philosophie, mais qu’elle la visite.

Et nous pouvons également, après KIERKEGAARD, dire que la pensée spéculative est dès lors réduite à une part secondaire.

C’est cette part secondaire qui ne fut pas toujours prise en compte et reconnue comme telle dans le débat entre chrétiens.

Intéressons-nous à ce qui, dans la pensée signale de manière caractéristique et singulière la référence à la bonne nouvelle et la foi dans ses rapports à la raison. André LALANDE cite le philosophe français Charles RENOUVIER (1815 - 1903), chrétien et rationaliste qui impulsa un renouvellement de la philosophie Kantienne.

‘”Le règne animal, (...), est essentiellement celui de la lutte et de la fatalité ; l’homme y tient par ses racines, y plonge par ses besoins. Au contraire, le règne de la raison est celui de l’ordre de l’harmonie réalisée par la liberté”. 335

André LALANDE cite encore Ferdinand BRUNETIÈRE (1849 - 1906), critique littéraire converti au catholicisme, qui condamnait tout autant les principes de la raison démiurgique du scientisme que le fidéisme qu’il définissait non pas comme l’affirmation de la prééminence de la foi, mais comme l’expression de la pensée selon laquelle l’existence de Dieu ne peut être montrée, faute d’être démontrée, selon la raison 336 .

On peut assimiler, selon BRUNETIÈRE, le fidéisme, à la crédulité sans discernement.

Dans ce véritable combat, qui fut à l’ordre du jour des débats de la philosophie, à la fin du dernier siècle jusqu’aux confins des années soixante, et qui, peut-être, finalement, reste très actuel, entre d’une part les tenants d’une métaphysique scientiste positiviste dans le sillage de SAINT-SIMON (1760 - 1825) , de Auguste COMTE (1799 -1857), LITTRÉ (1801 - 1881) ou de sciences idéologiques au sens de construction de systèmes d’idées cohérents et totalisants, reposant sur un postulat plus ou moins tenu caché ou ignoré (HEGEL, MARX, SPENCER, DARWIN, PAVLOV, FREUD ...), et d’autre part les partisans d’un rationalisme ouvert, tel que le prôna plus tard André LALANDE, la pensée chrétienne s’est souvent proposée, comme défendant ce rationalisme ouvert, à partir d’une quête vers une raison unifiée, songeons au personnalisme et à l’existentialisme, aux philosophies de MOUNIER, BLONDEL, MARITAIN, MARCEL, à la théologie de Karl BARTH, entre beaucoup d’autres.

Restait à savoir où situer l’ouverture et là le débat se fit âpre, au sein du christianisme même. Les uns privilégièrent l’existence, d’autres l’essence des choses et des êtres, d’autres la prière, d’autres l’expérience, d’autres la science, d’autres le lien social, d’autres, suivant ÉRASME, le libre-arbitre, d’autres la spiritualité, d’autres le politique, d’autres encore le psychologique (... à l’infini des possibles). Dialogue de sourds, semble-t-il, inspiré par la fascination hypnotique de l’homme pour lui même, le jeu du miroir, la tentation narcissique de l’homme qui confond Dieu avec la cohérence nouvelle qu’il lui est permis d’entrevoir. Ainsi, le débat contradictoire entre chrétiens a parfois tourné autour des rapports entre foi et raison, chacun argumentant à partir d’une plus grande cohérence de la révélation biblique avec les critères d’une raison construite.

Si ces débats ont pris une amplitude nouvelle au XX° siècle, la question ne date pas d’hier. Et LALANDE de se référer au coeur de XVII° siècle aux débats opposant Nicolas MALEBRANCHE (1638 - 1715), BOSSUET (1627 - 1704), FÉNELON (1651 - 1715) disant de la raison :“ n’est-elle pas le Dieu que je cherche ?” 337 ; ces trois auteurs catholiques qui affrontèrent âprement leurs thèses, nous dit encore LALANDE, ne confondaient-ils pas, dans la justification dernière de leurs arguments, leur raison humaine et le Verbe (logos) de Dieu ?

Là est pourtant bien le risque et le dilemme du croyant, raison spéculative et verbe créateur ne procèdent pas sur le même mode, et, pour reprendre l’expression de CALVIN (1509 - 1564) : l’homme est une boutique à fabriquer des idoles.

SAINT-SIMON ( 1760 - 1825 ) donnant une sorte de point d’orgue à ce débat qui ne cherche plus dans la révélation-même ses sources et ses réponses, mais dans ce que la raison de chacun en dit, voudra définir “un nouveau christianisme”, titre d’une oeuvre publiée à titre posthume, inspiratrice d’un socialisme humaniste et utopique, en rupture avec le message originel, révélé en une personne. Comme bien des esprits éclairés de son temps, SAINT-SIMON ignorait ou semblait ignorer que dans la Bible et à partir d’elle, comme en témoignent tous les textes et le cheminement historique de la révélation elle-même, la quête de la raison accomplit la foi, comme la quête de la foi accomplit la raison. Pour lui la raison devait s’affranchir de la foi pour l’éclairer, ou, simplement pour exister.

La raison révélée qui témoigne en l’Esprit-Saint et dont l’Esprit-Saint témoigne, dans la foi, si elle est vraiment une, et unifiée, est tout à la fois entièrement raisonnable et entièrement rationnelle, entièrement réaliste, entièrement concrète. Elle ne se contente pas de démonstrations mathématiques, elle est témoignage intérieur singulier personnel et communautaire, connaissance, koinônia.

Le fait objectif n’est donc point in fine hostile à la foi chrétienne, il ne lui est pas même indifférent, il en est comme à la source et d’une certaine manière, il la fonde. En effet, le message ne se développe-t-il pas à partir de témoins et non de raisonneurs ?

Les quatre évangiles sont quatre témoignages avant d’être quatre théologies. Et qu’est-ce qui authentifie le témoin sinon le fait objectif auquel il se réfère et qu’il annonce ?

L’intérêt porté au fait objectif rejoint donc la quête de justice, de justesse dans la relation à Dieu et entre les hommes. Le fait objectif ne fait que renforcer la réalité du message qui est tout incarnation, que lui rendre son évidence, le rendre perceptible à tous, le questionner certes, mais toujours pour y revenir et en approfondir le sens. C’est sur ce substrat que s’est transmise la révélation chrétienne.

Du point de vue de ceux qui se réfèrent à ce texte, s’il reste une alliance objective possible de la foi et de la raison sans scission entre raisonnable et rationnel, raison pure, raison pratique, faculté de juger, substance et forme, concept et chose, pensée et expérience, essence et existence, elle ne peut se trouver que dans ce qui fonde au delà des divergences explicites, l’implicite fondateur du kérygme des différents auteurs chrétiens, des différents croyants.

Si nous gardons la Bible pour référence commune du fait chrétien et même juif, force est de constater que c’est en elle qu’il faut chercher le paradigme commun. C’est bien ce texte qui fédère et unit avant de diviser les diverses confessions qui le tiennent toutes comme la référence première et dernière.

Auteur bibliste, issu du protestantisme évangélique, John STOTT plaide pour une non séparation de la foi et de l’intelligence, pour une foi éminemment intelligente, il y consacre son oeuvre. Il écrit

‘Je m’attacherai à démontrer que les grandes doctrines de la création, de la révélation, de la rédemption et du jugement,supposent toutes que l’homme a le devoir d’agir et de penser en fonction de sa réflexion et de sa connaissance.(...) Toute l’écriture reconnaît la nature rationnelle de l’homme dès son origine” 338

Et John STOTT appuie toute son argumentation sur les textes bibliques eux-mêmes. Sans doute peut-on rappeler ici en complément les termes même de la lettre de Paul aux Corinthiens ?

‘“Non, les armes de notre combat ne sont pas d’origines humaines, mais leur puissance vient de Dieu, pour la destruction des forteresses. Nous détruisons les raisonnements prétentieux et toute puissance hautaine qui se dresse contre la connaissance de Dieu. “ 339

La foi en Christ est comme une circoncision pour la raison.

La raison ne se distingue dès lors plus vraiment du coeur. Elle ne s’exprime qu’à partir d’une certaine indigence, de cet acte de foi qui l’éclaire, lui révélant tout à la fois son incomplétude et sa nécessité et lui ouvrant une perspective nouvelle, selon le mystère de l’accomplissement de l’alliance ancienne, les mystères de l’incarnation, de la mort et de la résurrection.

Le témoignage de l’Esprit-Saint conduit la raison à ne plus se dissocier de l’être singulier de chacun, de son engagement vers la transcendance, vers la vie. Par son souffle, comme une respiration, l’Esprit Saint conduit et régénère le témoignage intérieur personnel et communautaire d’une filiation nouvelle et directe entre Dieu et l’homme trouvant son accomplissement et sa source en Jésus le Christ, le Fils de Dieu vivant, le Sauveur du monde, en qui se rejoignent et s’épousent volonté de Dieu, et vocation de l’homme. Alors, nous pouvons parler, prenant corps dans l’être le plus profond et réunifié de chacun, de l’émergence d’une raison autre, tour à tour, voire même simultanément, interpellée, visitée, incarnée, blessée, crucifiée, ressuscitée, régénérée, envoyée pour témoigner au monde, autrement dit enfin en un mot, d’une raison comme transfigurée par la foi qui l’accomplit ...

Notes
335.

Cité par LALANDE André “La raison et les normes” Hachette Paris 1948 ; (263 pages) page 9

336.

In “Les raisons de croire” Cité par LALANDE André “La raison et les normes” Hachette Paris 1948 ; pages 6 et 9.

337.

FÉNELON “Traité de l’existence de Dieu “, LX.

Cité par LALANDE André “La raison et les normes” Hachette Paris 1948 ; (263 pages) page 10.

338.

STOTT John “Plaidoyer pour une foi intelligente” Presses . Bibliques. Universitaires Lausanne (1979 /1982) ; ( 51 pages)

aux pages 12 et 13

339.

2° épître de Paul aux Corinthiens II 4 et 5 (TOB)