Spéculation et révélation : l’inconcevable conception de la grâce

Il semblerait donc que deux logiques s’affrontent : la spéculation et la révélation.

La question nous vient de la réponse; ainsi procède la révélation.

La logique spéculative pose une question et attend la réponse.

La logique de la révélation pose une réponse et ouvre des questions.

Des obstacles que nous avons dénombrés, il se pourrait que l’originalité ne nous vienne que du fait même qu’ils aient pu être posés et dénoncés comme tels.

En affirmant que l’homme et le monde ont tant été aimés par Dieu que Dieu lui même donne son fils, que Dieu lui-même donne sa vie pour le plus petit des hommes, pour lui rendre accessible désormais la vie éternelle, le royaume, l’héritage de Dieu lui-même, la révélation biblique a irrémédiablement bouleversé le débat philosophique.

Le prix de l’homme, sa vision de la transcendance en ont été irrémédiablement bouleversés.

Il semble fort, dès lors, que les obstacles que nous avons soulevés ne naissent eux mêmes que du fait de la révélation, ils ne deviennent des obstacles que parce qu’ils posent a priori une interprétation plus ou moins close de celle-ci, ou, au contraire, que parce qu’ils la contournent, mais ils ne peuvent totalement s’en extraire ou en tout cas l’abstraire.

La révélation biblique provoque une conscience et une manifestation approfondies de l’unité de la personne et donc paradoxalement des dualités équivoques qu’elle dénonce en même temps qu’elle dévoile.

En cela elle se sépare de la révélation coranique. L’interpellation qu’adressa THOMAS D’AQUIN (1228-1274) vis à vis de AVERROÈS (1126 -1198) nous en semble être l’augure .

Rappelons que saint THOMAS D’AQUIN 340 reprochait à AVERROÈS son principe de l’intellect séparé, ou encore de la “double vérité “ selon lequel il n’y aurait pas adéquation, entre action du corps et pensée, entre révélation et intellect. Ceci est dénoncé par saint THOMAS D’AQUIN comme en contradiction avec la révélation chrétienne.

Finalement, AVERROÈS, de culture musulmane, précède, et initie la théorie de l’intellect séparé dont nous avons vu qu’il conduira progressivement la pensée contemporaine du décret de la mort de Dieu à celui de la mort annoncée de l’homme. Il est vrai que Dieu, selon DESCARTES (1596 -1650) 341 , semble, par sa distance de l’homme, plus proche de Allah que de celui de la révélation chrétienne.

Ce qui constitue en effet l’originalité de la révélation chrétienne c’est le mystère de l’incarnation.

La séparation entre Dieu et l’homme y est définitivement rompue, ce qui est très loin de la révélation coranique dont toute l’entreprise tend, postérieurement au message chrétien, à restaurer cette distance.

Il nous faudrait prendre ici une image.

Une pièce ou un territoire dans la pénombre, et dans cette pénombre des formes qui se déplacent. L’homme, un philosophe en l’occurrence, n’en distinguerait que certaines, et il peut dès lors dire de toute bonne foi que certains sont destinés à être esclaves et d’autres citoyens, à la manière d’ARISTOTE.

Cette affirmation ne provient que de sa spéculation gratuite et ne mettrait nullement en cause semble-t-il l’unité de sa démarche, l’unité de la personne.

Mais voici qu’une lumière visite cette contrée. Ce que cet homme ne distinguait que comme des formes dont il pouvait librement spéculer sur les destins et les origines, lui sont révélées comme des fils de Dieu lui-même, ses frères de sang aimés au point que Dieu ait donné sa vie pour chacun d’eux.

Sa spéculation, pour continuer à “spéculer tranquillement” ne peut plus désormais se développer sur le même mode, et il lui faudra pour continuer à spéculer tranquillement "épocher" la révélation qui lui est faite et l’invitation qu’il reçoit d’ aimer comme lui même est aimé. Il nous semble tenir là tout le cheminement de la philosophie depuis DESCARTES jusqu’à HUSSERL et HEIDEGGER. Un autre phylum dans cette même philosophie tentera a contrario de résister en ne renvoyant pas aux calandres, mais portant au pinacle, le mystère de la révélation dont il se réclame. Il s’appuiera sur le mystère de la révélation chrétienne pour comprendre le monde.

KIERKEGAARD évoque la primauté de l’existence, BLONDEL parle du réceptacle de l’action, MOUNIER de la personne, et MARCEL de l’être, en essayant tous, et chacun pour sa part, quant à eux de ne pas épocher le mystère de la révélation.

Ils annoncent ainsi une rupture qui provoque et révèle une dualité qui s’ignore ou qui feint de le faire. KIERKEGAARD marque le caractère absolu de l’incarnation, BLONDEL montre que l’on échappe pas jusque dans l’action dont le déterminisme seul est incontournable à une grâce première que l’évangile manifeste et que l’action humaine ne peut qu’accueillir et retrouver non pas construire et créer d’elle même, MOUNIER rappelle l’unité de la personne, à la fois singulière et appelée à la communion, MARCEL revient sens cesse sur le mystère de l’insondable, mais à l’inverse de HEIDEGGER y découvre l’ inéluctable présence du Christ.

Là où la spéculation érige des concepts, échafaude des virtualités, la révélation, dont la foi exprime plus qu’une hypothèse, une connaissance, nomme et fait vivre. Elle ne postule pas la séparation de l’intellect et de la foi, mais visite tout échafaudage intellectuel ou existentiel, pour lui donner sens.

Comme le souligne BLONDEL, alors, le christianisme n’est pas surcharge, il féconde ... et les mots mêmes de la philosophie qui par lui changent de sens.

La conceptualisation n’est pas la conception, conceptualiser n’est pas concevoir. La révélation chrétienne comme une lumière dénonce et démasque la conceptualisation comme une représentation du monde construite sur le modèle idolâtre 342 . Ce qui importe pour elle et par elle, ce n’est pas la représentation du monde mais son salut, donc sa réalité présente et sa réalité future transfigurée, le chemin de l’une à l’autre. On passe par elle de la conceptualisation à la conception, c’est le mystère de l’ Esprit-Saint 343 qui baptise celui qui croit et lui ouvre la porte d’une vie nouvelle.

L’importance du nom y est essentielle, Dieu nomme personnellement les hommes qui accomplissent son oeuvre, et qui sont ses témoins. La pensée séparée au contraire aboutit inéluctablement à ce que nous appellerons l’homme en miettes ou l’homme plusieurs.

Notes
340.

(SAINT) THOMAS D’AQUIN “L’Unité de l’intellect contre les averroïstes Suivi des textes contre AVERROÈS antérieurs à 1270” traduction du latin et éd. de LIBÉRA Flammarion Paris 1994 ; (384 pages).

“Or, cela fait quelques temps qu’une erreur sur l’intellect a commencé de se répandre. Elle tire son origine des thèses d’Averroès, qui tente de soutenir que l’intellect qu’Aristote appelé “possible” et qu’il désigne, lui improprement de “matériel”, est une substance séparée du corps selon l’être, qui n’est d’aucune façon unie au corps comme forme. Il soutient en outre que l’intellect possible est unique pour tous les hommes. Nous avons déjà écrit plusieurs fois contre cette erreur (...)

Notre démarche ne consistera pas à montrer que cette position est erronée parce qu’elle est contraire à la vérité de la foi chrétienne. Cela sauterait à la vue de n’importe qui : en effet, ôtez aux hommes toute diversité d’intellect (...), et il s’ensuivra qu’après la mort rien ne restera des hommes que l’unique substance d’un seul intellect. (...)

Non, notre intention est de montrer que ladite position est aussi contraire aux principes de la philosophie qu’aux dogmes de la foi.” ; ( pages 78 et 79) ; (chapitre 1 à l’ouverture même de l’écrit).

341.

On peut particulièrement se reporter à une oeuvre de jeunesse de DESCARTES, où l’influence probablement indirecte de AVERROÈS se fait sentir ; DESCARTES René “Règles pour la direction de l’esprit.” (1628) F Vrin Paris 1994 ; (152 pages).

342.

Rappelons ici le deuxième commandement de la loi donnée à Moïse : ” Tu ne te feras point d’image taillée, de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que terre” Deutéronome V 8 voir aussi Exode XX 4

343.

Jean-Baptiste le dit : (Matthieu III 11 à 12)

Moi, je vous baptise d’eau, pour vous amener à la repentance, mais celui qui vient après moi est plus puissant que moi. Lui il vous baptisera du Saint-Esprit et de feu Il a son van à la main ; il nettoiera son aire, et il amassera son blé dans le grenier, mais il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteint point.””