Dès les premiers siècles, les premiers combats de pères de l’église sont âpres, car ce kérygme tout simple est contesté de toute part, de l’extérieur, certes, et ce sont les martyrs et persécutions qui jalonnent les premiers témoignages, mais aussi de l’intérieur de la communauté naissante, et ce sont ce qu’on appela les hérésies 408 .
Le point commun de chacune des hérésies dès la fin du tout premier siècle, en dépit de leurs grandes diversités, pourrait tenir dans une prise de pouvoir de la représentation singulière du croyant sur le mystère. On se représente le mystère avant de l’accueillir, ou on ne l’accueille qu’en l’amendant d’une représentation singulière.
Le canon 409 des textes bibliques, dont au sait aujourd’hui de façon certaine qu’il était pratiquement constitué au moins dans l’église de Rome entre 160 et 180, (canon de MURATORI) s’est constitué en rupture ou à l’encontre de trois “hérésies” principales, le marcionisme, le montanisme , le docétisme.
Le marcionisme est une réduction du message à l’irruption du Christ, contestant la notion d’accomplissement de l’alliance ancienne, donc la greffe du christianisme sur le judaïsme, de la nouvelle alliance sur l’ancienne.
Le montanisme repose sur l’idée que tout ne serait pas accompli en Christ, et que Dieu n’en aurait pas fini avec ses révélations singulières.
Le docétisme, enfin, d’un mot grec signifiant “sembler “, déviance dénoncée par Ignace d’Antioche pense que Jésus n’aurait pas réellement pris une apparence humaine, remet donc en cause la réalité de sa vie, de sa mort de sa résurrection.
Ces trois hérésies ( ou opinions ) ouvrent davantage qu’à elles-mêmes ou à elles seules, à plus loin, et nous semblent avoir des répercussions jusqu’à aujourd’hui.
Elles signifient à la fois le négatif sur lequel le kérygme nouveau s’est manifesté, et le dialogue qui s’ouvre à partir de lui.
En quelques mots nous allons saisir pour chacune d’entre elles, les voies d’interrogation qu’elles ouvrent, et les réponses que l’évangile leur donne, au travers des Pères de l’église mais aussi des textes canoniques eux-mêmes.
Une hérésie ne l’est que par rapport à une doctrine et vice versa. L’évocation des trois types d’hérésie et de leurs répercussions nous permet donc de situer par la voie négative quelques caractéristiques du kérygme chrétien.
Nous avons déjà évoqué MARCION (85-160 environ) qui ne reconnaissait que les épîtres de Paul et l’évangile de Luc et non pas les textes de l’ancienne alliance. Pierre Marie BEAUDE résume ainsi son histoire :
‘À Rome, vers 140, MARCION, un chrétien originaire du Pont, proposait un christianisme épuré de tout rapport au Dieu juif. Il opposait les deux Testaments. Le Dieu de l’Ancien Testament, être inférieur avait créé le monde mauvais; c’était le dieu de la loi. Il n’avait rien à voir avec le Dieu de Jésus, Dieu d’amour.’ ‘MARCION rejetait des livres chrétiens tous ceux qui portaient la trace de l’Ancien Testament. Il eut de nombreux adeptes. Excommunié par la communauté de Rome en 144, il organisa sa propre église qui connut une belle destinée. 410 ’Outre qu’une telle théologie se situe en rupture avec le message explicite des évangiles, “Ne croyez pas que je sois venu abolir la loi ou les prophètes, je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir” 411 dit Jésus au sermon sur la montagne, elle privilégie la prise en compte de l’opinion singulière des uns, au détriment de celle d’autres.
Nous avons noté qu’elle fait glisser le siège de vérité de ce que “Dieu pense” à ce que “je pense de Dieu”, rejoignant en ceci toute la problématique contemporaine de la philosophie qui pourrait constituer par elle-même une voie sans issue pour la compréhension des évangiles selon une cohésion intrinsèque telle qu’elle nous occupe ici 412. Elle peut conduire, et nous en avons tracé le chemin, à poser la problématique suivante, “comment démontrer par concepts que Dieu existe ?”, c’est à dire à chercher à démontrer Dieu à partir de la représentation que l’on s’en fait.
Cette voie n’est pas celle qui chemine au travers de la révélation où tout converge pour briser les représentations closes de l’homme ou en tout cas les féconder de l’extérieur.
Effectivement, le Christ de l’évangile est Tout Amour, et le sacrifice à la croix, l’amour prôné jusqu’envers les ennemis en témoignent, mais cet Amour non plus ne se réduit pas à l’idée que nous en avons, à l’image que nous nous en faisons. Il traverse nos représentations sans s’y arrêter.Désormais, par le fait de l’évangile, l’irruption incarnée de la révélation de l’Amour fou de Dieu pour l’homme, comme l’écrira Simone WEIL, suppose un vide au coeur des représentations humaines :
‘“Il faut une représentation du monde où il y ait un vide, afin que le monde ait besoin de Dieu. Cela suppose le mal” 413 ’Le mal, s’il est vaincu en Christ, n’est cependant pas purement relégué à l’histoire ancienne, comme le crut MARCION, qui le focalisait dans l’histoire passée d’Israël, il reste présent dans l’aujourd’hui du monde, l’aujourd’hui de l’homme, l’aujourd’hui de tout homme, converti ou non. “ (...) ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal” dit la prière que Jésus enseigne à ses disciples . 414 Et cela même, nous inscrit dans cette histoire dont Jésus, annoncé par les prophètes traversant l’histoire d’Israël, est l’accomplissement et non un accident non prophétisé, non préparé, survenu subitement du fait d’un renversement inopiné du plan de Dieu et de l’ordre de sa création.
La révélation chrétienne ne veut pas nous rendre amnésique du cheminement de l’alliance ancienne mais elle en féconde les étapes, en éclaire les intentions, en révèle la finalité et le fondement, en exprime le chemin même, en une personne, Jésus. Le chrétien semble suivre ce chemin, marcher en lui, sans jamais totalement le contenir, il poursuit et vit déjà de l’inaccessible 415 .
Christian BOBIN l’exprime parfaitement dans son livre “ l’homme qui marche” . On ne se représente pas le Christ, il ouvre un chemin, un passage de la mort à la vie, on ne peut que le suivre à distance sur le chemin qu’il a ouvert. Le montanisme constitue une autre hérésie primitive qui fut combattue par les Pères de l’église. Elle naît de l’inspiration de MONTANUS (ou MONTAN) un phrygien, vers la fin du deuxième siècle. Pierre Marie BEAUDE résume ainsi sa théologie.
‘Vers 172, un phrygien nommé MONTAN, assisté par deux prophétesses, annonça que le retour du Christ était proche. Il se donnait comme le représentant du Saint-Esprit qui révélait en lui, plus que le Christ n’avait révélé dans les évangiles. Cet illuminé spirituel, qui exigeait le renoncement au mariage eut une grosse influence en Asie, mais aussi à Lyon et à Rome. 416 ’Le montanisme est significatif de la dérive du pseudo-prophétisme, ou pseudo-charismatisme qui privilégierait à la fois les révélations toutes personnelles renforçant l’autorité de celles-ci au détriment de celle du Christ, et les rapports aux gourous, aux maîtres spirituels au détriment de la révélation en Christ, et l’idée que tout l’accomplissement de la révélation n’est pas en Christ. L’évangile nourrit le charisme et le prophétisme mais il le dispense au peuple nouveau-né, sans autre fondement que le Christ qui est tout à tous , formant un seul corps dont le Christ seul en est la tête 417 , la pierre angulaire de la construction 418 , peuple de prêtres, de prophètes , et rois 419 selon l’Esprit-Saint dans la communion au Christ et non par la dépendance à un maître autre que Jésus. L’apôtre Pierre l’écrit en ces termes.
‘Vous êtes la race choisie, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis pour proclamer les merveilles de Celui qui nous a appelé des ténèbres à son admirable lumière, vous qui autrefois n’étiez pas un peuple, et qui maintenant êtes le peuple de Dieu, vous qui n’aviez pas obtenu miséricorde, et qui maintenant avez obtenu miséricorde. 420 ’Concernant la prophétie Paul écrira encore dans la lettre aux corinthiens à la suite du texte définissant l’église comme un corps (I Corinthiens XII), et juste après avoir chanté l’amour comme le dont par excellence ( I Corinthiens XIII).
‘Pour ce qui est des prophètes que deux ou trois parlent et que les autres jugent; (....) Car vous pouvez tous prophétiser successivement afin que tous soient exhortés. les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes; car Dieu n’est pas un Dieu de désordre mais de paix. 421 ’À remarquer ici que la révélation coranique qui fait irruption de façon surnaturelle en “s’emparant” de Muhammad, sept siècles plus tard n’est pas de même nature, elle se définit dans sa forme et dans son fond comme surnaturelle. L’évangile est contenu sur ce chemin d’Adam à Jésus comme une irruption du surnaturel dans le quotidien le plus naturel des existences. L’Islam nous semble par ailleurs tenir, nous allons le voir, à la fois du montanisme dans son rapport au néo-prophétisme, et au docétisme dans son rapport à l’immatérialité absolue de la réalité de la révélation purement spirituelle. Allah est tout puissant mais il ne peut avoir de fils, si Jésus est reconnu comme prophète, il n’est pas possible selon le Coran, qu’il ait été engendré, il ne peut avoir été que créé par Allah à la manière d’Adam, de façon surnaturelle peut-être, mais non engendré. 422
Le docétisme ouvrira la porte à toutes les gnoses primitives (CARPOCRATE, SATURNIN, BASILIDE, VALENTIN...), et aussi beaucoup plus tard à l’interprétation coranique de la vie de Jésus 423 .
Une telle vision des choses ne permet pas de comprendre ce chemin inversé de Dieu vers l’homme. Si tout n’est qu’image, tout n’est donc que représentation, et la bonne nouvelle pour aujourd’hui, pour le monde qui fonde le fait chrétien, Dieu se fait homme en Christ pour le sauver, l’introduire dans la création nouvelle , se dilue et disparaît. Cette vision des choses suppose encore, nous y revenons, sinon une domination du dieu représenté sur le Dieu incarné, du moins une scission irrémédiable, selon une nouvelle forme de gnosticisme, entre foi et réalité, entre croyance et réalité. La croyance pouvant se substituer ici à la foi. La connaissance gnostique suppose en effet une croyance dont on recherche par la réflexion abstraite à percer le secret. La connaissance gnostique n’est pas la koinônia.
Ce n’est d’ailleurs pas une connaissance notionnelle qui produit la conversion par automatisme ou pure spéculation spirituelle ou intellectuelle, mais une rencontre, un passage à la suite et de par cet homme qui marche dont nous parle BOBIN, qui fait naître de nouveau comme le répond Jésus à Nicodème 424 , dans une réalité déjà aujourd’hui, le Royaume en prémices, en communion d’Amour avec Dieu et les hommes. L’évangile parle de foi, dont la nature est premièrement existentielle, c’est à dire ancrée dans le quotidien des choses, avant de conduire au salut, à l’expérience d’une nouvelle naissance, à l’image du Christ en fraternité nouvelle, en Dieu. 425 Dans sa première épître l’apôtre Jean exprime de plusieurs manières cette nouvelle naissance.
‘”Quiconque pratique la justice est né de Dieu”Hérésie vient du grec hairesis donnant le latin hoeresis qui signifie “doctrine” spécialement dans le domaine ecclésiastique. (D’après petit Robert 1). Signalons, cependant , que ce mot est absent des évangiles et de la Bible où il est question de faux prophètes dans l’ Ancien Testament et de fausses doctrines et de faux docteurs, spécialement dans les lettres de Paul. Une remarque étymologique fournie à partir du dictionnaire étymologie du Robert de Jacqueline PICOCHE n’est pas sans intérêt. Hairesis dérive du grec “hairen” qui signifie prendre. Hairesis signifie choix opinion particulière. Son dérivé rejoignant le sens signalé de doctrine, par le latin, signifierait donc bien interprétation particulière de la doctrine ou d’une doctrine. Doctrine au contraire vient de l’ indo-européen dek, dok dk qui signifie “acquérir ou faire acquérir - une connaissance” comportant dans le grec une variante dak (qui donne didaskien, instruire).
Du mot grec kânon qui signifie roseau, qui a donné par répercussion règle.
BEAUDE Pierre Marie “Premiers chrétiens, premiers martyrs” Gallimard Paris 1993 ; ( à la page 74)
Matthieu III 17
Dans ce même chapitre lire en T2 “Le marcionisme introduction à l’hellénisme” ; p. 90
Simone WEIL “La pesanteur et la grâce” notes écrites entre 1940 et 1942 et regroupées sous ce titre. Plon Paris 1948 ; 2° édition de “Union générale d’édition” Paris 1962 ; (à l a page 21).
L’évangile de Matthieu VI 13, Luc XI 4.
BOBIN Christian “L’homme qui marche” Le temps qu’il fait Cognac 1995 ; (40 pages).
BEAUDE Pierre Marie “Premiers chrétiens, premiers martyrs” Gallimard Paris 1993 ; ( pages 75-76)
I Corinthiens XXII
Éphésiens II 14 à 22
Apocalypse I 6 et V v 10 “tu as fait d’eux un royaume et des sacrificateurs pour notre Dieu et ils régneront sur la terre”
I Pierre II 9
I Corinthiens XIV 29 à 33
“Jésus auprès d’Allah, est à l’image d’Adam: Il l’a a créé de poussière, puis dit à son propos : “Sois! “ et il fut.”
Sourate III 52/59 Coran traduction de Régis BLACHÈRE. “La famille de Imrân”
Régis BLACHÈRE ajoute en note une glose du TABARI (ABù JA’ FAR MUHAMMAD IBN JAÏR AL - 838 923) célèbre historien musulman dans son commentaire du Coran glose 207
Pareil pour moi (c’est Allah qui parle) est d’avoir créé Jésus sans l’intervention d’un mâle ou d’avoir créé Adam à partir de poussière. “ Régis BLACHÈRE ajoute : “L’idée est claire: La création d’Adam est pour le moins aussi merveilleuse que celle de Jésus conçu par une vierge. Pourquoi admettre la première et nier la seconde ? À remarquer Que cette proposition implique que Jésus est une simple création d’Allah mais non point son fils.”
(Nous les avons maudits ) à cause de leur incrédulité, pour avoir dit ; “Nous avons tué le Messie, Jésus Fils de Marie, l’Apôtre de Allah! “ alors qu’ils ne l’ont ni tué, ni crucifié, mais que son sosie a été substitué à leurs yeux. (....)”
Coran sourate IV “Les femmes” 155/156/157 version Régis BLACHÈRE
Jean III 4 à 10 “Nicodème lui dit : “Comment un homme peut-il naître quand il est vieux? Peut-il entrer dans le sein de sa mère ? Jésus répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit , il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit. Ne t’étonne pas que je t’aie dit : “Il faut que vous naissiez de nouveau. Le vent souffle où il veut, et tu entends le bruit ; mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit. Nicodème lui dit : Comment cela peut-il se faire ?” Jésus lui répondit : “ Tu es docteur d’Israël et tu ne sais pas ces choses. En vérité, vérité je te le dis,nous disons ce que nous savons et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu ; et vous ne recevez pas notre témoignage.”
Rappelons que l’évangile évoque la foi et non la croyance comme moyen du salut. Nous pourrions en multiplier les exemples dans les paroles mêmes du Christ. Songeons entre autres à la femme adultère au centenier romain intercédant pour son fils à la femme samaritaine au miracle de Siloé ... .Comme dans les enseignements des actes et des diverses épîtres.
1° épître de Jean II 29 (... ) ; III 29 ( ...) ; IV 7 ( ...) ; V 1 ( ...) ; V 4 ( ...)