Entre geste et pensée, entre théorie et pratique ?

L'inversion intentionnelle de l'ordre des termes, précédemment définis, de part et d'autre du mot " entre " dans la question posée, le geste précède ici la pensée, alors que la théorie précède la pratique, introduit notre questionnement.

En effet, toute doctrine ou pensée, en pédagogie, dans les sciences éducatives, comme également dans toute science appliquée, s'appuie, dans ses formulations, sur des rapports entre théorie et pratique. Il est difficile d'imaginer, en ces domaines, une transmission de type didactique qui ne repose pas sur cette dichotomie dialectique. Et pourtant, parallèlement, la plupart des apprentissages, à l’évidence, s’effectuent paradoxalement et inéluctablement entre le geste et la pensée.

Nous voulons dire que l'enfant n'apprend pas à parler, à marcher, et sans doute aussi à lire et à écrire autrement, et que tout apprentissage ne suppose pas forcément, a priori, une phase théorique complète mentale ou verbale.

Il n'est pas nécessaire, par exemple, de connaître les lois physiques des fréquences vibratoires pour reconnaître à l'oreille l'écart de l'octave entre deux sons qui répond cependant à la loi précise du rapport de un à deux des fréquences. La mise en place de la gamme, la découverte des règles harmoniques ont précédé historiquement la découverte des lois de la physique qui les sous-tendaient.

Les psychologues de la forme, la “Gestalt “ ⁴⁵⁹ , pour qui une forme est une organisation qui ne peut se ramener à la somme de ses parties ont ouvert la porte à une expérimentation ouverte posant de principe la limite des théories qui ne seront désormais jamais plus que des hypothèses toujours réfutables, précédant ici, sur ce point la philosophie de Karl POPPER ⁴⁶⁰ .

Lorsque l’initiateur de cette théorie, EHRENFELS, dans ses travaux précurseurs de la Gestalt, sur la perception, différenciait les qualités sensibles, des qualités formelles des objets, il reproduisait bien, nous semble-t-il, cette double dialectique, entre geste et pensée, (le sensible), théorie et pratique (le formel).

De même, lorsqu’un modèle théorique tente de rendre compte d’un fonctionnement en sciences humaines, il se situe, forcément dans sa mise en actes même, entre théorie et pratique, geste et pensée. Il se doit de le reconnaître s’il ne veut sombrer dans les idéologies, qui, du behaviorisme comportementaliste, au déterminisme, supposent une juxtaposition parfaite, un rapport de causalité directe absolue purement formelle et complètement explicitable sur le modèle théorique : une fusion s’opère alors entre le langage et le conditionnement expérimental qui sont pourtant évidemment de natures distinctes l’un de l’autre.

Le concept scientifique du principe d'accommodation-assimilation générateur, d'après PIAGET ⁴⁶¹ , du développement de l'intelligence et de la formation de la pensée, en fournit un exemple parmi d’autres, il englobe le passage entre la théorie et la pratique, et celui du geste à la pensée. Une phase d'intériorisation permet ces passages entre accommodation et assimilation, assimilation et accommodation.

La théorie de PIAGET suppose bien donc un passage par l’intériorité du sujet. Cela nous permet d’en déduire une évidence, qu’il fallait tout de même appuyer, au travers, fut-ce même, de ce seul exemple, en l’occurrence nécessaire et suffisant: le modèle théorique scientifique, n’est pas forcément celui qui suppose réglée la question de l’intériorité. Peut-être même au contraire.

Modèle théorique ne suppose pas d’emblée, réduction à un modèle autoritaire, comportementaliste. Un modèle scientifique est donc celui qui suppose l’existence d’une possible réfutation du modèle. Karl POPPER, tout au long de son oeuvre, voit croître ce savoir, sur fond de plérôme scientifique, entre conjectures et réfutations, il lie cette possibilité de réfuter l’hypothèse, à la structure même politique des institutions, tout autant, celles qui sont chargées de transmettre les savoirs que d’assurer l’autorité civile. ⁴⁶²

Comment cet humanisme scientifique que nous retrouvons chez un Bertrand RUSSELL se concilie-t-il avec la radicalité du message biblique, comment et pourquoi s’en distingue-t-il ?

Notre questionnement invite ici donc à se rattacher à la problématique de l'intériorité et l'extériorité que l’on retrouve tant sur le plan de l’apprentissage personnel qu’à celui de l’institution chargée de le transmettre. ⁴⁶³

Notre recherche comme toute recherche se situe dans cette perspective qualitative comme pour les théoriciens de la forme : une exception peut modifier la règle, un détail peut modifier le rapport au tout.

Autrement dit : si la forme globale est toujours première et dernière, supérieure en qualité à la somme perceptible des détails, en réciprocité, la moindre nouveauté perçue dans le détail pourra modifier la forme toute entière.

Autrement dit : nous nous situons dans cette étude comme dans toute cette réflexion au croisement du geste et de la pensée, de la théorie et de la pratique, du singulier et de l’universel. Le singulier de chaque détail étant selon la Bible elle-même, à chaque fois porteur de l’universel, il est bien sûr en mesure de modifier la perception globale.