Le plérôme fonctionnaliste

En lisant IRÉNÉE de Lyon, on constate d’abord que tant ses références au canon biblique, Ancien Testament et Nouveau Testament compris, que ses références à l’écriture biblique comme parole de Dieu, confirment la découverte de MURATORI qui établit, à partir d’un manuscrit daté du VIII ° siècle, un canon admis à Rome en 180 493 , le canon actuel déjà pratiquement en place, puisque l’écriture en cinq livres de “Contre les hérésies - Dénonciation et réfutation de la prétendue gnose au nom menteur” 494 est pratiquement contemporaine, très probablement antérieure à cette date.

Nous pouvons ainsi considérer dans ce temps que nous appelons parfois celui de l’église population, des premiers siècles, deux temps :

Le fait majeur de la “prétendue gnose” est d’après IRÉNÉE le changement de médiateur, une connaissance établie en système se substitue au Christ. Ne retrouve-t-on pas là quelques caractéristiques contemporaines du plérôme scientifique?

Un exemple encore d’une approche selon l’axe de ce plérôme peut être trouvée dans les ouvrages de Georges DUMÉZIL (1898-1986) 496 . Les ouvrages de Georges DUMÉZIL reposent sur trois thèses. Citons le résumé de ses thèses qu’en fournit Jean LAMBERT.

‘Philologue et historien Georges DUMÉZIL a mené une très large étude comparée des cultures indo-européennes, sur leurs textes mythologiques, épiques et religieux, de l’Inde à l’Islande, de Rome à la Scandinavie, du XV° siècle av. J-C. jusqu’à la fin du Moyen-Âge. En langage très simplifié, sa principale découverte établit que la société ne peut vivre, durer , se reproduire que par la collaboration harmonieuse de trois fonctions hiérarchisées. En tête la puissance souveraine, religieuse et intellectuelle qui se manifeste sous deux aspects, l’un magique, l’autre juridique. Ensuite, la force physique et combattante, principalement celle du guerrier. Enfin la fécondité des humains, des animaux et des champs, avec le cortège de notions qui s’y rattachent: santé, beauté, jeunesse, volupté, économie. Georges DUMÉZIL a publié une cinquantaine d’ouvrages. 497

Nous retrouvons, à travers les thèses de Georges DUMÉZIL, les deux axes, le diachronique et le synchronique, générateurs, nous l’avons signalé, du pragmatisme fonctionnel et de l’idéalisme structurel. Le fonctionnel agit comme moyen d’analyse différenciant les structures, communes, d’après DUMÉZIL, aux religions indo-européennes.

Si cette approche permet de “dire des choses sur” le texte biblique, elle inféode sa lecture au cadre structurel pré-établi, d’une part, à l’analyse fonctionnelle, d’autre part. Certes, une telle approche permet sans doute “dire des choses sur” la Bible, sur l’éducation biblique, mais ne permettra pas, à l’évidence, d’entrer dans l’aspect intrinsèque du message, qui se révèle justement comme celui qui dit ne pas pouvoir se lire et s’entendre au travers d’un système de pensée mais selon un témoignage.

Jean LAMBERT reprend pourtant le cadre de DUMÉZIL pour faire une lecture des trois monothéismes, judaïsme, christianisme, Islam. 498 Il voit dans ces trois monothéismes une contestation des trois fonctions clés, la souveraineté, la guerre, la fécondité, des civilisations indo-européennes toutes, autrement polythéistes, telles que les a étudiées Georges DUMÉZIL.

Trois fonctions qui se déploient, selon DUMÉZIL, toujours selon cet ordre, ordre lui même qui va être, par les trois religions, contesté, renversé. Cette contestation, nous dit Jean LAMBERT, nous pourrions ici également parler de renversement, voire de retournement, structurel et fonctionnel, se produit sur le mode prophétique, par le fait même de la prophétie. La succession historique présidant à d’apparition des trois monothéismes ne serait dès lors, pas fortuite.

‘Elle se déroule de la troisième fonction (fécondité) vers la première (souveraineté) en traversant la deuxième (guerrière); comme une série de remaniements du monothéisme selon une loi de structure. Les livres hébraïques racontent en effet comment à travers des histoires advient un peuple exemplaire (le “multipliez-vous” de la Genèse qui relève de la fonction de fécondité), le Nouveau Testament dit la vie ou la mort ou la gloire du guerrier non-violent (inversant ainsi la fonction guerrière, sauf la résurrection). Le Coran, apportant un code de vie en société, attribue à l’Unique la fonction souveraine sous ses deux aspects de sévérité et de miséricorde. Le monothéisme apparaît ainsi distribué en figures de troisième, de deuxième et première fonction, propres à l’idéologie indo-européenne. 499

Cette réduction de la lecture à un problème de fonction et de structure, rappelle particulièrement, presque étrangement, la gnose que combattit IRÉNÉE. Robin HORTON a d’ailleurs essayé de montrer, concernant l’Afrique, que “les propositions qui sont au principe des systèmes magico-religieux sont les mêmes qui sous-tendent les systèmes scientifiques.” 500

Certes, dans la démarche contemporaine scientifique structuraliste ou fonctionnaliste, il n’est pas question de magie comme dans les gnoses anciennes. Mais, justement, en supposant résolus certains problèmes d’interprétation, de construction, et de lecture selon l’ intrinsèque message des texte néo-testamentaires, ou bibliques, elles masquent ce qui en constitue probablement l’aspect intrinsèque singulière. L’Islam, par exemple, rétablit un Dieu lointain et éloigné de celui qui s’incarne en Jésus-Christ.

Peut-on parler dès lors, comme le fait LAMBERT, d’un même “Dieu distribué” sans risque d’atrophier le mystère de l’incarnation ?

Pour l’église primitive, comme pour nombre de chrétiens d’aujourd’hui, conformément aux textes évangéliques, Dieu se fait homme et ne se fait connaître, comme l’écrira IRÉNÉE, à la suite des évangiles et les commentant, que par l’amour, manifesté en Christ.

L’Unique dont parle LAMBERT peut donc se fondre avec le plérôme scientifique, au contraire du Dieu Père, fils et Saint-Esprit, qui se révèle en Jésus-Christ. Le prophétisme que mentionne LAMBERT est pourtant bien justement celui qui brise le plérôme, qui en marque les limites. LAMBERT, lui-même, le signale parlant de prophétisme.

Marquant ainsi les limites, à la manière de IRÉNÉE, refusant de substituer quelque plérôme au Christ, s’affirme la foi contre les “opinions“, hérésies, les gnoses, les systèmes clos, prétendant ou supposant, connaître en dehors de l’amour du Christ, les fondements de la doctrine chrétienne. Cette foi peut dès lors s’élucider, s’expliciter en termes cohérents, doctrine.

Et l’obstacle peut se faire balise.

Notes
493.

Le canon de MURATORI (1672 - 1750), historien italien et polygraphe, , donne la liste, pour le Nouveau Testament, des textes reçus par Rome en 180. Il s’agit d’un canon proche du canon actuel, moins l’épître aux hébreux, l’épître de Jacques, I et II Pierre et III Jean. Il ne proposerait donc pas de textes inédits, ayant disparus, ou, ayant été rejetés depuis.

494.

IRÉNÉE de Lyon “Contre les hérésies - Dénonciation et réfutation de la prétendue gnose au nom menteur” Cerf Paris 1984 -1991 ; (750 pages). Traduction française de Adelin ROUSSEAU. Préface du cardinal DECOURTRAY. (op. cit.)

495.

Note de bas de page numéro 62 ; à la page 35 ; au premier chapitre (T 1 ) “Un singulier protocole” au paragraphe “ Rétrospection”.

Actes VIII 9 à 24 (I 23 1 à 4) des livres d’Irénée

496.

DUMÉZIL Georges “Mythe et épopée” préface de Joël H. GRISWARD Gallimard Paris 1995 ; (1484 pages).

497.

LAMBERT Jean “Trois rapports à la terre dans le monothéisme” in “Le monde de la Bible “ n.°100 Septembre Octobre 1996 ; (p 48)

498.

LAMBERT Jean “Le Dieu distribué : une anthropologie comparée des monothéismes “ préface de Pierre GEOLTRAIN Cerf Paris 1995 ; ( 405 pages).

499.

LAMBERT Jean “Trois rapports à la terre dans le monothéisme” in “Le monde de la Bible “ n.°100 Septembre Octobre 1996 ; (p 50)

500.

Nous citons entre guillemets les termes même de Marc AUGÉ.

AUGÉ Marc “Le Sens du mal - Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie” éditions des archives contemporaines Paris 1983 ; (page 56).

Marc AUGÉ se réfère ici plus précisément à un article de Robin HORTON

“Africain traditional thought and western science.” Africa XXXVII p 50-71.

En langue française on peut retrouver l’ensemble des thèses de HORTON in

HORTON Robin “La pensée métisse : croyances africaines et pensée occidentale en questions“ Institut Universitaire d’études du développement. Paris 1990 ; (272 pages).