12 Logos et ratio, prophétie et spéculation

Entre psyché et physis, opposés selon le modèle de la Grèce antique, tout se jouerait donc dans les représentations qu’elles soient de l’ordre de la poétique ou de la politique, de l’éthique, ou encore de la philosophie ou de la science. Le mystère de l’incarnation déplace la question au niveau de l’ici et maintenant dans l’acte existentiel lui-même ; Maurice BLONDEL dirait l’action.

Mais ce n’est pas seulement l’opposition entre l’esprit (psyché) et la nature ou la matière ( physis ) qui est traversée et comme renversée par le mystère de l’incarnation. Cette opposition conduisait à privilégier la logique de la spéculation strictement intellectuelle, ou à la limite, face à l’inexpliquable, à provoquer le recours à la divination la plus irrationnelle. À privilégier la logique d’un lien entre théories et pratiques, poétique et science, concept et symbole, strictement maîtrisés sur le plan intellectuel, ou inversement à recourir à l’arbitraire et à l’aléatoire, d’un surnaturel. À la spéculation strictement intellectuelle, à la divination irrationnelle, le mystère de l’incarnation répond par la foi qui est confiance en la révélation, son caractère prophétique et inspiré.

Plus profondément encore, se pose la question du sens, que nous pourrions provisoirement traduire par logos. Alors que, nous n’avons hérité de nos ancêtres “païens”, gaulois ou autres, que vestiges archéologiques ou archaïsmes traditionnels, certes vivants, et témoins chaleureux parfois, d’un passé, certes parfois aussi enseignement, -cela semble s’être fait comme malgré soi, selon un ordre de transmission opposant le naturel et l’initiatique-, nous avons hérité d’Israël une leçon d’histoire, selon un mode de transmission à la fois naturel et singulièrement surnaturel, car irruption du surnaturel, dans le naturel des événements, irruption de l’universel dans le singulier.

L’héritage biblique est à la fois une mémoire, une révélation, un envoi dans le monde. Jésus nous est révélé pleinement par l’écriture biblique qu’il accomplit. Dès lors, nous pouvons faire du texte biblique mais aussi de chacune de nos histoires singulières, une lecture par rétrospective, christo-centrique, qui en éclaire chaque ligne, chaque instant, d’une lumière nouvelle. Un sens est donné.

Un sens à notre histoire, un sens à notre présent, à notre avenir est donné. Cette révélation nous découvre qui nous sommes , d’où nous venons, où nous allons, et que chacun a du prix pour Dieu. C’est une leçon d’histoire, car, dans l’histoire, Dieu se révèle en la personne de Jésus et donne sa vie pour le salut, (la vie), de quiconque le reçoit, de chacun. 533

Le commencement d’un sens de l’histoire est, dans cette révélation, unique, mais comme une science inversée, l’homme ne découvre pas l’histoire et le sens à partir de ses spéculations les plus adroites, mais à partir de la révélation elle même. Un sens donné à l’histoire commence donc avec l’histoire d’Israël qui rejoint l’histoire de chaque peuple et à travers le Christ, de chacun, personnellement, et dont les traces sont visibles jusqu’à aujourd’hui.

Nos presque contemporains du XIX° siècle et du XX° siècle, les philosophes de l’histoire, héritant pourtant de cette révélation leur conception même de l’histoire comme étant un lieu d’une pédagogie, d’un cheminement, d’une évolution, et du fait, que l’histoire avait un sens, en ont déduit une science normative et prédicitive de l’histoire, ce qui ne revient pas au même que la révalation biblique.

Ils se situent ainsi comme du côté du négatif, en train de se développer, sans autre résultat final, qu’une idée finale (HEGEL) ou qu’une concrétisation de société parfaite, sans exploitation de l’homme par l’homme, à partir d’un mouvement dialectique et d’une vision matérialiste (MARX).

HEGEL et MARX, et à partir d’eux, leurs héritiers, ne sont pas partis de la révélation dont ils ne méconnaissaient pourtant pas l’héritage, mais ils en ont “tordu”, d’une façon claire, le mode, pour l’initier du point de vue de l’homme, semblant presque ignorer que tout le travail de la révélation était de nous introduire dans la communion avec le Tout Autre, communion accomplie en Jésus Christ ... Entrer dans la perspective de Dieu.

La révélation, comme le négatif d’une photo, ne se lit et ne se comprend qu’à partir du résultat final qui en constitue également la source initiale. Elle ne s’entend, dans la perspective chrétienne, que si nous retrouvons son alpha et son oméga, dans la personne du Christ.

Le résultat final de la révélation biblique est, pour les chrétiens, le Christ Jésus qui est toujours selon l’acception chrétienne, également la source.

Le Christ n’est donc pas une idée, la source d’une phénoménologie déductible d’un décryptage strictement rationnel ou spéculatif et réductible à celui-ci, comme finit par le réduire l’idéalisme de HEGEL, mais une personne vivante. Le mystère de l’incarnation de par le Saint-Esprit vient visiter les raisons humaines, nous ne sommes plus dans un rapport entre théorie et pratique mais dans l’espace ouvert par l’alliance nouvelle, qui résorbe à jamais la distance ontologique, dans l’espace d’une blessure, la circoncision du coeur.

Pour la pensée contemporaine reprenant la formule de ARISTOTE l’homme est “un animal doué de raison” 534 , la dialectique entre rationnel et raisonnable fait déjà entendre à beaucoup derrière Thomas Samuel KUHN et Edgar MORIN, le problème posé par la distance entre les sciences qui conduit à une confiscation du dialogue portant sur les paradigmes, au profit d’un dialogue portant sur la seule technique ou la forme 535 .

Nous voici entrés progressivement insensiblement mais pratiquement apparemment irréversiblement dans l’ère du technique, l’ère de la médiatisation, “ l’ère du vide” dira LIPOVETSKY 536 .

Les grecs avaient deux mots distincts, logos et ratio, que nous pourrions peut-être oser traduire par : rationnel et raisonnable dans une vision répercutée de cette opposition selon KANT, sens universel et organisation compréhensive ou explicative provisoire de ce sens universel, chez HUSSERL . La phénoménologie de HUSSERL en distingue très spécifiquement les termes. 537

La dialectique entre logos et ratio, rationnel et raisonnable, que nous retrouvons donc également mais déclinée sur un autre mode, entre raison pure et raison pratique, chez KANT, nous semble être issue de l’hellénisme. Elle s’inscrit dans le cadre d’une relation théorie pratique où le rationnel précède le raisonnable, cet ordre des choses est intégralement renversé, visité, fécondé par la révélation.

Le mystère de l’incarnation traverse cette question dialectique et pose la question sous forme d’une réponse proposée, à partir d’une question posée :“Et vous qui dîtes-vous que je suis ?”. (op. cit.)

Dieu s’est fait homme en Jésus. Il a enseigné et parcouru déjà le chemin qu’il fallait accomplir. Désormais les questions sont d’une autre nature, les réponses donc, inéluctablement également..

Le Verbe (le Logos) s’est fait chair 538 . Tel est le point de départ de l’originalité stupéfiante, pour les contemporains hellénistes, de l’évangile de Jean.

HEGEL et MARX, (tout comme d’ailleurs FREUD ou NIETZSCHE, voire KANT autres maîtres penseurs de la modernité), sont sur ce point héritiers de l’hellénisme, bien plus que de l’évangile.

En effet, ni KANT, ni HEGEL, ni a fortiori MARX, ni derrière eux, les philosophies contemporaines de l’histoire n’ont semble-t-il perçu cette radicalité, cette simplicité, dans son sens intrinsèque, mystère de l’incarnation du verbe en la personne de Jésus. Fondement de la révélation chrétienne.

Cette révélation se développe et procède donc d’un nouveau rapport au langage et à la parole.

Le Verbe est créateur. Il est, selon la Bible, Dieu lui même et il s’incarne en Jésus Christ. (Jean I )

C’est à partir de ce verbe créateur incarné en la personne singulière et unique 539 de Jésus le Christ dans un acte de pur Amour gratuit que nous allons tenter à présent de saisir les éléments singuliers d’une pédagogie autre, émanant du texte biblique.

Notre lecture pour une invariance se fera donc à partir d’un verbe qui se fait acte, qui prend chair, qui de l’extérieur, mais avec son assentiment, sa participation, en conjugaison avec lui, tire l’homme, vers lui, vers une création nouvelle, de l’image de Dieu, image déchue, à fils en Jésus Christ, glorifié dans le don d’amour gratuit dont la croix est le moment décisif, passage de la mort à la vie.

Une approche historico-prophétique 540 donc, pour reprendre un terme usité entre autre par le théologien BEAUCHAMP 541 , nous semble à même de lire et de reconnaître sans trop de réduction des éléments de cette invariance.

Paul, s’élevant contre des pratiques proches, semble-t-il, de la divination de l’église naissante à Corinthe, a cette formule qui montre bien que le prophète n’est pas possédé par le verbe divin, mais témoin libre et libéré d’une intelligence d’une vie qui opère en lui : “L’esprit des prophètes est soumis aux prophètes “car Dieu n’est pas un Dieu de désordre mais de paix” . 542

Notes
533.

Jean III 16 op . cit.

534.

“Anthropos zoon Logikon” . Politique 1,2 1253 a - b 20

ARISTOTE “ La politique “ traduction TRICOT Jacques Vrin Paris 1970 ;

535.

KUHN Thomas Samuel “la structure des révolutions scientifiques” 1983 Flammarion Paris ; (288 pages)

536.

LIPOVETSKY Gilles” L’ère du vide” Gallimard Paris 1983 ; (1989) ; (313 pages).

537.

HUSSERL Edmund “ La crise de l’humanité et la philosophie “ - Conférence de Vienne 1935 - traduit et commenté par Natalie DEPRAZ - Hatier Paris 1995 ; ( à la page 48). Il n’est pas étonnant que cette distinction ait été faite par HUSSERL qui voulait justement faire de la philosophie une science généralisable.

538.

Jean I 14

539.

L’évangile de Jean insiste plus que tout autre sur ce terme de “unique”. Jésus est le fils unique, par qui chacun peut désormais devenir fils. Ici encore l’ universel est rencontré par le singulier.

(Jean I 14 ; Jean I 18 ; Jean III 16 ; Jean III 18). Il est vrai que le sacrifice du Christ rédempteur n’est plus à faire, et que personne n’a plus à se sacrifier. Le sacrifice est venu du Fils unique de Dieu. Ce qui en indique le prix.

L’apôtre Paul écrira :

“Et ce n’est pas pour s’offrir lui-même plusieurs fois qu’il y est entré, comme le souverain sacrificateur entre chaque année dans le sanctuaire avec du sang étranger; autrement il aurait fallu qu’il eût souffert plusieurs fois depuis la création du monde, tandis que maintenant, à la fin des siècles, il a paru une seule fois pour abolir le péché par son sacrifice.”

Hébreux IX 26

540.

Voir en note connexe numéro 13 adjointe au troisième chapitre pour la définition que nous en donnons : (au paragraphe : “la justice”).

541.

Voir le prochain chapitre en T 5 “Lectures contemporaines et perspective biblique” spécialement page 263 ; note de bas de page numéro 19

542.

I Corinthiens XIV de 32 à 33