2 La force du témoignage et la fragilité du témoin

Un seul langage répercuté, celui de la Bonne Nouvelle, le témoignage précède et accompagne la démonstration.

Un théologien réformé contemporain, pour évoquer ce témoin, tiraillé entre la grandeur du message et sa fragilité, prenait l’image d’un vase placé dans le courant, au fond du lit d’une rivière 595 .

Ce vase est toujours plein, mais l’eau ne demeure pas en lui. L’eau entre et sort dans un même mouvement et poursuit son chemin suivant le courant de la rivière, de vase en vase, tous et chacun d’entre eux, déposés également au fond du lit. Cette image, pour signifier le témoin, si elle n’est pas directement dans le texte biblique lui-même, y puise largement son inspiration.

Elle fait d’ailleurs se rejoindre trois vraies images bibliques qu’elle relie les unes aux autres, dans un prolongement presque naturel, en quelque sorte : le vase, le courant d’eau ou la source, enfin, la fragilité de l’argile.

Le vase est une oeuvre du potier et non de lui-même ; l’aspect gratuit presque inutile de ces vases déposés au fond d’une rivière qui n’a pas besoin d’eux pour poursuivre son cours, encore que bibliquement ce ne soit pas tant le service que le serviteur qui soit inutile ; enfin, la fragilité du vase d’argile.

Revenons sur chacune de ces trois images que ce théologien réunissait en une seule.

  • Le vase est en effet modelé par le potier 596 .

Vivre du Christ c’est se rendre un jour, et chaque jour, et à chaque instant, à cette évidence : nous ne recevons pas notre substance chacun de nous de lui-même, ni des hommes seulement mais de la Parole qui sort de la bouche de Dieu. Et comme le peuple d’Israël lors de la traversée du désert ne pouvait goûter la manne quotidienne qui descendait du ciel que le jour même où elle était descendue et devait attendre jour après jour le don de Dieu, nous sommes conduits à demander et recevoir le pain de chaque jour. 597

Dans la nouvelle alliance, c’est Jésus, pain de vie descendu du ciel, qui nous donne accès à la vie éternelle dès l’aujourd’hui de nos détresses. Ainsi, pour que se manifeste l’oeuvre de Dieu, pour que les sarments portent fruits, le témoin voué à recevoir, à accueillir la nourriture qui nous vient du cep.

  • La parabole du serviteur inutile 598

Cette parabole rappelle la vocation à disparaître derrière la grâce de servir le Royaume, plénitude de toute plénitude. En effet, entrant par l’Esprit-Saint dans la communion au Père et au Fils, le témoin vit pour et par le Règne de Dieu qui, par définition, n’a pas besoin du témoin pour être, mais que celui-ci appelle néanmoins de tout son être pour lui même et pour le monde.

  • Paul voit enfin dans ce vase d’argile l’image de la faiblesse du témoin “et nous portons ce trésor dans un vase d’argile “ 599 ... avant de revendiquer cette faiblesse comme source de force dans le vrai témoignage “ lorsque je suis faible c’est alors que je suis fort “ 600 .

Ces trois réflexions font revenir sans cesse au don gratuit. Jésus, lavant les pieds de ses disciples, exprime le règne de Dieu dans le service, et le plus grand parmi eux est désormais celui qui se fait serviteur de tous. Mieux qu’une philosophie de l’existence, Jésus rappelle le lien concret qui nous unit les uns aux autres : notre propre subsistance, et notre existence dépendent des gestes de ceux qui ont travaillé pour nous. Et voici sanctifié ce que les philosophes tenaient pour méprisable et réservé à la caste des esclaves : le travail des humbles, service gratuit et créateur.

Cet enseignement est sans doute essentiel pour expliquer le développement et la mise en valeur du travail au sens premier et noble du terme (faire oeuvre) dans le monde chrétien. Il ne s’agit cependant pas, au travers de l’enseignement biblique, de faire une valeur supérieure du travail, d’instituer une religion du travail, comme, par exemple, le slogan, popularisé par le gouvernement de Vichy, “travail - famille - patrie”, y invite, mais de reconnaître sa sanctification, c’est à dire son caractère mis à part pour le Règne, et de rappeler ceci, voire de fonder l’action de grâces sur un principe de réalité. Fut-il rémunéré, le travail est, en effet, d’essence gratuit, continuation du pain de chaque jour, don de Dieu, telle la manne descendue du ciel puisqu’il permet, par sa nature, le bénéfice à quiconque de l’oeuvre accomplie. Sans lui, la vie serait impossible et chacun dépend des tâches matérielles humbles et quotidiennes que d’autres ont effectuées dans la plus pure gratuité,-puisque leurs auteurs même s’ils furent payés ne tirent aucun bénéfice direct de l’utilisation de l’ouvrage en en perdant par définition le contrôle -, de laquelle tout travail procède finalement et, dans laquelle, par nature ou essence, il se fonde. Ainsi le pain du boulanger, la maison du maçon, les semailles et la récolte du paysan, la route du terrassier etc ... Paul, dans cet esprit, pour manifester que le travail est la participation indispensable à l’intérieur des communautés primitives, au bien commun, écrira d’ailleurs ceci à l’église de Thessalonique

‘“Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger.” 601

Lorsqu’il s’agit d’annoncer, par cet autre travail du témoignage, la parole de l’évangile cette gratuité fut encore plus singulièrement manifestée dès l’église primitive. Paul, qui fut le premier grand missionnaire de l’église primitive, réparant les tentes pour subvenir à ses besoins propres et s’employant ainsi à ne pas être une charge pour les communautés qui l’accueillaient, l’exprime plus que quiconque. 602 Ces choses concrètes, incarnées, sont les signes de l’amour gratuit, en amont des existences, dons gratuits, grâces premières qui donnent gratuitement la vie à quiconque. Elles sont révélées aux enfants et aux simples, et cachées aux intelligents et aux sages dira encore Jésus et il en rendra grâce à son Père. 603 Sans doute faut-il une conscience de son indigence propre, conscience qui est le naturel de tout enfant qui voit bien naturellement qu’il ne peut se suffire à lui-même. Seule donc cette conscience de ne pouvoir vivre sans amour s’ouvre à cette grâce première discrète mais cependant bien réelle.

Il reste que ce retour à l’esprit d’enfance, esprit naturel de l’enfance, n’est cependant, bien paradoxalement, pas naturel. S’il suppose, d’une part, un retour à ce principe de réalité tout juste évoqué, il suppose également, d’autre part, comme une dépossession, un désaisissement de l’esprit de chacun par lui-même, une distance par rapport à l’emprise des conventions sociales. L’esprit de l’homme échappe alors à sa propre réduction, à la fascination incantatoire qu’il exerce sur lui-même ou qu’autrui exerce sur lui, pour se rendre disponible à la parole qui change tout. Cette parole provoque une rupture radicale avec certaines leçons de l’expérience et de la vie. Elle n’a rien d’une morale sceptique. Elle se démarque d’une certaine sagesse humaine, ou, d’un savoir savant abstrait, suffisant, qui sépareraient l’homme, averti et avisé, de sa spontanéité première et néanmoins vitale.

C’est par ce témoignage mystérieux qui rappelle aux sages et intelligents leur indigence première, et donc les limites des savoirs humains, qu’oeuvre l’Esprit-Saint. 604 Nous y revenons sans cesse: l’homme accède aux “merveilles” de la pure grâce par l’Esprit-Saint et, dès lors, il ne s’appartient plus totalement. Il est né et vit de la “vie d’en haut”. De Jésus, tout à fait Dieu et tout à fait homme, nous ne pouvons pénétrer le mystère que par l’Esprit-Saint. Jean l’écrit à sa manière :

‘“À ceci vous reconnaissez l’Esprit de Dieu : Tout esprit qui confesse Jésus Christ venu dans la chair est de Dieu et tout esprit qui divise Jésus n’est pas de Dieu.” 605

Le témoin comprend en Jésus que Dieu et l’homme ne sont plus séparés et il le comprend par l’Esprit-Saint.Ainsi se manifeste la nouvelle prophétie dans la Nouvelle Alliance accomplissement de l’ancienne.

Dès lors, selon le même mouvement, l’évangile ne se développe pas comme une théorie mais plus comme une question, ou une réponse, posée face aux théories, non comme un discours, mais comme la question, ou la réponse, du prix sur lequel chacun de ceux-ci repose, tel une parole, donc, face aux discours, un témoignage intérieur, face à la casuistique et au jeu des représentations scientifiques, ou poétiques.

Non pas que cette distance entre théorie et pratique fut non soupçonnée dans les sociétés païennes, voire helléniques, comme le signale le vers du poète EURIPIDE. “La langue a juré mais le coeur n’a pas juré” 606 Mais cette distance est ici, par la Bible et sa révélation, singulièrement signalée comme essentielle et fondatrice, en quelque sorte, de la qualité, de la nature, de la réponse de l’homme à l’appel de Dieu.

Notes
595.

Souvenir personnel d’une conférence donnée à Pomeyrol ( entre 1979 et 1983). Il s’agirait d’un théologien de la faculté de Montpellier.

596.

Romains IX 20

597.

Exode XVI

598.

Luc XVII versets 7 à 10

599.

2° Corinthiens IV 7

600.

2° Corinthiens XII verset 10

601.

I Thessaloniciens III 10

602.

I Thessaloniciens II 9 “ Vous vous rappelez frères, notre travail et notre peine : nuit et jour à l’oeuvre pour n’être à charge à aucun de vous, nous vous avons prêché l’ évangile de Dieu.”

On peut lire dans le même sens : 2° Corinthiens XI 9 ; 2° Corinthiens XII 13 14 15 16

603.

Matthieu XI 25

604.

Jean XVI “Et quand il sera venu, il convaincra le monde en ce qui concerne le péché, la justice le jugement.”

L’évangile de Jean évoque ainsi le Consolateur, l’Esprit-Saint. La conviction de péché n’est donc pas accusation, elle est simultanée de l’oeuvre de consolation. Elle est l’oeuvre de l’Esprit-Saint.

605.

1 Jean IV 2

606.

EURIPIDE ( vers - 480 ; vers - 406 )l’écrit dans Hippolyte (612)

CICÉRON (vers -106 ; vers - 43 ), note Fernand BOULENGER, dans “ De officüs ” ( III 29) traduit du latin :

“ Juravi lingua, mentem injuratam gero” Nous puisons nos références dans : BASILE DE CÉSARÉE “Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques.” Texte établi et traduit par Fernand BOULENGER édition des belles lettres Paris 1965 ; à la page 50.

Saint BASILE montre que la quête de la vertu est déjà une quête des sociétés païennes et spécialement de la société grecque, des dramaturges, des poètes et des philosophes.