5 Le dilemme du martyr et de l’inquisiteur

Dès lors, s’opposent, comme les deux antagonismes du “double tranchant”, la consolation de l’Esprit-Saint rendant témoignage 619 de la parole vivante, et, l’accusation 620 qui est la force du mal tentant à tout prix d’ arracher l’homme à Dieu, se servant de la même Parole, comme le fit Satan, lors de la tentation du Christ 621 , pour condamner, accabler, pour juger, ce qui malheureusement fut le fait parfois des différentes églises elles-mêmes dans un passé proche encore. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer le martyr des premiers chrétiens qui, à la suite de Jésus et d’Étienne, font naître l’église, comme corps vivant.

Nous avons évoqué également le nouveau dilemme, entre pharisianisme ou casuistique, “se servir de Dieu” et la foi vivante du “serviteur inutile”. Il n’est plus, dans la casuistique, question d’un rapport entre théories et pratiques, à partir des seules représentations que l’homme se fait, ce qui est le cas du sophisme. Il s’agit d’une distance entre ce qui est dit et ce qui est fait.

Il s’agit, dans la casuistique, ni plus ni moins d’un saut à pieds joints, sur la médiation du Christ. Le casuiste se fait médiateur de la parole qu’il dit défendre, dès lors il ne veut plus permettre de rencontre libre de son interlocuteur avec Dieu.

Ainsi donc, s’exprime une liberté nouvelle, un fondement nouveau, et c’est à partir d’elle, à partir de lui, qu’apparaît la dérive de l’inquisition, dont il est important de noter qu’elle n’apparaît, historiquement objectivement comme dérive progressivement dans l’église, et, qu’elle n’est donc pas du tout fondatrice d’église, mais défense des pouvoirs civils et (ou) religieux 622 . Mais, c’est, au contraire, ce qu’il convient d’appeler le martyr, il est plus juste de parler de communion au don d’amour gratuit, qui est fondateur d’église et de la relation nouvelle qu’instaure le Christ, et, en tout cas, objectivement, à l’origine de l’église. Nous reviendrons sur ce qui pourrait être le nouveau dilemme, paradoxalement de la bonne nouvelle, entre Christ et antéchrist.

Nous pouvons dès lors, oser poursuivre un parallèle entre sophisme et philosophie, d’une part et, casuistique et témoignage, d’autre part. Le dilemme entre le serviteur inutile et le casuiste, est plus qu’un simple déplacement de celui qui pouvait opposer chez les grecs, le philosophe, au sens socratique, l’ami de la vérité, au sophiste, qui n’usait que de l’art de convaincre. Il en est une forme approfondie en quelque sorte, mais il le rejoint en partie.

SOCRATE, face aux sophistes, usait de sa force de persuasion, Jésus, face aux autorités d’Israël de son temps, demande de faire ce qu’ils disent mais de ne pas faire ce qu’ils font.

‘Les scribes et les pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse. Faîtes donc et observez tout ce qu’ils disent, mais n’agissez pas selon leurs oeuvres. Car ils disent et ne font pas. Ils lient des fardeaux pesants et les mettent sur les épaules des hommes. Ainsi ils portent de larges phylactères, et ils ont de longues franges à leurs vêtements, ils aiment la première place dans les festins, et les premiers sièges dans les synagogues; ils aiment à être salués dans les synagogues, et à être appelés par les hommes Rabbi, Rabbi. Mais vous, ne vous faîtes pas appeler Rabbi; car vous n’avez qu’un Maître, qui est le Christ. Et vous êtes tous des frères. 623

Une fraternité nouvelle est donnée donc en Christ. Et la contradiction qu’il ouvre -il est la pierre angulaire, rejetée par les bâtisseurs, mais devenue la principale de l’angle, pierre d’achoppement, sur laquelle plusieurs se brisent- 624 est singulière.

Non comme SOCRATE, qui voulait prendre, certes non pas par la violence et le rapport de force, mais symboliquement, le dessus dans le monde, des idées, en tout cas, Jésus ne cherche qu’à ouvrir la porte d’une fraternité nouvelle, il appelle donc ses disciples à renoncer, comme lui même le fit, aux pouvoirs en ce monde, quels que soient ces pouvoirs, qu’ils soient politiques certes, mais aussi intellectuels, religieux, voire symboliques. Il ouvre la voie de l’autre Royaume, voie de service d’amour gratuit. L’église, présence du Christ dans le monde, est appelée à en être le signe.

Notes
619.

Jean XIV 15 à 29 (spécialement verset 16), “ Et moi je prierai le Père et il vous donnera un autre consolateur, afin qu’il demeure éternellement avec vous, l’Esprit de vérité (...).

620.

Cette notion d’accusateur du juste, rôle de Satan, dès l’Ancien Testament, se trouve dans le livre de Job, dont tout le livre montre que l’intention de Satan est de détourner le juste de l’Éternel. Le prophète Zacharie annonce, entre les années 520 et 485, la venue du Messie, et dès le chapitre troisième, une vision qui oppose Josué souverain sacrificateur, à “Satan qui se tenait à sa droite pour l’accuser.” (III 1). Dans l’ensemble du Nouveau Testament Satan est présenté comme l’accusateur des chrétiens. Mais s’il accuse c’est à partir de la loi donnée à Moïse, ou en détournant les paroles du Christ.

Paul parle à plusieurs reprises de ceux qui sont sous la loi.. L’ensemble de l’épître aux Romains, en particulier, est comme bâtie sur cet antagonisme que résume cette phrase. “ Vous n’êtes plus sous la loi mais sous la grâce.” Romains VI 14

Il est vrai que la moindre parole de Jésus, entendue sans la grâce qui l’accompagne peut être reçue comme une accusation. Nul de nous ne donne toujours sa tunique à qui lui vole son manteau, nul de nous ne tend spontanément l’autre joue, etc ... La grâce seule, c’est à dire la compréhension de la motivation d’amour absolu qui préside à ces paroles, permet de les entendre comme une exhortation et non comme une condamnation. Un exemple fort se trouve dans les paroles et l’attitude de Jésus vis à vis de la femme adultère que les scribes et les pharisiens lui avaient amenée. (Jean VIII ). “Que celui de vous qui est sans péché lance la première pierre contre elle. Et s’étant de nouveau baissé, il écrivait sur la terre. Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience, ils se retirèrent un à un, depuis les plus âgés jusqu’aux derniers; et Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu, Jésus lui dit : “femme, où sont ceux qui t’accusaient ? Personne ne t’a-t-il condamnée ? Elle répondit : Non Seigneur. Et Jésus lui dit : Je ne te condamne pas non plus; va , et ne pêche plus.” (Jean VIII 7 à11) Ici, comme en concrétisation de ce que nous venons de dire, Jésus transforme la condamnation négative en exhortation positive. Devant la grâce, l’homme est appelé à une responsabilité nouvelle qu’un esprit malveillant pourrait transformer en condamnation nouvelle.

“Responsable mais pas coupable.” La fameuse phrase de Georgina DUFOIX, ministre de la santé du gouvernement FABIUS dans les années quatre-vingt, et mise en cause dans l’affaire du sang contaminé, s’applique parfaitement à la notion de grâce. Soulignons les origines protestantes, donc la culture biblique, de Georgina DUFOIX ainsi que, comme elle l’a parfois, avec discrétion exprimé, le retour à la foi, que sa terrible épreuve a suscité. Certainement qu’une telle phrase lui a été inspirée en relation directe avec cette foi. La responsabilité n’ôte rien à la tragédie des victimes, et invite celui qui s’en sent investi, à plus de communion et compassion, encore avec ceux qui souffrent peut-être à cause de lui-même, mais n’en déduit pas qu’il faille inexorablement une victime émissaire, un coupable, à plus forte raison, lorsque, et cela semble être le cas, l’erreur est commise sans intention, mais par négligence ou mauvaise information. La phrase inversée “Coupable mais pas responsable” enferme dans la culpabilité sans proposer d’issue. Elle exprimerait parfaitement la voix de l’accusateur, qui dénie l’espérance, pour y substituer l’exigence, sans porte de sortie.

621.

Rappel (Matthieu IV 1 à 11 ) (Marc I 12 à 13) (Luc IV 1 à 15 ) Remarquons dans l’évangile de Luc et de Matthieu comment Jésus répond aux citations bibliques de Satan par d’autres citations bibliques.

622.

Notons encore que les persécutions inquisitrices ne se développent que très progressivement, à partir du I X ° siècle, mais surtout à partir du XIII ° siècle. La grande inquisition créée par FERDINAND d’Aragon et ISABELLE de Castille n’arrive qu’en 1478, après quinze siècles d’histoire chrétienne. Il ne s’agit pas ici de minimiser les faits ou d’entrer dans des polémiques concernant le nombre de victimes, mais simplement de rappeler, que rien n’est moins étranger à l’origine du développement du christianisme que la notion de guerre, contrairement à l’Islam qui se développe à partir de conquêtes politiques. Le christianisme n’est pas à l’origine, et c’est ce qu’en traduit son livre fondateur qui nous occupe ici, la Bible, comme dans la personne de Jésus de Nazareth qui l’ ouvre, du tout, une conquête politique. Notons encore que ce sont le plus souvent les collusions contre nature entre pouvoirs politiques et religieux qui déterminent les inquisitions, les croisades, les guerres dites saintes.

623.

Matthieu XXIII 2 à

624.

Actes IV 11 ; Psaume 118 22; Matthieu XXI 44 ; Luc XX 18