6 Une autre grammaire ?

Jésus ne vient pas de manière à frapper les regards 625 , son Royaume est fait d’humilité et de simplicité. Nous retrouvons dans sa personne, dans son ministère, là encore, comme l’ accomplissement de ce que chante le psaume 131.

‘Seigneur, mon coeur est sans prétentions ; mes yeux n’ont pas visé trop haut. Je n’ai pas poursuivi ces grandeurs, ces prodiges qui me dépassent. Non, je tiens mon âme en paix et en silence ; comme un petit enfant, contre sa mère, comme un petit enfant, telle est mon âme en moi. 626

Nous sommes, par le mystère de l’incarnation, et de l’accomplissement de la Parole, en Jésus, au centre d’un mystère conjuguant dans un dialogue amoureux, altérité et communion parfaite entre le Père et le Fils qu’exprime parfaitement l’épître aux hébreux de saint Paul, dans ce passage.

‘C’est pourquoi, Christ entrant dans le monde dit :’ ‘Tu n’as pas voulu ni sacrifice ni offrande, mais tu m’as formé un corps; tu n’as agréé ni holocaustes ni sacrifices pour le péché. Alors j’ai dit : Voici je viens (Dans le rouleau du livre il est question de moi) pour faire ô Dieu ta volonté. ’ ‘Après avoir dit d’abord :’ ‘“Tu n’as voulu et tu n’as agréé ni sacrifices ni offrandes, ni holocaustes ni sacrifices pour le péché (ce qu’on offre selon la loi) il dit ensuite :’ ‘Voici je viens pour faire ta volonté. 627

Saint Paul poursuit en écrivant :

‘Il abolit ainsi la première chose pour établir la seconde. C’est en vertu de cette volonté que nous sommes sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus Christ, une fois pour toute. 628

Ce texte de Paul montre la pleine liberté du Christ dans l’entrée dans son ministère qu’il choisit. Le dialogue entre le Père et le Fils, est au centre de la lecture chrétienne, selon le paradigme de l’accomplissement.

Ce passage de la loi à la grâce va de l’indicible à l’inconcevable. Le chemin qui relie l’un à l’autre, une alliance à l’autre, est celui de la foi, de l’abandon, de l’accueil.

Désormais la relation nouvelle de fraternité est au coeur de la relation entre Dieu et l’homme, l’homme et son prochain. Adolphe MONOD en 1856 écrivait :

‘Ah ! quelle grâce que d’avoir Dieu pour frère, et d’avoir un frère pour Dieu ! Je ne pourrai jamais seulement essayer de dire tout ce qu’il y a de combinaison profonde, tendre et mystérieuse dans cette union de Dieu avec l’homme : voilà ce qu’est Jésus-Christ pour moi.” 629

YHVH l’indicible est entré en jeu, donnant la loi à Moïse, comme fondement nouveau ... jusqu’à se révéler pleinement en Christ, l’inconcevable, mystère, indicible encore.

Nous avons déjà montré, et nous reviendrons sur ce changement de paradigme, provoquant, dans les relations, de Dieu à l’homme, de l’homme à Dieu, de l’homme à l’homme, la disparition de l’objet, ce passage, de la relation sujet-objet, à la relation je-tu, par cette modification de la donnée, cette substitution sur l’axe paradigmatique qui fait passer de “l’homme cherche Dieu” qui est le propre de toutes les cultures, à “Dieu cherche et trouve l’homme” 630 qui est le propre de la révélation biblique. Ajoutons encore, à présent, que, contrairement à toute attente, la substitution sur l’axe paradigmatique a modifié la structure, a fait disparaître l’objet. Mais non seulement l’objet, mais avec lui le complément qui porte son nom.

Si Dieu cherche l’homme jusqu’à se fiancer avec lui, jusqu’à l’épouser en Christ ... où est donc l’objet ? Où est le complément ?

Il n’y a plus d’objet, plus de complément. Il n’y a non plus, plus vraiment de sujet ... Y en aurait-il un, qu’il resterait à évacuer toute l’ambiguïté de sens que le mot comporte, entre sujet acteur ou sujet objet ? Nous ne sommes non plus donc, dans une relation intersubjective. Il n’y a plus d’autre sujet que Dieu créateur.

Il n’est qu’une relation dialogue de vie à vie, où chaque question, chaque réponse, chaque parole, est quête d’une réponse libre, qui n’agit pas selon la mécanique, ou le déterminisme de l’objet.

Il n’est plus de complément non plus, mais une relation nouvelle de père à fils, d’épouse à époux, dialogue amoureux.

Alors s’agit-il vraiment d’une autre grammaire ? Il faudrait d’abord dire ce que nous entendons par grammaire et autre grammaire.

Toute grammaire est le lieu d’un double enjeu.

Toute grammaire est d’abord enjeu de pouvoirs. Car la grammaire donne une clé de lecture de représentation normée d’une langue 631 .

Remarquons avec Jacques DERRIDA 632 que l’a priori ethnologique, sur toute étude de la langue, est incontournable. On n’étudie le langage qu’avec, et à partir d’une langue, et, de plus, celle de notre temps, de notre histoire. C’est pourquoi Jacques DERRIDA voit poindre une science des sciences du langage qu’il nomme la grammatologie, science qui porte le même nom que celle que dénonça déjà IRÉNÉE 633 .

La grammatologie contemporaine, ainsi introduite par DERRIDA n’aurait cependant, cela est évident, plus grand chose à voir, à première vue en tout cas, avec les spéculations ésotériques des hérésies primitives ou les spéculations des kabbalistes contemporains; elle ne se proposerait, de fait, que tenter de rejoindre sur les principes de la science moderne ce que la scolastique du Moyen-Âge tenta, en son temps, à partir du paradigme qu’elle crut être celui de la révélation chrétienne.

Dans les deux cas, grammatologie ancienne ou contemporaine et scolastique, il semble manquer la même chose : sinon la conscience du moins l’a priori de la finitude, au coeur même de l’étude.

Grammaire du grec “grammatikê “ rejoindrait étymologiquement 634 le mot “grapheion ” qui signifie greffe qui comprend deux sens. Le premier sens est celui de l’écriture, la graphie, duquel dériverait le second sens, celui de la greffe organique. La grammaire rejoint donc le greffon, selon cette étymologie. On serait ainsi passé dans le langage populaire, par analogie, du poinçon qui donne le label de la reconaissance et de l’autorité reconnue, au greffon qui germe sur le vieux tronc pour donner la vie, la transmettre, la répercuter, voire la transformer. Cette dérive étymologique se développant dans une société et culture habitée de christianisme mérite qu’on s’y arrête.

Toute grammaire cherche en effet à comprendre l’organisation de la langue, sa norme. Cependant, la clé qu’elle donne à trouver pour formaliser n’est pas celle du sens, mais celle des lois qui permettent d’organiser le sens. Ou plutôt même encore le regard que porte le savant sur ses lois organisatrices. Lorsque nous parlons d’une ”autre grammaire”, nous nous souvenons que ce mot dérive toujours selon l’étymologie de “grimoire” qui signifiait pour les latins une étude sur la langue inaccessible aux non initiés. D’où la dérive dans la langue populaire qui donne le grimoire de la sorcellerie. Or, nous ne voulons surtout pas faire référence à une notion d’ésotérisme. Au contraire, tout le texte biblique, comme déjà souligné, se veut d’une lecture directement accessible à tous et révélée à l’enfant 635 . C’est que l’objet de la parole biblique n’est pas de parler de Dieu mais de dire Dieu et de le dire dans la personne de Jésus. Alors, ce rapport personnel avec le Christ n’est pas savoir intellectuel seulement mais vie relationnelle, engagement, où la confiance, la foi est la première condition d’avancement. Et la foi est justement révélée aux enfants comme essentielle. C’est un apparent non savoir que nous avons là, au sens du savoir savant en tout cas. Cette singulière grammaire ne procéderait pas par le chemin d’un savoir savant d’un “discours sur” mais par celui du fruit de la parole.

Mais il existe un deuxième enjeu à la grammaire que cette dérive étymologique populaire permet déjà d’entrevoir. Toute greffe est en effet le lieu d’un affrontement entre rejet et assimilation. L’objet de la greffe est cependant d’entendre et de comprendre, d’assimiler la sève du tronc, et dès lors de porter fruit. Toute la perspective chrétienne, selon l’accomplissement en Jésus-Christ est bien celle d’une parole qui se développe et agit sur un mode organique. Le message biblique ne s’intéresse pas à la technique de la greffe, ni au savoir qu’elle suppose, mais à sa nature et aux effets qu’elle produit. Jean-Baptiste évoqua déjà mystérieusement les fruits dignes de la repentance 636 . Ce qui importe ici est seulement le fruit 637 .

Cette priorité absolue donnée moins à l’oeuvre humaine, qu’à l’action organique de l’esprit de Dieu en l’homme, selon un accomplissement, expliquerait la colère de Jésus contre le figuier qui ne portait pas de fruit. 638 Comme lorsqu’il parle de reconnaître les hommes aux fruits qu’ils donnent 639 . Lorsqu’il déclare enfin qu’il est le cep et que ses disciples sont les sarments 640

Le Nouveau Testament regorge d’appels à ces images de la semence, du grain, du fruit, de moissons, de semailles, signe encore que ce qui importe ici est bien cette notion d’accomplissement. Paul exprime parfaitement ce passage, ce renversement paradoxal, en évoquant la sainteté comme fruit pour le chrétien.

‘Mais maintenant étant affranchis du péché et devenus esclaves de Dieu, vous avez pour fruit la sainteté, et pour fin la vie éternelle. Car le salaire du péché, c’est la mort; mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus-Christ notre Seigneur. 641

Le fruit du don gratuit est un acte concrétisé et pourtant en devenir, espérant, un espace ouvrant une voie d’accomplissement.

Autrement dit, le texte biblique nous invite à nous intéresser à l’espace que la parole biblique ouvre.

Au vide qu’elle laisse, à la réponse qu’elle permet, et non au système -dont nous avons entrevu la radicale incompatibilité avec cette parole- qui se proposerait de l’encercler.

Nous revenons à la pensée crucifiée.

Cette pensée crucifiée, comme morte à elle même, c’est à dire renonçant à sa toute puissance, en quête de renouvellement et de résurrection, de transfiguration, va voir émerger du texte des repères, des thèmes récurrents comme par exemple et entre bien autres, la foi, le pardon, l’amour fraternel, le don gratuit, l’alliance, la résurrection, l’envoi, l’espérance, la prière, l’adoration, pour une intelligence qui est celle qui reconnaît l’accomplissement en Christ; mort et ressuscité, de l’écriture ancienne. 642

Il s’agit donc bien moins d’une pensée qui renonce à elle-même que d’une pensée qui aspire à renaître et à se retrouver à partir d’un dialogue incessant avec Dieu Père et les hommes frères.

C’est dans le dialogue que la parole biblique institue de Dieu à l’homme, entre Dieu et l’homme, entre l’homme et Dieu entre les hommes entre eux, que se trouve une grammaire de la vie, où l’intelligence de la parole ne substitue pas aux actes, aux pensées, aux gestes, du quotidien de chaque jour, mais au contraire conduit à leur donner vie.

Notes
625.

Luc XVII 20

626.

Psaume 131 traduit par les frères de Taizé. In ROGER frère “En tout la paix du coeur ” Plon Paris 1995 ; (180 pages).

à la page 170

627.

Hébreux X 5 à 9

628.

Ibidem au verset 10 op. cit.

629.

Cité par WOLFF R. “Le fils de l’homme” Éditions “La voix de l’évangile “ Marseille 1962 ; ( à la page 39).

630.

Voir

-Dès le premier chapitre (T 1 ) et la mention d’une relation “ Je Tu’

“Modèles et médiatisations ou médiation d’un témoignage” pp 61 à 65

-En note connexe numéro 20 adjointe au prochain chapitre. “Une autre grammaire”

-Dans la suite de cet écrit maintes et maintes fois ...

631.

Songeons à la controverse autour de la “Grammaire générale et raisonnée de Port Royal” ,(1660) composée par Antoine ARNAULD (1612-1684) et Claude LANCELOT (1615-1695 ) qui fut âprement combattue par les jésuites. Pour l’école janséniste “d’essence cartésienne, la syntaxe des langues naturelles est la réalisation d ‘une analyse rationnelle et universelle par le sujet pensant.” citation de la synthèse du Petit Robert des noms propres.

On voit bien en quoi une telle proposition pouvait déplaire à la dogmatique scolastique en usage qui faisait des langues un don de Dieu, sans possibilité d’intervention humaine. On voit aussi l’enjeu de pouvoir que cette affirmation ouvrait. Si l’homme avait un pouvoir sur sa langue, rien ne l’empêchait plus d’avoir un esprit critique sur toute chose.

632.

DERRIDA Jacques “De la grammatologie” Les éditions de minuit Paris 1967; (445 pages).

633.

La grammatologie dénoncée par SAINT IRÉNÉE est la lecture ésotérique, en fonction de nombres et de lettres de la Bible, l’alphabet grec et qu’il attribue à Marc le magicien et aux valentiniens.

IRÉNÉE de Lyon “Contre les hérésies - Dénonciation et réfutation de la prétendue gnose au nom menteur” Cerf Paris 1984 -1991 (op cit ); pages 78 à 92 ; I , 14, 16 17 ; Marc le magicien : Arithmotologie et grammatologie

634.

DICTIONNAIRE Étymologique du français “ Jacqueline PICOCHE Le Robert Hachette Paris ;1979 1994 ; (à partir du mot greffe).

635.

Luc X 21 ou Mathieu XI 25 op. cit

636.

Matthieu III 8

637.

Marc IV 1 à 34

638.

Marc XI 12 à 14 ; Matthieu XXI 18 à 19

639.

Matthieu VII 15 à 20

640.

Jean XV 1 à 8

641.

Romains VI 22 à 23

642.

Note connexe numéro 14 adjointe à ce chapitre “Des choix de textes selon les thèmes éducatifs traités ?” Extraits de :Antoine CABALLÉ op. cit. ; 1994; (pages 192 à 203 ).

Le choix des textes en fonction des thèmes éducatifs ne peut être qu’extrinsèque et arbitraire par rapport à l’approche strictement biblique. La Bible définit plutôt par elle-même une approche éducative globale et singulière. Les thèmes, dès lors, qui permettraient une entrée plus intrinsèque dans la lecture biblique participent d’un nouveau langage, tel celui d’une pensée crucifiée, en quête de régénération.