9 Sous le signe de la croix et de la résurrection

L’homme n’a plus à se représenter Dieu à partir de sa spéculation intellectuelle, mais à se souvenir qu’un jour, sa tristesse fut visitée, par quelqu’un, qui, peu à peu, lui a été révélé comme le Christ crucifié mais ressuscité, avant de disparaître à nouveau, lui laissant, chevillée au coeur, la promesse presque indicible d’un retour. 684

Cette “grammaire” n’aurait pas de code autre que ce passage de la mort à la vie, ce qui est évidemment tout le contraire de la mort de Dieu.

Ce passage est l’effet du don gratuit, don de la vie, et non de la mort, don de la vie triomphant de la mort, par une alliance que Dieu fait avec l’homme et où il finit par se donner lui-même pour que l’homme ait accès à son règne.

Pas de code autre que ce don d’amour gratuit, prémices du Royaume, dont l’homme est nourri et dont le pain rompu , comme sur le chemin d’Emmaüs, est signe. Signe de communion entre Dieu et l’homme, l’homme et Dieu, des hommes entre eux, en communauté d’église.

Il reste, à présent, au disciple, réconforté, consolé, à marcher jour après jour, avec cette présence, cette absence, siège sans doute de la pédagogie divine, de son accompagnement, dans l’espérance de ce qu’il reste encore à accomplir, sachant que si la mort, cependant est d’ores et déjà vaincue, il reste à cette bonne nouvelle d’être pleinement manifestée dans le monde.

Ainsi, par le Christ, pour les disciples d’Emmaüs, s’accomplit parfaitement ce que chantait le psalmiste. “Ta parole est une lampe à mes pieds, et une lumière sur mon sentier.” 685

Ce sont bien, en effet, leurs sentiers, que cette parole vient rejoindre, pour les disciples d’Emmaüs, pour y découvrir dans le présent une perspective pour demain et, déjà donc, pour aujourd’hui, un avenir. Mystère encore de l’incarnation.

Il s’agit donc d’une perspective éducative qui accueille l’intégralité de la personne, une sorte d’autodidactie, au sens où nous l’avons définie, qui rejoint toutes les autres quêtes, et, l’universel, dans le quotidien des jours, au coeur des coeurs. Car tout se joue à présent, dans l’instant de chaque instant, que la vie vient de féconder, que l’éternité vient de visiter.

Ici, comme dans la philosophie personnaliste, dont l’inspiration est largement et ouvertement chrétienne, le singulier rejoint l’universel, comme la personne rejoint le communautaire, à partir du mouvement inversé de Dieu vers l’homme, auquel l’homme répond désormais dans une dimension nouvelle car comme imprégnée de cet Amour premier et fondateur.

Notons enfin, pour conclure ce paragraphe, que, si cette révélation traverse en priorité la vie, avant les représentations de la vie, que sont les idées, les concepts, elle finit par modifier les représentations elles-mêmes. Ainsi, les deux disciples sont-ils passés, dans ce texte, des spéculations sur la mort probable de celui qui, à leurs yeux devait les délivrer d’Israël, à la prise de conscience du pardon des péchés annoncé, aux nations ce qui va devenir désormais leur ministère, une fois qu’ils auront, nous dit le texte, reçu la puissance du Saint-Esprit.

Ce revirement radical du coeur, dans la continuité d’un même chemin, se fait comme en douceur (praütes), et les fait passer de la tristesse et de l’abattement du début du texte, à la joie, que mentionne la fin de l’évangile de Luc.

Ce revirement manifeste le passage d’une alliance à l’autre. Passage comme dans un accomplissement, c’est à dire intégration parfaite, communion parfaite de l’une dans l’autre de l’alliance ancienne “sous le signe de la foi” à la nouvelle alliance qui place et féconde cette foi toujours première “sous le signe de la croix et de la résurrection”.

Nous entrons alors en deux temps dans une ‘autre grammaire’ comme un autre rapport au langage qui ouvre un autre rapport à la vie et à l’existence.

Comme nous l’écrivions dans notre mémoire de DEA 686 , dans l’épisode du buisson ardent, Dieu se révèle par son nom, une parole, et dévoile ainsi son Être à Moïse :

‘“YHVH “ autrement dit : “ Je suis celui que je serai. “’

Et voici que naît sans doute alors au travers du texte qui en rend compte la réalité de la langue hébraïque, de la langue biblique qui se différencie des langues voisines en ce que Dieu n’est plus objet de la quête humaine, comme dans la phrase l’homme cherche Dieu, qui est le fait de toute culture humaine. YHVH n’est pas objet de l’homme il n’est pas idole, il se révèle comme sujet de l’histoire humaine, de l’histoire commune et de l’histoire singulière de chacun, puisque c’est Lui le vivant qui cherche l’homme jusqu’à le trouver en train de vaquer à ses occupations quotidiennes..

“Dieu cherche l’homme” et l’homme n’est plus objet et l’objet n’est plus dans la relation humaine puisque c’est Dieu qui parle, c’est Lui qui ne se laisse ni voir ni saisir.

Mais voici comment dans la deuxième alliance ce même Dieu ajoute une phrase qui dit en quelque sorte à chacun : “Je t’aime “. Et il ajoute “Je t’aime jusqu’à donner ma vie pour toi”.

Et Dieu invite l’homme à aimer son prochain et Dieu lui-même du même amour dont il est aimé.

Non seulement il invite à cet amour mais il lui donne la force de l’accomplir. Survient alors le miracle de la Pentecôte : il n’est plus besoin de langues sacrées pour dire Dieu, car toutes peuvent dire désormais les merveilles de Dieu, YHVH et Père.

Dieu a visité son peuple, il a visité notre humanité et il a donné sa vie pour elle, et, désormais tout du plus quotidien de nos gestes devient sacré pour nous, c’est à dire moyen pour nous les hommes de s’adresser à lui, de le chercher , de le trouver.

Nous sommes passés d’une sorte de renversement (c’est Dieu qui cherche l’homme) à un retournement pédagogique ( c’est l’homme qui désormais peut vivre dans la communion avec Dieu par pure grâce, par don gratuit ). Nous développons quelques aspects et conséquences de ce passage, de ce mouvement , dans le dernier chapitre de la thèse.

Notes
684.

Nous renvoyons une nouvelle fois au texte de la luciole dont l’apparition est intermittente op. cit Maurice BLONDEL “ La pensée” tome 1 Librairie Félix Alcan Paris 1934 ; (p. 202 et 203).

Dans l’évangile de Jean, trois autres apparitions de Jésus, avant son ascension, sont semblables, en partie, et sur ce point en particulier, à celle qui surprend les disciples sur le chemin d’Emmaüs. Elles attestent à chaque fois d’une dimension personnelle, intime de la rencontre, comme de la solitude rendue après la visite consolante, comme si le disciple ne reconnaissant le Christ qu’après seulement, dans un premier temps, s’être senti intimement reconnu par lui.

1/ Jean XX 15 à 17

Marie de Magdala, au tombeau ne le reconnaît que quand elle entend Jésus l’appeler par son nom, mais elle est aussitôt empêchée de le toucher par Jésus lui-même, avant d’être envoyée comme messagère de la nouvelle vers les disciples :

“Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Elle, pensant que c’était le jardinier lui dit: Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je le prendrai. Jésus lui dit : Marie!

Elle se retourna, et lui dit en hébreu : Rabbouni! c’est à dire, Maître!

Jésus lui dit : Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et dis leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu”

2/ Jean XX 24 à 29

Thomas, absent lors de la première apparition du Christ, et qui avait exprimé son incrédulité en disant que tant qu’il n’aura pas vu et mis son doigt dans la marque de ses clous et passé la main sur le côté blessé du Christ, il ne croirait point, vit une expérience toute personnelle, puisque Jésus reprend point par point ses paroles, avant de l’inviter à croire.

Puis il dit à Thomas : “ Thomas avance ici ton doigt; et regarde mes mains ; avance aussi ta main et mets la dans mon côté; et ne sois pas incrédule mais crois. Thomas lui répondit : Mon Seigneur et mon Dieu! Jésus lui dit : Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui ne m’ont pas vu et qui ont cru” (versets 27 à 29 )

3/ Jean XXI 15 à 16 répondant à Matthieu XXVI 33 35 et Matthieu XXVI 69 à 75

Nous aurons l’occasion de revenir sur ce triple mouvement, maintes fois par ailleurs souligné, l’engagement de Pierre, son reniement, sa consolation, à laquelle d’ailleurs se rapporte le texte qui nous intéresse ici. Jésus pose trois fois la question” m’aimes-tu ?” qui semblent répondre chacune aux trois reniements. Suite à cela Pierre recevra des informations sur sa mort.

685.

Psaume CXIX 105

686.

CABALLÉ Antoine 1994 ; (303 pages) pages 204 à 210. Au paragraphe “ Choix des apories et de leurs traitements”.

Note connexe numéro 20 (op. cit.) adjointe de fait au dernier chapitre “ Une autre grammaire ?”.