4 Des ruptures pour un accomplissement

C’est pour cela sans doute, comme le soulignent déjà les écrits de Flavius Josèphe, que le peuple juif se présentait comme une épine dans le pied de l’empire. Le Dieu d’Israël, contrairement aux autres dieux, ne supporte pas de partager sa gloire.

Les premiers chrétiens, martyrs de l’empire, ne le sont donc pas à cause de leur rébellion envers César, au contraire, ils sont exemplaires de soumission aux autorités, mais parce qu’ils reconnaissent, comme les juifs d’ailleurs, un seul Dieu qui est plus grand que César. Et voici qu’en plus, à présent, ce Dieu des juifs n’est plus circonscrit par la nation d’Israël et s’annonce à toutes les nations, accomplissant la promesse faite à Abram, et confirmant l’annonce des prophètes.

L’évangile de Jésus Christ se situe dans cet accomplissement de l’écriture en même temps qu’il s’ouvre à tous les hommes, juifs ou grecs, hommes libres ou esclaves, femmes ou hommes.

Le logos en Christ est mystère, car il s’incarne, il est mystère, non pas parce qu’il supposerait une initiation ésotérique ou autre, mais tout le contraire, il est mystère par l’incarnation qui accomplit un mouvement d’amour, un chemin de Dieu vers l’homme.

Père et Fils, et Saint-Esprit en témoignent, et le révèlent, non pas tant comme concepteur d’idées nouvelles, que comme créateur de la vie (le Père), non pas tant non plus comme légaliste selon la lettre de la loi que comme rédempteur par le don sacrificiel, don gratuit ( le Fils), non pas tant comme cohérent selon les concepts d’un point de vue d’homme, répondant à la logique d’une cohérence spéculative humaine, ou selon des principes éthiques, que comme consolateur de l’homme abattu, cohérence nouvelle d’un témoignage, envers et contre toute cohérence issue d’une construction humaine intellectuelle et spéculative, le don gratuit (le Saint-Esprit).

L’évangile est manifestation d’une alliance nouvelle, ouvrant à la dimension nouvelle d’une création nouvelle, le premier né en est le Christ lui-même.

Plusieurs types d’oppositions sont alors possibles dans l’interprétation des choses qui sont marquées par des courants juifs ou grecs contemporains des premiers chrétiens.

Le courant hérodien qui cherche les faveurs de César inféoderait YHVH aux idoles païennes. Il pourrait précéder, du point de vue d’Israël, si nous transposons, la dérive dite "constantinienne" qui marquera l’histoire de l’église chrétienne.

Les zélotes, parmi lesquels de nombreux pharisiens, refusent toute compromission avec l’état romain, ils croient qu’Israël doit se soulever. Nous pourrions en transposer la tentation au niveau du christianisme contemporain avec ceux qui confondent son message avec une idée nationale ou encore de libération armée, faisant fi de la contradiction que leur pose l’évangile.

Le courant pharisien, au contraire, fuit toute compromission entre les deux cultures mais il ne reconnaît pas l’accomplissement en la personne de Jésus-Christ. Pour lui l’accomplissement va se situer dans un premier temps dans la lettre de la loi, et dans un deuxième temps historique à partir du développement de l’exégèse du texte donnant le Talmud.

Le courant sadducéen, tente un compromis intellectuel entre la pensée grecque, la logique d’ARISTOTE et la révélation biblique. Il ne peut envisager que ce qu’il comprend à partir des préceptes qu’il pose. La résurrection et les miracles lui semblent dès lors des choses impossibles. Il pourrait être le plus prêt aujourd’hui du courant rationaliste de l’exégèse contemporaine.

La secte essénienne, dont aucun des évangiles ne mentionne cependant l’existence, se situe dans la perspective eschatologique, mais n’imagine pas une action dans le monde telle que Jésus la prône vis à vis des disciples. Elle attend tout de Dieu mais n’imagine pas l’incarnation en Christ du Verbe de Dieu. Elle imagine le messianisme juif, mais ne l’approche pas de la même manière. Elle est fortement marquée de mysticisme. La pensée grecque oscille quant à elle, nous l’avons montré entre voie spéculative et mythique, rationalisme et superstition, elle ne peut entendre cette annonce du salut sans rompre avec cette dualité. Elle prédétermine les paradigmes de la pensée contemporaine et en préfigure les difficultés à entendre autrement que comme une folie ce grand mystère de la croix.

La rupture proposée par l’évangile est au moins triple en effet.

Ce n’est pas l’exégèse pharisienne ou sadducéenne, voire l’ascèse d’une discipline essénienne, qui accomplissent l’écriture, selon la perspective chrétienne, mais le Christ seul. 725 Non seulement le salut est annoncé, mais le salut n’est plus à faire mais à accueillir, ce qui n’élimine pas, soit dit en passant, la part de l’homme. Car s’il est le don gratuit d’un Amour absolu, Dieu lui même, allant jusqu’à donner sa vie, sa propre chair, son fils, pour ce qui était perdu, l’homme est invité à répondre à cette grâce première, à participer à cette communion d’Amour.

S’ouvre, dès lors, une distinction entre orthodoxie et déviance, à l’intérieur de l’église, tel sera essentiellement le travail incessant des Pères de l’église, à la suite des apôtres dès les premiers siècles. Mais cette entreprise d’orthodoxie se répercute, et l’histoire le manifeste assez clairement, à l’extérieur, en direction du monde, de ceux qui n’ont pas choisi ou n’ont pas reçu, pas épousé le kérygme, ceux au milieu desquels l’église se déploie.

La perspective des chrétiens influe sur le monde, le sel de la terre n’existe pas pour lui même, pas plus que la lumière ne brille pour elle seule. Et ce sont ces images qu’emploie Jésus pour s’adresser à ceux qui l’écoutent, pour parler des disciples. Mais dès lors, se pose la question des limites des prérogatives de l’église vis à vis de ceux qui dans leur conscience ne partagent pas la même foi.

C’est ici, que dans son histoire, l’église, nous employons ce mot au sens le plus large, a failli en rapport à l’origine de son histoire et de son message, en ne distinguant pas toujours clairement entre les deux royaumes que l’écriture pourtant distingue si fermement.

Clairement, le message fondateur semblait devoir pourtant interdire aux chrétiens d’user de la voie du monde, c’est à dire des pouvoirs institués, et de la violence, symbolique ou réelle, pour forcer quiconque à adhérer au message.

Si cette affirmation semble claire qu’en est-il de la place que le message de l’église peut exercer extra-muros, en direction des moeurs, des sciences et des savoirs ? Nous avons affirmé clairement que sciences et savoirs ne sont pas exactement la préoccupation du texte biblique. Ils se rapportent à ce que nous avons résumé dans le terme “épistèmé “.

Pour ce qui est des moeurs et de leurs fondements ce qui depuis KANT, pourrait être une définition de la métaphysique, le message biblique aurait-il quelque chose à dire ?

Notes
724.

Matthieu XX 16. Voir aussi pour des expressions proches ; Matthieu XIX 30 ; Marc X 31 ; Luc XIII 30

725.

Il est là bien entendu le centre de la foi chrétienne dont tous les évangiles portent la marque.

Nous pouvons plus particulièrement cependant nous reporter sur ce sujet à l’épître de Paul aux hébreux, comme à l’ensemble des actes des apôtres. Particulièrement, nous y revenons, les discours de Pierre ( Actes II 22 à 38 ) et d’Étienne ( Actes VII) .

Citons plus précisément l’ouverture de l’épître de Paul aux hébreux : “Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé à nous en un Fils qu’il a établi comme héritier de tout, par qui aussi il a créé les mondes . Ce Fils est resplendissant de sa gloire et expression de son être et il porte l’univers par la puissance de sa parole.” TOB Hébreux I 1 à 3