5 Une métaphysique chrétienne?

Claude TRESMONTANT, philosophe et théologien catholique, évoque l’existence d’une métaphysique chrétienne en construction suivant la “via negativa” , c’est à dire par rejets successifs des doctrines considérées comme hérétiques, et dont l’église prend conscience progressivement dans son histoire. Il soulève, alors la question de la tolérance, en évoquant le danger réel de l’intégrisme.

‘“Nous reconnaissons cependant volontiers que, en métaphysique comme en théologie, l’analyse des structures et des thèses constitutives de la pensée chrétienne, présente un risque d’intégrisme. L’intégrisme consiste essentiellement à durcir et à chosifier ce qui est “in via”, en développement, en genèse. L’intégrisme est une fixation à la lettre. L’orthodoxie est esprit. Mais l’esprit n’est pas structure. L’intégrisme consiste à opérer des déductions hâtives et despotiques à partir de définitions théologiques qui, souvent ne visaient pas le problème pour lequel on veut les exploiter. L’orthodoxie est vie, -mais la vie, encore une fois, présuppose et constitue des structures et une organisation. ’ ‘On peut abuser de ces structures et de cette organisation de la pensée, pour empêcher un développement légitime et saint : c’est l’intégrisme. Mais ce danger, très réel, ne doit pas conduire à méconnaître l’existence de la structure et de l’organisation fonctionnelle précise. Aujourd’hui, la philosophie chrétienne est bien loin d’avoir pris conscience de tout ce qu’elle implique, exige, comporte en elle-même, de tout ce qu’elle est , de même que la théologie catholique n’a pas fini de prendre conscience explicitement de son contenu et n’a pas épuisé le dépôt de sa révélation.” 726

Sans être voie par excellence, si métaphysique il y a, elle ne saurait donc être que conséquence de l’action libre et incontrôlable du Saint-Esprit.

Si nous constatons qu’un déploiement autre de l’activité humaine s’effectue à partir de la Bible et de sa révélation, peut-on aller plus loin, en affirmant qu’il existe une métaphysique chrétienne ?

Peut-on, dès lors, vraiment parler de métaphysique chrétienne, sans que le risque d’intégrisme majeur ne soit inhérent à l’entreprise ? Si la question reste ouverte, il est permis d’examiner plus loin et attentivement encore celle-ci. La genèse historique de la notion même de métaphysique nous renvoie aux grecs mais non à la tradition biblique d’Israël, ni a fortiori au texte biblique lui-même.

Qu’elle soit une réflexion abstraite qui pose les principes de la connaissance de l’être absolu, au sens des anciens, depuis PLATON, ARISTOTE jusqu’à la scolastique, qu’elle soit , au sens de KANT, une réflexion critique permettant de dégager les bases de toute activité humaine, la métaphysique ne s’identifie donc pas au mode même de la révélation biblique.

La métaphysique est d'abord spéculation, la révélation est d’abord dévoilement.

Il y a certes quelque chose comme une rupture de paradigme, une singularité évidente, mais peut-on parler de métaphysique, sans risque de systématisation inhérente à la démarche, et radicalement absente du message lui-même ?

On peut alors en conclure que, davantage que de définir une nouvelle métaphysique selon les catégories et les termes de la métaphysique, posée à la métaphysique, par l’évangile, sa visitation de celle-ci, est singulière comme d’ailleurs objectivement, historiquement particulièrement féconde. L’ethnologie contemporaine nous a appris à imposer un silence critique à nos présupposés idéologiques, afin de nous mettre à l’écoute, de la culture de l’autre, afin d’entrer dans sa logique et la comprendre. On ne saurait sans doute aller trop loin dans cette quête exigeante lorsque nous tentons de comprendre ce qui se passe à partir du texte biblique.

Nous percevons cependant en bien des choses, comme déjà signalé, et nous allons y revenir, comme un renversement, un retournement qui semble tout à la fois nourrir et inspirer le message de la proclamation de la Bonne Nouvelle.

Nous avons évoqué la différence entre l’“épistèmé” des grecs, qui nourrit la quête métaphysique et la “koinônia “ évangélique (communion) qui nourrit la quête de la révélation, nous avons évoqué la place intermédiaire que tient la “gnôsis”, que le Nouveau Testament présente parfois, rarement, dans le sens d’une connaissance de Dieu, sens de la révélation de l’Ancien Testament 727 , mais qu’il emploie, le plus souvent, pour contredire les ferments du gnosticisme, présents dès les temps de la rédaction des écritures 728 .

Il n’est d’autre connaissance chrétienne de Dieu qu’en Jésus-Christ et Jésus crucifié 729 , ou, ce qui revient au même, dans l’amour fraternel 730 , nous dit l’écriture.

Mais cet amour n’est pas n’importe quel amour.

L”irruption du mot agapê dans le Nouveau Testament, mot ignoré jusque là des grecs, pour signifier la fameuse charité spécifique au christianisme, en atteste.

L’irruption de mots quotidiennement employés dans le langage de tous les jours par tous, comme bonjour, adieu, merci, pardon, dans les sociétés chrétiennes le conforte encore : il existe sans doute une métaphysique chrétienne, mais celle-ci se vit avant qu’elle ne s’analyse, se vit avant que de se comprendre, se partage avant que de se multiplier en communion d’église ... et au delà ...

Notes
726.

TRESMONTANT Claude “Les idées maîtresses de la métaphysique chrétienne. “ Le Seuil Paris 1962 ; ( 147 pages). À la page 21.

727.

Romain XI 33 ; Éphésiens IV 13 ; Philippiens I 9 ; III 8 ; Colossiens I 9 ; III 10 ; Philémon 6

728.

I Corinthiens VIII 1 à10 XIII 2 ; XIII 12 ; Éphésiens III 19 ; (in ibidem )

729.

Éphésiens IV 13; Philippiens III 8 ; Jean XIV 7 ; Jean XVII 3 ; I Jean IV 2( in ibidem )

730.

Jean XIII 35; I Jean II 3 ; III 19( in ibidem )