9 La perspective fécondée : De la terre au ciel

Ce miracle de Pâque, comme celui de la Pentecôte, s’ouvre sur celui qui transforma Pinocchio d’un pantin inanimé, en un pantin animé, puis finalement en un enfant de chair, pour la grande joie du vieux Geppetto; “miracle” cher à Philippe MEIRIEU, et qui ouvre à son tour, par son absence dans la réalité où il n’y a pas de fée, selon le pédagogue contemporain, la perspective de l’aventure pédagogique.

‘“Certes, il n’y aura pas de miracle et nous n’avons guère à craindre - fort heureusement- une relation pédagogique d’où serait bannie toute opacité. Car dans la réalité il n’y a pas de fée pour transformer, d’un coup de baguette magique, un pantin facétieux en “un bel enfant aux cheveux châtains, au visage vif et intelligent, aux yeux bleus, à l’air gai et joyeux comme un matin de Pentecôte.” Il n’y a pas de fée et cela vaut mieux : cela laisse un peu de place à l’aventure pédagogique. 756

Nous ne savons pas, quant à nous, s’il n’y a pas de miracle, et surtout, si c’est tant mieux. Et si le miracle était déjà dans l’intention ? Et si l’intention contenait l’essentiel de l’aventure pédagogique humaine ? Alors, après avoir rejoint Philippe MEIRIEU, nous voudrions prolonger encore sa réflexion. Car l’intention qu’évoque Philippe MEIRIEU 757 , ne nous semble pas avoir poussé en génération spontanée. N’est-elle pas déjà comme pré-visitée par l’esprit d’Amour qui donne sa vie pour l’homme, se fait prière?

Le pédagogue chrétien, ou le chrétien pédagogue, vit de ce miracle, depuis le chemin premier venu à sa rencontre, dont il prend conscience depuis une conversion du coeur, et qui le voit se transformer lui même, du pantin, croyant n’être soumis qu’à lui même, mais en fait manipulé , comme de l’extérieur, par les instincts ou les intérêts de sa psyché, de son corps, à l’être de vie, en quête de communion de Règne avec Dieu. Ce miracle s’est donc déjà en quelque sorte opéré en lui, il s’opère à nouveau à chaque instant, car sans lui, depuis qu’il a senti lui-même, son vieux coeur de pierre se transformer en coeur de chair, le pédagogue chrétien, ou le chrétien pédagogue, ne saurait plus vraiment vivre, ni entreprendre, ni surtout espérer.

L’aventure de Pinocchio, comme l’aventure humaine qui sort de la Bible, est la bonne nouvelle du passage de la mort à la vie, qui se nourrit au feu de l’espérance, que cette même bonne nouvelle, par ce même passage, vient nourrir à son tour.

L’espérance n’est pas l’optimisme où “les événements seraient enchaînés dans le meilleur des mondes possible”, comme l’histoire de Candide initiée par VOLTAIRE veut en être une leçon. L’ouvrage, d’ailleurs intitulé Candide ou l’optimisme” se termine par cette fin restée célèbre.

‘(...) et Pangloss disait quelques fois à Candide:’ ‘Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n’aviez pas été chassé pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Elorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. -Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver son jardin.” 758

Toute l’aventure humaine de Candide, rejoint un peu celle d’Ulysse, qui s’en retourne “plein d’usage et raison vivre auprès des siens le reste de son âge”. L’un comme l’autre ont tiré une leçon réaliste de leur voyage. Pour Pinocchio, il s’agit d’une création nouvelle.

La véritable question pourrait être la suivante : Qui a permis à COLLODI d’imaginer ce miracle que ni HOMÈRE ni VOLTAIRE n’ont pu imaginer ? Comment s’est effectué ce passage, de l’optimisme qui finalement tout au plus s’accommode de la réalité des choses, qui au mieux encore, mise sur le mythe de l’éternel retour, à l’espérance qui entrevoit la communion au Règne de Dieu, avec Dieu, la création nouvelle, le miracle avant même son accomplissement dernier ?

Mais nul n’est besoin de rester dans la fiction pour rejoindre la question posée. Nous songeons ici, entre beaucoup d’autres, à miss SULLIVAN l’institutrice qui le 3 mars 1887 commença l’instruction de Helen KELLER 759 , sourde, muette et aveugle, et lui permit ainsi, à force de dévouement d’intelligence, d’espérance de sortir de son isolement et de communiquer avec le monde. Nous songeons aussi à Marcelle VAUCANSON, née en 1925, grandement handicapée, athétoïde, surnommée Bengali par le groupe éclaireuses unionistes dont elle fit partie. De parents protestants peu pratiquants, jusqu’à treize ans, Bengali n’alla pas à l’école, ce n’était pas encore l’usage à l’époque de scolariser les enfants handicapés, et n’eut pour seule confidente, qu’une poupée à laquelle elle s’accrochait; elle ne sut donc jusqu’à cet âge, ni lire ni écrire. Au temps de Noël, les éclaireuses firent part qu’elles passeraient pour souhaiter un bon Noël. Bengali, bien que parlant d’elle à la troisième personne, écrit elle-même cette histoire.

‘On frappa à la porte. Un groupe de jeunes filles entra avec un immense sapin qu’elles garnirent de guirlandes, de bougies et d’une étoile au sommet, tout comme un vrai sapin des livres d’image. Bengali ouvrait de grands yeux car c’était son premier arbre de Noël. La Cheftaine lui remit deux jeux, on lui lut le message de Noël, on lui chanta deux cantiques. Bengali très frappée, était tellement heureuse qu’elle ne savait comment exprimer sa joie. La Cheftaine lui dit alors :’ ‘-Eh bien! si tu veux Bengali, ces jeunes filles et moi-même deviendrons tes amies et nous viendrons te voir toutes les semaines. Et elle de répondre :’ ‘-Oui! Bien sûr ! Ce jour-là Bengali commença à ouvrir sa porte à Dieu pour qu’il entre en son coeur.’ ‘Et chaque semaine, une ou deux de ces jeunes filles vinrent lui lire une histoire, jouer avec elle.’ ‘Un jour l’une d’elles lui dit :’ ‘-Dis-moi Bengali, sais-tu lire ?’ ‘-Non!’ ‘-Eh bien, il faut apprendre.’ ‘-Oh, cela ne m’intéresse pas c’est bête de savoir lire.’ ‘Mais, son amie répliqua :’ ‘Mais non ce n’est pas bête. Regarde, tu pourrais lire la Bible du Seigneur Jésus, et tu verrais comme cela est intéressant!’ ‘Alors Bengali accepta; et ces jeunes filles lui apprirent à assembler les lettres, si bien qu’au bout d’un mois, Bengali sut lire. Elle pouvait désormais lire la Bible à sa poupée! 760

Point ici de voyages initiatiques, de rites, ou autres épreuves, tout commence par une rencontre, dont nous pouvons trouver les premières traces dans la Bible elle-même, et dans la personne du Christ, tout se répercute à partir de là, dans d’autres rencontres, tout se passe sur un chemin incarné briseur de solitudes, de rencontre à rencontre, de communion en communion. Remarquons l’inversion qui souligne notre démonstration. Le miracle est en amont. Ce n’est pas la poupée de Bengali qui se transforma comme Pinocchio, d’un coup de baguette magique, mais Marcelle VAUCANSON lisant la Bible à sa poupée, selon ce que les éclaireuses lui avaient appris. À ceux qui s’inquiéteraient que des fillettes n’aient pas eu les diplômes requis pour enseigner, sans voir le miracle, le signe, que leur seule disponibilité à l’action de Dieu a permis, Jésus répondrait sans doute comme à ceux qui se scandalisaient de le voir guérir un jour de sabbat.

‘Mon Père agit jusqu’à présent ; moi aussi j’agis. 761

Lorsque Jésus prononce ces paroles un homme paralysé depuis trente huit ans vient d’être guéri sur sa parole. Le pasteur Denis MULLER commentant ce miracle de la piscine de Bethesda, dont le nom signifie la maison de miséricorde, écrit :

‘La solitude humaine est la préoccupation de longue date de Dieu et l’action de Jésus-Christ tout au long de l’évangile jusqu’à la croix est d’y porter remède.’ ‘(...) ’ ‘Nous ne devons pas apporter des théories mais être des instruments de Celui qui agit en nous et au travers de nous.’ ‘L’incarnation du Fils de Dieu dont nous attendons le retour se poursuit à travers son corps qui est l’église. C’est aux membres de l’église, donc à nous tous d’être le coeur, les yeux, la bouche, les mains dont il se sert pour aller vers les hommes de notre temps et les rencontrer. 762

Le miracle est toujours en amont. L’action du Père est première, elle se poursuit au travers des témoins, vases d’argile dans le courant d’eau, elle invite à la rencontre avec le prochain dans laquelle Dieu se manifeste, pour un passage de la mort à la vie.Ce miracle en amont des perceptions, auquel le disciple retourne sans cesse, ne permet pas de poser la question éducative à partir d’une simple acception théorique. Nous avions évoqué au premier chapitre de la thèse les sept types que dégage Michel BERTRAND comme théorie éducative nous mesurons mieux à présent pourquoi une telle approche ne nous permettait pas vraiment de poser la question qui nous préoccupe : Comment la Bible s’adresse-t-elle à l’éducation, comment pose-t-elle la question de l’éducation ?

Une autre forme de typologie nous fut proposée par Jean BERBAUM 763 en 1984, portant sur les théories, pratiques, et modèles de l’apprentissage. Il distinguait donc dans l’apprentissage et la formation le modèle behavioriste comportementaliste du modèle constructiviste.

Le premier modèle le behavioriste repose le jeu question réponse, la perspective du conditionnement.

‘(...) il s’agit d’un processus qui se déroulerait sans l’intervention de la volonté sans qu’interviennent les caractéristiques de la personnalité. 764

Le modèle constructiviste d’inspiration piagétienne postule sur le fait que le savoir est le fait de la personne, sa démarche personnelle, son effort, sa volonté.

Nous pourrions ajouter aux deux modèles de Jean BERBAUM le modèle interactionniste d’inspiration plus vygotskienne, ou brunèrienne, il met en jeu la mimésis, dans le processus de l’apprendre.

Or, il est évident que lorsque nous observons le processus qui permit à Marcelle VAUCANSON d’apprendre, tel qu’elle nous le rapporte très succinctement, comme lorsque nous analysons le miracle de Jésus à la piscine de Bethesda, il n’apparaît pas que la technique d’apprentissage, ou encore le processus de l’apprendre soit premier, ce qui est premier, est l’éclosion d’un désir, sa transfiguration même.

Ainsi Marcelle VAUCANSON dira simplement dans un premier temps “C’est bête de savoir lire”. Dans un second temps elle se laisse convaincre, comme aspirée par l’argument de la cheftaine. Dans un troisième temps beaucoup plus tard, elle rédigera ses mémoires, mettant à l’oeuvre son savoir, et nous transmettant son expérience, comme le fit, Helen KELLER 765 .

On pourrait peut-être cependant trouver ici, comme un conditionnement, dans la prise en compte de l’habitus, d’une pratique sociale de référence. Mais celle-ci est fécondée par le fait d’une rencontre avec le Christ que la Bible permet, et par le fait d’autres rencontres à laquelle la Bible invite. Alors cette prise en compte d’un habitus n’est pas un conditionnement behavioriste, il s’évade vers le haut, par la prise en compte d’une liberté première et dernière de Marcelle VAUCANSON par rapport à ses petites maîtresses et à son environnement qui lui permet désormais de lire ce qu’elle veut à qui elle veut, quand elle veut.

On pourrait trouver ici, comme une perspective constructiviste, le fait que Marcelle VAUCANSON lise à sa poupée, ou manipule des lettres, et apprenne ainsi elle-même à lire, construisant en quelque sorte son apprentissage, mais cette construction est transcendée par une relation en amont et en aval, une rencontre qui a permis de donner sens à ce qui n’en avait pas pour elle.

On pourrait y voir, l’interaction en action, la mise en jeu de la mimésis, l’envie de Marcelle de faire comme ces fillettes qui ont ouvert soudainement la fenêtre de sa vie sur le monde. Mais l’interaction est là encore transcendée, par Celui qui est au centre de leurs rencontres et qui permet que tout ne se joue pas seulement à l’horizontal des interactions. Et en un mois, Marcelle VAUCANSON savait lire ... ce qui déjoue toute prévision.

La perspective biblique qui introduit ce dialogue entre ciel et terre, cette fécondation de la perspective humaine par l’Esprit de Dieu, source de miracles, et miracle en soi, ne peut entrer dans une théorie éducative posée comme système a priori. Elle peut sans doute visiter chacune des théories mais sans s’y arrêter, car le fondement n’est pas dans le modèle mais dans ce dialogue qui provoque la rupture constante des modèles et des représentations.

Mieux encore, en amont, le fondement est dans Celui qui agit, alors même que tous désespéreraient. C’est lorsque Bengali devient une enfant comme les autres grâce à ces fillettes que le miracle devient possible. Le miracle est déjà accompli par ce simple fait. Ce n’est pas la théorie des fillettes qui est première mais leur regard, leur amour, leur accueil, leur espérance, leur confiance, leur disponibilité, toutes choses qui ne leur viennent pas d’une spéculation intellectuelle, mais de la foi. Cette autre dimension introduit un miracle, l’irruption du Royaume dans le quotidien des gestes. Une rupture des perspectives, ou mieux, leur fécondation. Remarquons pour finir que ce miracle en amont que nous évoquons s’il n’est perçu comme action du Christ que par celui qui proclame sa foi, et devient par là même témoin, cela ne signifie nullement que tous, croyants ou non n’en bénéficient pas.

Le fait est que le témoin lui reconnaît ici le signe du miracle, duquel, comme le sel dans la terre 766 participe de la terre sans la contenir, il est conduit à rappeler la présence, l’origine, le sens.

Notes
756.

MEIRIEU Philippe “Enseigner, scénario pour un métier nouveau” ESF Paris 1989 ; (pages 140 à 146 )

MEIRIEU y cite longuement Carlo COLLODI (1826 -1890) et son oeuvre principale le conte de Pinocchio (1883)

Notre citation (page 146) La citation qu’utilise entre guillemets Philippe MEIRIEU est tirée de

Carlo COLLODI “Pinocchio” Folio Junior Paris 1987 ; à la page 235.

757.

Remarquons que MEIRIEU se définit lui même depuis comme “catholique de gauche”.

MEIRIEU Philippe “L’envers du tableau” ESF éditeur Paris 1993 ; (232 pages).

758.

VOLTAIRE “ Candide ou l’optimisme“ (1758/1759 ) Bordas Paris 1984 ; (page 184)

759.

HICKOK Lorena A “L’histoire de Marthe KELLER” Traduction de l’américain Renée ROSENTHAL Gallimard Paris 1988 ; (282 pages)

760.

VAUCASSON Marcelle “BENGALI” ; Reboul imprimerie Saint Étienne 1981 ; (aux pages 14 et 15)

761.

Jean V 17

762.

Voir en annexes: La prédication de Denis MULLER sur Jean V 1-18, donnée au Temple de l’église réformée de Saint-Etienne le 27-07-96 à Saint-Etienne ”La solitude humaine et le Dieu qui agit”

763.

BERBAUM Jean “Apprentissage et formation “ PUF Paris 1984 1992 édition corrigée ; (125 pages).

764.

Ibidem page 30

765.

KELLER Helen “Sourde muette aveugle - histoire de ma vie “ Payot Paris 1991 ; (336 pages).

766.

Matthieu V 13 :

“Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur avec quoi la lui rendra-t-on ?”

Luc XIV 34 35

“Ainsi donc quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple. Le sel est une bonne chose; mais si le sel perd de sa saveur, avec quoi l’assaisonnera-t-on ? Il n’est bon ni pour la terre, ni pour le fumier ; on le jette dehors.”

Marc IX 50

“Car tout homme sera salé de feu, et toute oblation sera salée. Le sel est une bonne chose ; mais si le sel devient sans saveur, avec quoi l’assaisonnera-t-on ? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres.”