10 La perspective de la grâce n’est pas celle du mérite

Le modèle n’est plus projection de l’homme, mais don de Dieu, il n’est plus construction abstraite, mais personne vivante. Le modèle sans avoir tout à fait disparu est exprimé dans cette personne, réunissant Dieu et l’homme en lui, se répercutant désormais au travers d’autres personnes. C’est un modèle qu’on imite, ce n’est pas un modèle qu’on construit.

Cette imitation elle-même n’est encore pas tant cependant construite que reçue, dans le quotidien des gestes, donnée gratuitement. Cette imitation se fait participation à l’action première de Dieu. Communion au Règne. Le modèle lui-même est le chemin qui y conduit.

Le chemin est donc aussi vérité, il est aussi la vie, et s’incarne dans la personne de Jésus.

Tout s’accomplit en Christ, en communion de dons gratuits. Le modèle n’est pas une représentation de la vie, mais la vie, non pas une représentation de la vérité, mais la vérité, non pas donc dans l’immobilité, mais dans le chemin.

Si la Bible devient par lui un livre ouvert sur la vie et le monde, en prise avec la vie, le miracle en amont n’en est pas moins tant la propriété des chrétiens, que le fait majeur dont ils témoignent.

Ce miracle est donc un passage de la mort à la vie, de la condition d’homme mortel à celle de cohéritier du Règne, de créature à l’image de Dieu, à fils d’un même Père dans la communion du Saint-Esprit.

Mais ce passage, cette création nouvelle, ne se fait selon les mythes anciens ou modernes, qui de Prométhée 767 à Icare 768 , des Golems 769 à Frankenstein 770 , veulent signifier l’impossibilité pour le mortel d’accéder par ses propres forces à l’immortalité, à percer le mystère de la vie, voire à la recréer. Une barrière est infranchissable, et Prométhée est enchaîné, Icare se brûle les ailes à voler trop prêt du soleil, le Golem d’argile écrase son humain créateur en se décomposant sur lui, et, la créature du docteur Frankenstein se mue en assassin incontrôlable. Mais un chemin inversé s’ouvre de Dieu vers l’homme.

Le miracle du passage de la mort à la vie est rendu possible, non de l’initiative de l’homme, mais du fait de l’accomplissement de la volonté de Dieu qui donne sens ainsi aux souffrances humaines aux épreuves, aux joies et aux peines, et visite leurs propres soifs, en Christ. Aux sadducéens rationalistes qui doutaient de la résurrection, Jésus répondra :

‘Pour ce qui est de la résurrection des morts, n’avez-vous pas lu ce que Dieu vous a dit : “Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob ? ’ ‘Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants.” 771

Car, en effet, ce ne sont pas les spéculations intellectuelles de l’homme qui conduisent à la compréhension du mystère d’un passage de la mort à la vie, mais la foi. L’homme spéculant ne peut qu’enfermer Dieu dans son idée, son système, sa représentation. Il ne peut balancer qu’entre scepticisme et folie, entre terre et ciel, tel Icare. Tout au plus peut-il sans doute envisager le raisonnable dans la mesure, ce juste milieu qui caractérise tant ARISTOTE.

Cependant, entre le scepticisme sadducéen, et la déraison prométhéenne 772 , une voie autre a surgi, un chemin don gratuit d’amour est donné au monde pour son salut. Là est l’évangile.

Ce miracle en amont, que révèle l’évangile, ce miracle accompli qui permet à l’homme d’être, de vivre, d’espérer pacifiquement, désormais l’impossible, c’est toute la différence entre le Pinocchio de Geppetto et la créature du docteur Frankenstein.

Le rêve de COLLODI de voir Pinocchio s’animer et de faire de son histoire une parabole pour l’éducation, est entendu au delà de ses espérances, il n’est pas un défi aux lois de l’amour et de la vie, mais une prière qui y conduit.

Alors que la créature de Frankenstein est prisonnière de la psyché, Pinocchio est visité par le souffle divin, Pneuma, l’Esprit-Saint, Esprit de Pentecôte. 773

Jésus est à la fois le chemin qui conduit vers Dieu, et le chemin qui permet à l’homme de le choisir parmi d’autres.

Accomplissant l’écriture, il est aussi celui qui les inspira, il fut à la fois celui dont les prophètes parlaient, et celui dont l’esprit parlait aux prophètes.

C’est cela le miracle en amont.

La perspective de la terre au ciel visitée par un chemin premier du ciel à la terre, est comme revêtue jusque dans l’inconscient par cette visitation première.

Dès lors, la foi elle même, n’est qu’une réponse à cette grâce première, comme la foi accomplit la grâce, l’amour don gratuit accomplit la foi.

Notes
767.

“DICTIONNAIRE de la mythologie “ Michael GRANT John HAZEL 1975 Seghers Paris.

768.

Ibidem

769.

COOPER David “Mort de la famille “ Seuil Paris 1971 ; ( à la page 20). COOPER explique ainsi cette légende du Golem qui puise dans la tradition, tradition cabalistique. Les familles juives fabriquaient des statues d’argile auxquelles elles donnaient la vie, mystérieusement, et leur commandaient des tâches domestiques. Lorsque le Golem avait grandit, du mot “Emeth “ écrit sur leur front signifiant “vérité” devait être ôté la première lettre “e” . Ne restait alors que “Meth “ qui signifie mourant et le Golem mourait. Un maître de maison laissa tellement grandir le Golem qu’il ne put effacer le “e” qui se trouvait sur son front, car il ne pouvait l’atteindre. Il lui ordonna alors de se baisser pour ramasser la poussière. Celui-ci s’exécuta, il put effacer la lettre “e” mais en se décomposant le Golem l’écrasa et il mourut.

Le mythe du Golem fait une irruption dans la littérature avec le poète et romancier allemand Achim VON ARNIM sous les traits d’une femme apparaissant dans un miroir magique. “Isabelle d’Égypte” (1811) Jean BRUN in “ Philosophie et christianisme” Éditions du Beffroi Québec 1988 ; à la page 67

770.

SHELLEY Mary “Frankenstein” Du Rocher Monaco 1988 ; (250 pages). Version originale en 1817

771.

Matthieu XX II 32

772.

Jean BRUN très récemment décédé (1994) s’est particulièrement intéressé dans ses derniers ouvrages à la question de l’homme fasciné par sa propre volonté de puissance, aux antipodes de la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Il indique entre d’autres choses que cette fascination va du mythe de Prométhée, jusqu’à Faust personnage qui vécut réellement dit-on dans l’ Allemagne du VVI °siècle avant de devenir le personnage de légende moderne. Le thème de Faust fut repris par MARLOWE, en Angleterre , LESSING, GOETHE, KLINGER, LENAU, en Allemagne, VALÉRY, en France, dans la littérature, BERLIOZ (1846), SCHUMAN (1853), LISZT (1854), GOUNOD (1859) en musique, DELACROIX en peinture. Ce chemin de Prométhée à Faust est celui qui va de la volonté de donner à l’homme une puissance sur son destin, (Prométhée à qui certaines légendes grecques attribuent même la “fabrication “ des hommes) au pacte que passe Faust avec le diable, pour conserver sa jeunesse. Jean BRUN voit dans ce passage comme une conséquence indirecte du chamboulement apporté par le christianisme révélant cette volonté de puissance comme la voie du mal. Jésus ayant montré que le chemin qui conduit à Dieu, et que Dieu conduit, est celui de la foi dans l’amour, l’humilité, le don gratuit, il est donc aux antipodes de cette volonté de puissance.

BRUN Jean “ Philosophie et christianisme” Éditions du Beffroi Québec 1988 ; au chapitre deux

“Vous serez comme des dieux” (pp 61 à 76).

BRUN Jean “Le rêve et la machine “ La table ronde Paris 1992 ; (366 pages).

Il est intéressant de mettre cet écrit qui est un des derniers ouvrages de Jean BRUN, en parallèle avec son tout premier écrit.

BRUN Jean “La main et l’esprit” Édition Labor et fidès Genève 1986 ; (201 pages).

Pour Jean BRUN, si la main prolonge, éveille, incarne l’esprit, la machine procède du rêve prométhéen. Il y a dans l’itinéraire de l’oeuvre de ce grand spécialiste de l’hellénisme, et à la fois grand chrétien, comme un raccourci de ce qui sépare la révélation chrétienne et l’hellénisme, comme un raccourci de ce qui sépare les grecs et leur philosophie, supposant l’extraction du monde, du message de l’évangile inscrit dans et par l’incarnation du verbe, dans le monde.

773.

MEIRIEU Philippe “Frankenstein pédagogue “ ESF Paris 1996 ; (128 pages).

Lorsque nous écrivions ces lignes en Juillet 96, Philippe MEIRIEU, finissait son dernier ouvrage, qui marque un curieux parallèle avec notre analyse. Il y évoque lui-même la “dérive “ Frankenstein “ qui consiste à vouloir fabriquer l’élève sur le modèle du maître. Cette curieuse coïncidence nous réjouit très profondément. Soulignons simplement donc que nous dressions nous même ce parallèle entre Pinocchio et Frankenstein, simultanément donc à Philippe MEIRIEU, et ignorant tout de sa démarche, mais en songeant précisément à ses propres remarques au sujet de personnage de COLLODI.