11 ”L’autre “Royaume

Lorsque la volonté de puissance cessant d’être cantonnée aux personnes devient l’apanage du politique, on passe sans transition, sans de suite absolument logique non plus, de NIETZSCHE à HITLER.

Un livre récent, un roman, de l’écrivain albanais Ismaïl KADARÉ “ La Pyramide “ 774 essaie de montrer comment la mégalomanie, d’un homme de pouvoir, pharaon en l’occurrence, mégalomanie du pouvoir, accompagnée de l’assentiment d’une partie du peuple, put conduire ce pharaon à sacrifier tant de vies humaines selon la démesure d’une construction gigantesque, la pyramide de Chéops, destinée à célébrer son souvenir, à laisser une trace visible de son règne, à lui permettre un séjour prolongé et doré dans le royaume des morts. Son livre se termine ainsi, de nos jours.

‘Un matin, un touriste blond qui photographiait la pyramide forma un voeu insistant : qu’elle devienne transparente de sorte que derrière ses faces de verre l’on put distinguer tout ce qui se trouvait à l’intérieur, les sarcophages, les momies, l’indéchiffrable énigme. Le jour se levait, la pyramide se faisait de plus en plus vaporeuse et à chaque minute qui s’écoulait il sentait son corps frissonner comme celui, qui, au cours d’une séance de spiritisme s’attend à photographier un fantôme.’ ‘Il développa le rouleau de pellicule le soir même et la pyramide ressemblait vraiment à une verrière sauf qu’à l’un des ses angles, près du neuvième gradin de la face nord-est, on distinguait une sorte de déchirure. Il sortit la pellicule du bain, l’y replongea ... à mille, deux mille, quatre mille ans de profondeur, mais, quand il l’en ressortit, la déchirure était toujours là. Ce n’était pas un défaut du film, ainsi qu’il l’avait d’abord pensé, mais une tache de sang dont aucune eau, aucune solution ne pourrait jamais venir à bout. 775

Le secret de la Pyramide symbole du pouvoir et de la science liés l’un à l’autre dans un même mouvement mégalomaniaque est donc, pour KADARÉ, dans le crime perpétré, ce sang innocent versé. Ce sang versé pourrait être celui aussi qui le fut à l’autel du nazisme, du stalinisme, de l’inquisition, de toutes les dictatures qui mêlent, et soumettent une quête métaphysique au pouvoir en ce monde. Comme dans l’histoire de Babel, alors, la construction aveugle dépasse l’initiative même de son constructeur. Tout se joue désormais sous le prisme d’un dessein à la fois imaginaire et malheureusement bien réel : la construction, dont la logique impitoyable broie sous son égide, son propre régime, sa propre implacable logique, toute singularité, la moindre esquisse de refus, de reproche, de référence autre qu’à elle-même. Nous avons là une parfaite définition de l’intégrisme et du monopsychisme. Au contraire, l’évangile comme l’indique la parabole de la brebis perdue, ne sacrifie pas la personne à l’autel d’un supposé intérêt général, et le berger délaissant le troupeau, va au risque de sa vie chercher la brebis perdue 776 ; l’évangile de Jean rapporte encore ces autres paroles de Jésus.

‘Je suis le bon berger. Le bon berger donne sa vie pour ses brebis. Mais le mercenaire qui n’est pas le berger, et à qui n’appartiennent pas les brebis, voit venir le loup, abandonne les brebis, et prend la fuite; le loup les ravit et les disperse. Le mercenaire s’enfuit parce qu’il est mercenaire et qu’il ne se met point en peine des brebis. Je suis le bon berger. Je connais mes brebis, et elles me connaissent, comme le Père me connaît et comme je connais le Père; et je donne ma vie pour mes brebis. 777

Nous voyons poindre cette opposition entre les deux royaumes, dès la naissance du Christ entraînant la colère d’Hérode, le massacre des nouveau-nés, la fuite en Égypte de Jésus et ses parents, rapportés par l’ évangile selon Matthieu 778 .

Jésus intronise un Royaume autre, nous l’avons déjà évoqué, nous y reviendrons, selon une relation nouvelle unissant les hommes, l’amour absolu gratuit, don gratuit. L’évangile de Matthieu renforce cette montée en puissance du Règne et se conclut par cette promesse à l’adresse des disciples.

‘Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Allez faîtes de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et enseignez leur à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. Amen ! 779

La force du chrétien, de l’église, est dans cette faiblesse, cette promesse que le Christ désormais invisible, rendu au Père, est pourtant tous les jours avec lui, avec elle , jusqu’à la fin du monde. Ici encore nous trouvons comme un prolongement, un accomplissement de l’histoire d’Israël.

Israël ne se distingue pas par sa force, n’est pas conduit dans et par le texte biblique, comme malgré ses propres désirs parfois, à être une grande nation reconnue dans les nations, mais à accomplir la volonté de l’Éternel, remplissant ainsi, par sa mise à part, son élection, son rôle messianique, celui de l’annonce du salut pour les nations. Ceci est donc renforcé encore dans le christianisme, par le Christ, et se trouve à l’origine du message chrétien.

Nous ne voulons pas dire que la prise en compte de la singularité devant la raison d’état soit tout à fait une singularité exclusivement juive puis chrétienne.

L’Antigone de SOPHOCLE 780 (vers 442 av. JC.) comme le procès de SOCRATE (vers 399 av. JC.), marquent bien dans la culture grecque, une première conscience de l’injustice, selon une raison d’état. Une conscience que le singulier pouvait être porteur de valeurs que l’état pouvait ignorer, mépriser. Dans ce cas là, le dramaturge, SOPHOCLE, selon la mythologie pour Antigone, ou les philosophes, PLATON, ou XÉNOPHON, selon la réalité pour SOCRATE, s’emploient à rétablir l’honneur perdu de la victime, à réhabiliter sa mémoire. L’apologie au sens grec n’a pas d’autre vocation d’ailleurs que celle de réhabiliter une mémoire, de chanter les honneurs posthumes.

Dans la Bible, le chemin est inversé. La seule habilitation est celle de YHVH, puis celle du Christ. La réalité personnelle y prend définitivement plus de prix que la reconnaissance sociale. Et alors que Antigone voulait donner les honneurs d’une sépulture pour son frère, Jésus répond à ce disciple qui voulait d’abord ensevelir son père avant de le suivre “laisse les morts ensevelir leurs morts” 781 .

Ainsi les premiers chrétiens traversent les persécutions et le martyr les yeux tournés vers le ciel, sans haine, avec la prière du pardon au coeur. Sur eux, pour eux, malgré les apparences la mort n’a pas de prise, ce qui étonne les témoins et provoque parfois d’autres conversions.

C’est que la Bonne Nouvelle creuse plus profond, et fait passer de l’éthique sur le modèle du citoyen, à la promesse de la vie nouvelle, sur fond de fraternité nouvelle au delà des origines ethniques, de sexe, ou de statut social 782 .

Ce passage va également de l’individu, livré au conflit entre les assouvissements de ses propres désirs, et les devoirs d’une éthique à vocation sociale, entre théories et pratiques, à la personne de chacun appelé désormais, dès aujourd’hui et pour toujours, singulièrement, par son nom, au Règne avec Dieu à communier avec le Père, le Fils, dans le Saint-Esprit, entre gestes et pensées.

Ce passage ne signifie cependant pas la négation de la citoyenneté ou des lois humaines selon le règne du pouvoir politique, mais leur visitation. Et le même apôtre Paul est celui qui simultanément:

Notes
774.

Ismaïl KADARÉ “La pyramide “ Fayard Paris 1993 ; (158 pages).

775.

Ibidem page 158

776.

Matthieu XVIII 10 à 14 ; Luc XV 3 à 7 .

777.

Jean X 11 à 15

778.

Matthieu II 13 17

779.

Matthieu XXVIII 18 à 20

780.

Antigone est un personnage issu de la mythologie. Dans la version de SOPHOCLE, méprisant les ordres du roi Créon, elle rendit les honneurs funéraires à son frère, Polynice, tué devant Thèbes, en répandant sur son corps trois poignées de poussière. Condamnée par Créon à être enterrée vivante, elle se pendit dans le tombeau.

La seule ambition d’Antigone était de rendre la honneurs funéraires à son frère. Cette réhabilitation sera finalement acquise, grâce à Tirésias, qui vint avertir Créon d’une malédiction au cas où Polynice n’aurait pas de tombeau. Mais lorsque Créon revint sur sa décision enterrant Polynice, et déterrant Antigone, celle-ci s’était déjà pendue .

ROTROU en 1638 ; ALFIERI en 1776 ; COCTEAU en 1927 ; ANOUIHL en 1944 ; BRECHT en 1948, reprendront ce drame qui évoque depuis SOPHOCLE, la symbolique de la prise en compte de la conscience individuelle face à la conscience de la raison d’état. SOPHOCLE “Antigone” traduction du grec Paul MAZON collaboration Jean IRIGOIN LGF Paris 1991, (156 pages).

781.

Matthieu VIII 22

782.

Galates III 28 op cit.

783.

Actes Actes XVI 35 à 39

784.

Le combat des apôtres n’est pas le renversement de l’ordre politique. Le christianisme ne se développe pas comme une révolte semblable à celle de Spartacus (mort en - 71) et qui voulut renverser Rome et abolir l’esclavage.

Romains XIII 1 “Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures, car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. “

Voir aussi Tite III 1 ou I Pierre II 13. “Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute autorité établie parmi les hommes, soit au roi comme souverain, soit aux gouverneurs comme envoyés par lui pour punir les malfaiteurs et pour approuver les gens de bien. Car c’est la volonté de Dieu qu’en pratiquant le bien vous réduisiez au silence les hommes ignorants ou insensés, étant libres, sans faire de la liberté un voile qui couvre la liberté mais agissant comme des serviteurs de Dieu. Honorez tout le monde ; aimez les frères ; craignez Dieu; honorez le roi.

Il n’est pas dans l’esprit des apôtres d’autorité qui ne soit finalement soumise, et permise instituée par Dieu. Autrement dit, il faut obéir par principe à cause non des autorités elles-mêmes mais du Seigneur.

785.

Philippiens III 20 21