2 Orthodoxie et hétérodoxie ?

L’enjeu rejoindrait alors paradoxalement la question de l’orthodoxie. Surtout si nous entendons l’enjeu dans le sens de l’entrée “en jeu” de Dieu en tant que personne, dans l’histoire humaine, comme cela est bien le cas, dans l’histoire biblique. Cette entrée “en jeu” n’est pas concevable sous cette forme dans la pensée grecque.

D’un autre bord, le fait que Dieu se fasse homme, va scandaliser les juifs.

La folie pour les grecs, le scandale pour les juifs, dont parle Paul dans la première épître aux Corinthiens, 809 ont pour raison, l’un et l’autre, le refus d’imaginer simultanément l’abaissement de Dieu, la promotion de l’homme, tous deux, l’un et l’autre, l’un avec l’autre, parfaitement accomplis en un seul : le Christ, mourant sur la croix et ressuscité. Folie pour la raison qui ne miserait que sur la cohérence conceptuelle partant d’un principe moteur, ou voire d’un intellect agent, de la capacité de trouver en soi par soi-même, la raison de l’action de Dieu, selon le principe d’une dualité abstraite, selon la recherche explicative dans le système englobant, scandale pour la religion qui mise tout sur ce Dieu tout puissant, qui sait faire irruption dans la vie des hommes, mais qui n’imagine pas qu’il puisse s’y laisser prendre jusqu’à se laisser mourir.

Car Dieu, entrant en jeu en Christ, prend en lui tout l’homme et tout Dieu.

Lorsque Paul donc, nous l’avons déjà entrevu, dit se faire tout à tous, juif avec les juifs, grec avec les grecs, 810 pour justement ramener chacun à la vie en Christ, il ne le dit pas seulement parce que lui-même, juif de la diaspora hérite des deux cultures, mais aussi parce que Christ, le premier, s’est fait tout à tous et le kérygme, la proclamation simple de l’église primitive de la seigneurie en Christ à la gloire du Père, l’y autorise et l’y invite même, plus encore qu’à l’affirmer : à mettre en pratiques ces choses. 811

Nous trouvons donc bien dans l’hellénisme et le judaïsme, deux sources principales des premières hérésies. Ces hérésies furent combattues par les apôtres, par IRÉNÉE 812 et les Pères à partir de la deuxième, de la troisième génération et les suivantes, lorsqu’il fallut peu à peu, installer les canons et les dogmes.

Après la lecture de Jean DANIÉLOU 813 qui se pencha, dans ses travaux, particulièrement, sur l’église des trois premiers siècles, nous pourrions ajouter, une troisième influence comme transversale aux deux premières, qui est celle des religions du bassin méditerranéen d’alors. Ces dernières influences s’effectueront autour des pratiques de la magie et des rituels initiatiques, et ésotériques, là où l’on convoque les dieux plus qu’on n’écoute YHVH, et, influenceront l’un et l’autre, l’hellénisme d’une part, rejoignant une source endogène à celui-ci, le judaïsme d’autre part, rejoignant certes une part de la tradition orale mais selon une source pratiquement exogène au texte biblique. Rappelons que le phylum biblique est lui-même dès l’origine, en rupture totale dans son texte même, avec de telles pratiques.

La première exhortation pour Israël, “shema” ou “chema “ (écoute) est de n’avoir pas d’autre Dieu, devant sa face, que ce Dieu qui se rappelle à la mémoire par le souvenir de son action, la sortie d’Égypte, et ne se représente pas dans les images, et dès lors appelle son peuple à le vivre auprès des siens, au milieu de sa maison 814 .

Dieu se manifeste par une présence qui précède même la conscience de l’homme de cette présence. C’est la vision de l’échelle de Jacob reliant terre et ciel qui lui fit dire à son réveil : “: Certainement, l’Éternel est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas. “. 815

Cette présence première de Dieu est plus que jamais également le fait de l’héritage chrétien puisque Christ accomplit même la vocation dernière de cette présence première : Dieu allant jusqu’au bout de son amour. Dieu en Christ est premier, mais il est aussi le dernier, l’alpha et l’oméga. 816

Les développements hétérodoxes et les hérésies 817 se caractérisent nous paraît-il, par un bout ou par un autre, par une réduction de cette discrète mais néanmoins authentique et souveraine présence qui n’a d’autre raison que l’amour et l’invitation par grâce à la création nouvelle, à la communion de vie en Dieu, du royaume. Plusieurs caractères de l’hérésie semblent alors apparaître, à partir de l’enjeu : l’enjeu personnel, intellectuel, spirituel, voire le culte de la personne, le désir de comprendre, se substituent à la simple entrée “en jeu” de Dieu lui même, en Christ, à partir de sa mort, portant la faiblesse de tous les hommes, et ressuscitant au matin du troisième jour; leur donnant ainsi accès au Royaume de vie.

Notes
809.

I Corinthiens I 22 à 25 (op. cit)

810.

I Corinthiens IX 19 à 22 (op. cit.)

811.

Philippiens II 1 à 11 (op. cit.)

812.

IRÉNÉE de Lyon “ Contre les hérésies - Dénonciation et réfutation de la prétendue gnose au nom menteur” Cerf Paris 1984 -1991 ; (op. cit.).

813.

DANIÉLOU Jean ‘L’église des premiers temps - Des origines à la fin du III °siècle ” Seuil Paris 1963-1985 ; (284 pages).

814.

Exode XX 1 à 4 ; Deutéronome VI 4 à 9

815.

Genèse XXVIII 16

816.

Apocalypse I 8 ; XXI 16 ; XXII 13.

817.

Nous poursuivons très personnellement quelques aspects de l’ouvrage de Jean DANIÉLOU ( op. cit.1963-1985) d’où nous retirons à peu près chronologiquement la succession de quelques types d’hérésies. Nous ne développons évidemment ni les thèses de chacune d’entre elles, ni les conclusions qui en résultaient qui conduisirent au rejet de la thèse dans l’église naissante .

Nous avons simplement tenter de désigner à chaque fois, tâchant d’éviter les répétitions, comme un élément singulier : ce qui différenciait une secte par rapport à l’autre; sachant que bien des conclusions et des analyses pourraient se rapporter à plusieurs d’entre elles, parfois fort semblables les unes des autres.

Plutôt 1° siècle (jusqu’à 140)

1- Les ébionites qui étaient probablement, d’après DANIÉLOU, des esséniens convertis au Christ, judéo-chrétiens donc, se référaient à un dualisme les autorisant à des pratiques plus ou moins ésotériques liées paradoxalement à un rationalisme spéculatif strict : pour eux Joseph était le seul père effectif de Jésus. Une conséquence : Les ébionites maintenaient intacte la distance rompue par l’Esprit-Saint qui témoigne de la relation Père à Fils établie en Christ.

2- L’elkasaïsme se référait à un livre de son fondateur Elxaï qui aurait reçu une révélation concernant la rémission des péchés produits après le baptême. Une conséquence : Pour l’elkasaïsme, la mort du Christ n’était plus à elle seule exclusivement intégralement rédemptrice.

3- Les Nicolaïtes étaient des charnels, des psychiques qui se plaignaient de leur sort, qui buvaient et mangeaient à l’excès. Une conséquence : Les Nicolaïtes réduisaient le mystère de l’incarnation à la terre seule, disparition de la sanctification, disparition du sens du ciel. (Apocalypse II 6 (...) 14 et 15).

4- CÉRINTHE : Judéo-chrétien , niait la naissance miraculeuse de Jésus. Jésus n’était pour lui qu’un prophète, d’autre part, il fut gnostique pour qui le monde ne serait pas créé par Dieu et, où le moyen pour l’approcher serait la connaissance et non la foi. Une conséquence : Remise en cause de la Toute Puissance de Dieu et de la rédemption en Christ.

5- Les simoniens : Condamnant le Dieu de l’Ancien Testament , ils affrontaient comme deux antagonismes irréductibles, le Christ à ce Dieu là. Une conséquence : Non compréhension de la grâce, et de l’intervention de Dieu dans l’histoire dans le temps, pratique de la magie. Il faut dire que pour les simoniens qui étaient des gnostiques, Dieu n’était pas maître du temps, mais c’est le temps qui était maître de Dieu.

6- SATORNIL : Définissait deux classes d’hommes : ceux qui avaient accès à la lumière et ceux pour qui elle était cachée pour toujours. Vision gnostique où des aspects de la création , les anges, échapperaient à Dieu qui ne serait que le prince des anges, . Une conséquence : Pour SATORNIL le mérite supplante la grâce.

7- Les barbelognostiques: Les éons dominaient sur Dieu, pur gnosticisme Une conséquence : À la foi vivante, se substituait l’essai de compréhension par divination. La divination supplantait la foi.

8- Les séthiens : Les éons produisaient Sophia; opposition de Sophia qui eut sept fils qui produisirent l’homme à son image avec le Dieu Biblique d’Israël. Une conséquence : Les séthiens n’avaient plus rien de commun avec le Dieu créateur,la vie nouvelle possible en Christ,lui-même produit à partir des éons.

9- CARPOCRATE : se rebella contre le Dieu juif mais aussi contre la loi. Une conséquence : Incapacité à comprendre le chemin de l’histoire de l’alliance. Absence de charité

10- BASILIDE : Mondes ésotériques, sphères ... Une conséquence : la simplicité de l’évangile est absente

Plutôt 2° siècle

11- MARCION :Différenciait Paul et Luc du reste des évangiles et refusait la Bible. Une conséquence : une quête de la logique strictement humaine et des théologies au lieu de l’unité dans le don de l‘Esprit.

12- VALENTIN : Le principe du monde, s’opposait au principe de Dieu, réduction de la Trinité à un principe. Une conséquence : Rupture avec un Dieu personnel, et avec la pure grâce du salut

13- MONTAN : Accès du néo-prophétisme. Une conséquence : humanisation du Paraclet, disparition de l’Esprit-Saint ...

Plutôt 3° siècle :

14- ORIGÈNE : Influencé par le néo-platonicien PLOTIN, il privilégiait la cohérence du système sur la foi.

Une conséquence : Un certain ésotérisme, la survivance des âmes, leur transmigration, thèmes totalement absents de la Bible.

15- MANI : Combinaison entre le gnosticisme judéo-chrétien et le zoroâstrisme iranien, dualisme ... Une conséquence : un retirement spirituel au détriment d’une action dans le monde, non séparation du mal et du bien. Remise en cause de l’identité singulière et incompressible de chacun.