3 La spéculation rationnelle ou la folie de la foi ?

L’enjeu de la philosophie grecque, passant du modèle du citoyen à celui du sage, de la période classique à la période macédonienne et hellénistique, se poursuivant dans la Rome dominante par le néo-épicurien LUCRÈCE (96-53 av. JC) comme le néo-stoïcien ÉPICTÈTE (50 après JC - 125 après JC), accompagna le cheminement historiquement pratiquement grossièrement contemporain, qui offrait, d’une alliance à l’autre, dans le phylum biblique, un passage du juste devant Dieu (judaïsme) au saint vivant de l’Esprit-Saint de Dieu (christianisme).

Dans ce parallélisme de l’histoire semble résider toute la radicale distance et la néanmoins proximité simultanée, qui séparent et rapprochent à la fois le PLATON 818 des “lois” , l’une de ses dernières oeuvres remettant en partie en cause l’idéale république, la cité première qui n’a qu’un seul corps et une seule âme le modèle quasi éternel et la cité seconde qui n’en est qu’une image, ( V 739 b) de SAINT AUGUSTIN et la théologie des deux royaumes, les deux cités.

Les deux cités, la céleste et la terrestre, ne sont pas opposées comme un idéal s’oppose à sa réalité, une théorie à sa pratique, mais seulement comme le royaume saint de Dieu et le monde des hommes pécheurs, c’est à dire séparés naturellement de la gloire de Dieu. Se manifeste ainsi pour SAINT AUGUSTIN la distance entre la perspective de Dieu et la condtion de l’homme pécheur.

Selon la pensée grecque, dans une perspective ou une autre, nous ne sortons pas de la dualité physis logos, corps âme, depuis HÉRACLITE (v 576 -v 480), surnommé “ l’Obscur”, entérinée dans la dialectique de HEGEL et de ses héritiers. ARISTOTE 819 distingua bien, mais ne put imaginer davantage, entre le juste et l’équitable, ce qui provenait de l’initiative de l’état, le juste, ce qui appartenait au particulier dans les espaces où le général n’avait pu s’ingérer, l’équitable.

‘C’est l’homme qui de propos délibéré se décide et agit pratiquement; ce n’est pas l’homme d’une justice tatillonne et enclin à adopter la solution la moins favorable pour les autres ; il est toujours prêt à céder son dû, bien qu’il puisse invoquer l’aide de la loi, sa disposition ordinaire est l’équité, qui est une variété de la justice et une disposition qui n’en diffère pas. 820

Lorsqu’à la conférence d’Oxford en 1367, John WYCLIF exprima, au nom de la Bible, et en opposition au clergé, que seuls les hommes droits devaient prétendre à la propriété, 821 et que l’église se devait d’être pauvre suivant en cela les premiers disciples et Jésus lui-même, il retransposa, sans doute sans le savoir l’argument d’ARISTOTE du juste et de l’équitable à la dimension chrétienne.

Mais c’est dans la prétention à s’abstraire du monde sensible, abstraction considérée comme le moyen privilégié de la quête spéculative, au nom de la distance entre intelligible et sensible, que réside la grande singularité de la tradition grecque depuis la fondation philosophique dans le sillage des sept sages. 822 Au contraire, selon l’incarnation, en route, depuis le cheminement de l’alliance, par une voie autre, voie d’une visitation par laquelle toute pensée devient prière, le Verbe descend vers l’homme. Au premier mouvement, d’une lecture chrétienne des philosophes qui ouvre l’ère chrétienne, répond à partir du XII° siècle surtout, un mouvement inverse, une lecture du christianisme et de sa révélation à partir des modèles spéculatifs, des grecs.

DESCARTES en conclut la procédure, et sa méthode est aux antipodes de l’inspiration augustinienne, HEGEL en paracheva l'inéluctable conséquence, substituant au Christ lui même un déluge idéologique purement spéculatif, parfaitement systémique : le christianisme.

L’époché cartésien du cogito parachevant l’entreprise scolastique, et la détournant simultanément de ses fins, a substitué la méthode à la prière. La pensée se développe en système.

Dès lors, nous comprenons mieux, pourquoi l’argument de Saint ANSELME repris par DESCARTES, semble dire la même chose, mais ne procède pas d’un même esprit, d’un même paradigme. Le concept de Dieu s’est insidieusement substitué à sa présence incarnée.

L’image des deux horloges de GEULINCX 823 nous paraît très révélatrice. Arnold GEULINCX (1624-1669) disciple de René DESCARTES, parlera de deux horloges, indépendantes l’une de l’autre, mais marchant selon une simultanéité parfaite.

Pour savoir l’heure, il suffirait de regarder l’une des deux horloges, peu importe laquelle, mais à l’homme il n’est donné de n’en voir qu’une seule : celle que lui délimite son corps. Pour GEULINCX, Dieu ne s’approche que par la pensée, l’abstraction en quelque sorte. GEULINCX plus encore que DESCARTES se situe dans un métaphysique très explicitement chrétienne.

Si le Dieu biblique pourtant, dès l’ancienne alliance, se révéla comme le Tout Autre qui ne se laisse pas saisir, HEGEL voulut, à son tour, non seulement le saisir, mais le clôturer dans un système conceptuellement cohérent. Beaucoup plus tard, le philosophe anglais Francis BRADLEY (1846-1924), interrogera, au nom de la raison même, au nom de la cohérence rationnelle, bien que disciple de HEGEL, l’emprise de cette pensée qui relit, comme à l’envers des Pères de l’église, le christianisme, à partir de cette séparation de l’âme et du corps. BRADLEY, expliquera que le discours ne peut jamais se situer que dans l’apparence et que la réalité lui fait obstacle, et pourtant c’est elle seule qui importe. Mais la réalité n’est-elle qu’apparence, et la pensée est-elle réalité ? 824 La dialectique, chez BRADLEY, entre apparence et réalité semble se substituer insidieusement à la relation “je” “tu” du dialogue de la prière dans lequel se situe la pensée de ANSELME.

Est-ce un hasard ? Réagissant par d’autres voies, à cette emprise de la vision spéculative grecque sur la révélation chrétienne, la même année que paraissait l’ouvrage de BRADLEY, “appearance and reality”, en 1893, sortait en France, la thèse de “l’action” de BLONDEL. Mais ici l’argument, comme toute l’oeuvre de BLONDEL allait le confirmer, se faisait au nom de la révélation elle-même. L’action est le seul déterminisme incontournable de la condition humaine, dit BLONDEL, elle englobe la pensée. Le Dieu biblique se fait acte, parole, et ne s’enferme pas dans les idées.

On ne sort pas en effet, selon la dominante grecque, pour reprendre l’expression de POPPER, selon “l’ascendant de PLATON”, de cette rupture entre âme et corps complètement renversée par le message biblique. L’enjeu d’un côté, selon l’héritage de PLATON et ARISTOTE, se joue entre idea et physis, entre idéal et réalité, entre ethos et polis, entre éthique, moeurs, et politique.

L’image des deux horloges de GEULINCX est très prémonitoire et révélatrice, elle reprend l’insigne de la dualité grecque. Elle annonce tout l’héritage cartésien. D’un côté, le rationalisme idéaliste, de SPINOZA de LEIBNIZ, de l’autre côté le pragmatisme de l’école anglaise, et plus largement anglo-saxonne, de LOCKE, BERKELEY, HUME, jusqu’à l’utilitarisme de John Stuart MILL, ou l’approche de JAMES puis de Bertrand RUSSELL. Le rationalisme idéaliste regarde la raison, le pragmatisme regarde l’expérience. Entre les deux, l’école phénoménologique, tente la synthèse, de HEGEL à HUSSERL, jusqu’à HABERMAS, ou MERLEAU-PONTY.

Elle semble regarder les deux horloges à la fois; pour tenter de saisir par le phénomène, la raison de leur existence. Mais ainsi ne procède pas la révélation.

Le livre de Ésaïe l’annonce clairement. L’année de la mort du roi Ozias, le prophète a une vision qui va décider de sa vocation prophétique. Il voit, chose pratiquement impensable, dans la perspective de l’ancienne alliance, le Seigneur lui même assis sur un trône.

‘L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé, et les pans de sa robe remplissaient le temple. Des séraphins se tenaient au dessus de lui; ils avaient chacun six ailes: deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se couvraient les pieds, et deux dont ils se servaient pour voler. Ils criaient l’un à l’autre et ils disaient : Saint, saint, saint est l’Éternel des armées! Les portes furent ébranlées dans leurs fondements par la voix qui retentissait, et la maison se remplit de fumée. 825

“Saint, saint, saint, Trois fois saint est le Seigneur. La terre et le ciel sont remplis de sa gloire !” reprendra la liturgie chrétienne. La Gloire de Dieu ne se trouve pas ici à partir de l’observation comme l’heure des deux horloges, mais à partir de la louange. C’est d’ailleurs le texte du prophète Ésaïe dont l’Apocalypse 826 reprend l’exclamation comme pour la répercuter dans le christianisme.

Dieu n’est pas dans l’immanence seule, il n’est pas dans la transcendance seule, il est dans la rencontre de Dieu et l’homme, manifesté en Jésus-Christ. Ce ne sont pas deux horloges qui fonctionnement indépendamment l’une et l’autre, marquant la même heure, mais un mouvement d’amour d’un monde pour l’autre, une invitation au dialogue à la rencontre, à la vie, en découle. Ainsi l’enjeu n’est pas de rétablir la cohérence entre sensible et intelligible à la manière de SOCRATE. De situer alors le mal comme résultant d’une erreur de compréhension, entre théorie et pratique.

Le lien entre terre et ciel a été, selon la Bible, rétabli de façon décisive par l’initiative de Dieu lui-même. Le statut de l’erreur a basculé, il ne résulte plus d’une simple erreur d’appréciation mais est l’effet du péché. Autrement dit l’erreur humaine ne provient pas tant d’une mauvaise lecture de l’heure à l’horloge du sensible, à l’horloge de l’intelligible, que d’une radicale séparation d’avec Dieu. Certes, on peut faire se rejoindre la perspective socratique et le Christ et considérer encore le mal comme une erreur, mais les mots pour le dire, n’auront plus le même sens.

SOCRATE, qui se situait dans une perspective qui ignorait la révélation du péché, ne semblait pas ignorer totalement le “manquement de cible”, qui ne devient péché qu’en fonction de la promesse du salut qui accompagne la révélation biblique. Pour lui, le mal n’était pas une conséquence du péché mais celle d’une erreur théorique se répercutant inéluctablement sur des conséquences pratiques.

‘Si le bien de l’homme c’est son essence, on voit en quoi consistera l’utilitarisme intellectualiste et l’eudémonisme de Socrate. Comment par suite un homme connaissant le bien qui est son bien, pourrait-il sous l’emprise de la passion, vouloir le contraire de son bien ? Le passionné, le vicieux sont des hommes qui ne connaissent pas leur bien, qui n’ont pas en eux même discerné l’essence de l’homme : nul n’est méchant de son plein gré. Réciproquement les vertus sont des sciences; savoir c’est faire. Ce logicisme moral a des effets pratiques. Si la réflexion morale a pour objet de dégager l’homme essentiel, il faut isoler, mettre au point dans un plan subordonné, tout ce qui est l’entourage, sensible et contingent, être capable de le sacrifier dès que l’exige quelque fin plus haute. D’où cet ascétisme, qui rappelle l’ascétisme pythagorique et qui, également présent dans le portrait d’Aristophane et dans celui de Platon, revêt pourtant chez ce dernier une forme remarquablement complexe. Or l’homme essentiel, c’est le Sage, idéal d’humanité dont les écoles postaristotéliciennes, à la suite des écoles socratiques, se proposeront de déterminer la nature et les conditions de réalisation. 827

Antoinette BUTTE, selon la perspective chrétienne, exprime, comme dans un poème non comme une science, cette découverte du péché et du mal comme erreur, il ne peut sans doute être exprimé autrement, une fois l’homme visité par l’Esprit. 828

La relation entre Dieu et l’homme ne part plus de l’homme pour aller vers Dieu comme dans une relation entre théories et pratiques, mais va de Dieu pour aller vers l’homme. Une visitation s’effectue entre gestes et pensées, dans le concret. Une visitation d’une Présence indicible amoureuse “ de la promotion de l’ homme et de la beauté du monde”.

‘O mirabilia Dei -le péché n’est que le Bien mal vécu, la violence une justice qui s’égare, le crime une passion mal aimée, la souffrance, un vital et nécessaire combat, l’épreuve une haute promotion, la mort la porte qui s’ouvre sur une nouvelle aventure. Et tout ceci dans l’englobant d’une inconnaissable et souveraine. Présence à tout, amoureuse de la beauté du monde et de la promotion de l’homme - qui n’a pas de nom - mais qui est Quelqu’un, et que nous nommons Dieu. 829

Si les mots d’Antoinette BUTTE semblent donc redire parfois les mêmes choses que ceux de la philosophie de SOCRATE, ils se revêtent d’un autre sens, ils sont nourris d’une autre profondeur, ils ne supposent pas une extraction du monde, mais appellent à un enracinement dans la réalité, ils sont porteurs d’un autre enjeu, dont l’émerveillement, presque l’extase, tente de rendre compte par ces mots “Mirabilia Dei “.

C’est que, contrairement au monde philosophique dont parla SOCRATE, l’enjeu n’est plus ici, selon la Bible et son héritage, entre cohérence et incohérence, selon une gnose purement théorique, mais entre vie et mort, selon la grâce, le don gratuit.

Le livre de la Genèse parle d’ailleurs de l’arbre de vie, et, comme en écho, il parle encore de l’arbre interdit du jardin d’Éden 830 qui était pourtant bien celui d’une connaissance, mais il s’agissait de celle du bien et du mal.

La révélation de la connaissance du bien et du mal, la révélation de la conscience du péché, aboutit et débouche à la révélation de l’enjeu de la vie et de la mort. Il révèle l’homme selon un trouble puis un apaisement, du péché à la grâce, à l’émergence d’une conscience nouvelle, qui découvre la conscience même du péché comme participante de la grâce.

Et cela , cet enjeu entre vie et mort est présent depuis la chute et le sang de Abel, et plus précisément à chaque étape, dès le commencement du cheminement de l’alliance depuis le déluge dont Noé sauva un reste de la création, depuis Abram et sa rencontre avec Melchisédek jusqu’au sacrifice arrêté d’Isaac, son fils qui justement était celui de la promesse, jusqu’à l’entrée d’Israël dans la terre promise, jusqu’à la croix du Christ.

Notes
818.

ROBIN Léon La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique” Albin Michel Paris 1948 ; (page 282).

819.

ARISTOTE “ Éthique à Nicomaque “ Traduction Jean VOILQUIN Garnier 1965 ; Flammarion Paris 1992 (346 pages) ; (V XI pp 161 à 163 )

820.

Ibidem page 163 (V, XI 8 )

821.

RUSSELL Bertrand “ L’aventure de la pensée occidentale” (” Wisdom of the West “ Rathbone Books Ltd London 1959 pour la version originale) Hachette Paris 1961 ; (page 166). La révolte des paysans en 1381 marque sans doute un peu comme dans la théologie de la libération une confusion des deux royaumes. WYCLIF n’y participa pas.

822.

Ces Pères de la philosophie ne sont pas toujours les mêmes selon les sources.

THALÈS DE MILET, PITTACUS DE MYTILÈNE, BIAS DE PRIÈNE, SOLON, CLÉOBULE DE LINDOS, CHILON DE LACÉDÉMONE et MYSON DE KHÊNÉ, sont ceux que cite PLATON dans Protagoras, (343 ab).

Léon ROBIN explique que si les trois premiers de la liste sont sur tous les catalogues les trois derniers sont souvent en ballottage avec ANACHARSIS et PÉRIANDRE.

PLATON cite surtout leur brièveté laconique : “Connais-toi, toi même. Rien de trop ... “

ROBIN Léon “La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique” Albin Michel Paris 1948 ; op cit. ; (page 26).

823.

DE LATTRE Alain “Geulincx (1624-1669) Seghers Paris 1970 ; (pp 65, 66 ; 180, 181).

824.

In RUSSELL Bertrand “ L’aventure de la pensée occidentale” (” Wisdom of the West “ Rathbone Books Ltd London 1959 pour la version originale) Hachette Paris 1961 ; op . cit ; page 197 pour GEULINCX ; page 290 pour BRADLEY ” Appearance and Reality “ en 1893. Historiquement, la tentative de BRADLEY est précédée par les travaux d’un autre britannique Bernard BOSANQUET ( 1848-1923). ( ”Connaissance et réalité” en 1885). Leur démarche est proche de celle de l’américain Josiah ROYCE (1855/1916) qui publiera en 1896 “ L’Esprit de la philosophie moderne .”

S’inspirant de HEGEL ils tentent de sortir de la virtualité idéologique, au nom d’un rapport au concret.

825.

Ésaïe VI 1 à 4

826.

Apocalypse IV 8

827.

ROBIN Léon La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique” Albin Michel Paris 1948 ; (page 193).

828.

Note connexe numéro 16 adjointe à cette partie : “Unité de la personne et apprendre”

Extraits de : CABALLÉ Antoine op. cit. 1993 ; (pages 87 à 88).

829.

BUTTE Antoinette “Le chant des bien aimés” Édition Oberlin Strasbourg (2° édition ) 1984 ; (page 264).

830.

Genèse II 9 ; Genèse II 17