11 L’obstacle de l’interposition par l’objet, le “magique”

Le Dieu biblique, le Dieu d’Israël ne se représente pas. Il se distingue de la sorte des dieux païens. Cela est présent dès le décalogue.

‘Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que terre. ’ ‘Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point, car moi , l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent et qui fais miséricorde jusqu’en mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements. 924 ’ ‘Vous ne vous ferez point d’idoles, vous ne vous élèverez ni d’image taillée ni de statue, et vous ne placerez dans votre pays aucune pierre ornée de figures, pour vous prosterner devant elles ; car je suis l’Éternel ton Dieu. 925

Évoquons encore l’épisode du veau d’or que fabriqua Aron à la demande du peuple qui s’inquiétait de l’absence de Moïse, lors de la traversée du désert du peuple d’Israël épisode qui se situe juste avant que Moïse ne descendit de la montagne, le mont Sinaï, d’où il devait ramener les tables de la loi. 926

Nous l’avons déjà dit : si l’homme est, bibliquement, à l’image de Dieu, on ne peut, tout aussi bibliquement, réduire Dieu à l’image de l’homme. L’homme, d’images en images, n’en arrive à adorer que moins que l’homme, c’est à dire la bête que nous retrouvons depuis le livre de Job et le Léviathan 927 jusqu’au livre de l’Apocalypse comme étant l’ennemie principale jurée et ultime de Dieu.

Caractéristique de la révélation biblique est cette filiation en quelque sorte inversée de celle qui s’opère en Christ et qui semble constituer l’association aveugle entre technique et magie, illusion et pouvoir, adoration de la bête et disparition de l’intimité personnelle de l’homme au profit d’un monopsychisme tyrannique.

Le livre de l’Apocalypse évoque l’image de la bête, comme étant l’ ennemie de Dieu, dans les derniers temps. 928

‘Puis je vis monter de la terre une autre bête (...) Et elle séduisait les habitants de la terre par les prodiges qui lui étaient donnés d’opérer en présence de la bête, afin que l’image de la bête parlât, et qu’elle fît que tous ceux qui n’adoraient pas l’image de la bête fussent tués. Et elle fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçussent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que personne ne pût acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête, ou le nombre de son nom. 929

Ce texte, presque deux fois millénaires, relève une extraordinaire et fort évidente première convergence avec le modèle systémique informatique, télévisuel, virtuel qui caractérise notre monde contemporain, et son association historique, voire encore à venir ou hypothétique, avec des idéologies totalitaires.

Typiquement biblique est donc cette révélation de la machination terrible et destructrice, qui va de l’homme à la bête, à l’opposé de la filiation que Dieu établit en Christ, de lui-même vers l’homme.

L’homme adorant son image, se rend complice, volontaire ou involontaire, d’une force bestiale qu’il semble faire naître mais qu’il ne maîtrise absolument pas, et qui veut tout soumettre à sa force monopsychique et destructrice, dictatoriale. La logique de l’apparence, de la séduction, de l’image, du pouvoir, procédant du culte de la créature par l’homme, s’oppose à la filiation divine.

De même, l’adoration magique de l’image, celle de la bête, s’oppose à l’adoration de Dieu seul, à la réalité du service.

À la logique de la représentation, logique figée de la mort, s’oppose la foi en la vie, à celle de la haine et de la destruction, de la négation de Dieu et de l’homme, s’oppose la louange, l’amour mutuel et gratuit des enfants de Dieu.

L’image adorée mais fabriquée de l’homme c’est la bête, comme l’image créée en Adam, puis engendrée en Christ, c’est l’homme. Ainsi, nous voyons s’ouvrir un contre chemin, celui de l’antéchrist, qui va à l’encontre de la révélation et qui, des rituels magiques, à l’adoration des prouesses ou prodiges strictement techniques, ou gratuitement spectaculaires, rejoint l’adoration de la bête et de son image, et conduit à l’antéchrist, à la lutte acharnée décisive et dernière devant aboutir à la mort de la bête et à la victoire décisive de la venue du royaume, seule vie en Dieu, seul.

La séduction de l’homme par lui-même, par la bête, au mépris du respect de l’intime et du coeur de l’homme, s’oppose donc à la conversion intime et personnelle, libre de toute pression, de l’homme, opérée par l’esprit de Dieu. La logique du pouvoir et de la séduction s’oppose à celle du service de l’amour, communion au don gratuit, jusqu’à la victoire finale et définitive du Christ.

Jérôme COTTIN, pasteur et théologien réformé, spécialiste de la lecture de l’image religieuse, explique cependant, que, d’après lui, la tradition chrétienne, et particulièrement réformée, a par trop souffert de l’iconoclasme, en partie légitime et décisif des premiers siècles. Il est vrai que l’église primitive à laquelle les réformés se rattachent pratiquement exclusivement se devait en effet de lutter sur deux fronts:

D’une part, les cultes extérieurs, païens, polythéistes, propices au syncrétisme religieux, à vénérer les statues et les représentations divines... D’autre part, l’approche gnostique , qui s’accomplira dans le manichéisme et dont Jérôme COTTIN résume, très synthétiquement, mais de façon intéressante, ainsi, les quatre convictions essentielles et primitives.

‘La gnose est un mouvement religieux non chrétien mais qui a rencontré le christianisme au début de notre ère pour former le gnosticisme non chrétien. Ce mouvement a aussi poursuivi une existence propre pour aboutir au manichéisme. Les thèmes fondamentaux de la gnose sont :’ ‘1/ une théorie de la connaissance qui contient la certitude du salut.’ ‘2/un dualisme entre chair et esprit qui conduit à la dépréciation du cosmos.’ ‘3/un mythe du “Sauveur-Sauvé “’ ‘4/ un mythe de l’ascension de l’âme. 930

L’image chrétienne, écrit-il encore, peut cependant être une prédication, une parole, un enseignement, à la condition qu’elle se dépouille d’elle même, accepte ses propres limites, les signifie en son propre sein, les expose à tous, et les montre, et, qu’elle renvoie ainsi à autre chose, à quelqu’un d’autre, qu’elle-même.

Nous retrouvons de telles caractéristiques, entre autres, dans les icônes orthodoxes, certaines peintures de CHAGALL, certaines représentations à portée catéchètique.

Jérôme COTTIN parle alors d’écriture d’image, d’un Christ évoqué, d’un Christ invoqué, d’un Christ acclamé, comme il existe par ailleurs, des paroles, des récits écrits.

‘L’image peut certes dire Dieu, elle ne peut cependant pas le montrer. Il faut alors qu’elle renvoie à autre chose qu’à elle-même. Et elle doit pour cela en une sorte d’ascèse, partir de la quête de sa propre invisibilité, s’abstraire à elle-même devenir signe. 931

On peut donc dire que de telles images cherchent à témoigner d’autre chose que d’elles-mêmes, témoigner du Christ vivant, de sa médiation exclusive et singulière. Qu’elles renvoient donc à l’adoration du Dieu vivant qu’aucune image justement ne peut contenir.

Il reste que l’ensemble du texte biblique oppose la parole vivante à l’image, et constitue une mise en garde contre la vénération des images. Et Jérôme COTTIN soulève d’ailleurs la question de l’existence de l’image d’un Christ païen. 932

Il reste encore à élucider le sens du mot signe, son contenu. Quel signe est donc le doigt qui montre la lune et dont le célèbre proverbe chinois dit que l’imbécile s’arrête à le regarder ? Cette tentation qui privilégie l’interprétation du signe, le savoir ésotérique sur ce qu’il signale réellement, nous semble parfaitement montrée par le conte de ANDERSEN “Le costume neuf de l’empereur.”

“Le roi est nu “ mais nul n’ose le dire, à l’exception de l’enfant qui démasque la supercherie en fin de conte : cet habit invisible aux imbéciles, n’existait pas. Car si imbécile, cela est une constante de l’esprit humain, nul ne veut le paraître, les pauvres en esprit sont appelés heureux par Jésus dans les béatitudes.

Jean DANIÉLOU (1905-1974), jésuite, cardinal, spécialiste, nous l’avons dit, de l’église judéo-chrétienne des tous premiers siècles, s’est intéressé particulièrement au sens des symboles qui marquèrent l’église primitive. 933

Remarquons comment, sur les terrains embourbés des spéculations déterministes de type astral, ou magiques, des “syncrétismes judéo-chrétiens”, des significations ésotériques, nous trouvons un combat de l’église primitive contre deux types d’hérésies, aux raisons initiales à première vue semble-t-il contraires, mais qui se rejoignent étrangement ici.

D’une part, les ébionites, rationalistes, qui ramenaient le Christ à l’homme et qui prétendaient que Jésus était né de Joseph et Marie, et qui croyaient parallèlement obligatoire la stricte observance de la loi de Moïse. 934

D’autre part, la gnose simonienne qui, depuis et, à partir de Simon le magicien, 935 se fiait aux pratiques magiques et financièrement intéressées des sorciers, devins et guérisseurs. 936

Et nous retrouvons encore cette association, que combattit l’église primitive et face à laquelle elle se constitua en y opposant le mystère de la grâce et de la foi. Association pratiquement objective, entre raison strictement spéculative, visant à enfermer Dieu dans la nature même de cette raison, et magie, strictement convocatrice de la divinité.

C’est cette étrange association entre magie et spéculation strictement rationnelle, qui se manifeste spécialement dans le culte voué à l’image, et qui est une tentative d’interposition à la médiation exclusive et singulière du Christ, telle qu’elle se pose dans le Nouveau Testament.

L’église primitive se constitue en opposition à cette association, en rupture avec elle.

Notes
924.

Exode XX 4 et 5

925.

Lévitique XXVI 1 Deutéronome V 8 ; Deutéronome V 16, 23

926.

Exode XXX II

927.

Job III 8

928.

Apocalypse XIII , XIV , XV

929.

Apocalypse XIII 14 15 16

930.

COTTIN Jérôme “Jésus-Christ en écriture d’images” Labor et fides Paris 1990; page 121, en notes. Jérôme COTTIN relève des liens entre des représentations christiques de taille surhumaine et les écrits gnostiques de HERMAS, “Le pasteur”.

931.

Ibidem page 148

932.

Ibidem . “Un Christ païen ?” Des pages 85 à 93

933.

DANIÉLOU Jean “Les symboles chrétiens primitifs” Seuil Paris 1961 ; (160 pages).

Dans cet ouvrage, le cardinal jésuite s’intéresse au fil des chapitres reprenant différents articles, à la palme et la couronne, la vigne et l’arbre de vie, l’eau vive et le poisson, l’étoile de Jacob et l’étoile du matin de l’Apocalypse, la charrue et la hache, le char d’Élie, le signe du T A V, nom de YHVH, signe de la croix, jusqu’au rapprochement qui ne manqua pas d’être fait entre les douze apôtres et les signes du zodiaque. Il semble ressortir de cet ouvrage que les recherches de type ésotérique sur le texte biblique s’appuyant sur une conception dualiste, tiennent à des influences non directement juives, à l’ Iran, entre autre, des sadocites hébreux de la diaspora. Les images typiquement bibliques sont totalement exemptes de cet arrière fond dualiste, débouchant sur l’initiation ésotérique.

934.

Voir la définition qu’en donne le Littré

935.

Actes VIII op cit Simon voulut acheter le Saint-Esprit.

936.

Ibidem page 135.