12 L’obstacle de l’interposition par l’image ou l’idée, le “virtuel”

Ni la pensée approchant la compréhension du monde et du mystère de la vie, ni l’action humaine, n’échappent aux rapports subtils entre représentation et fait, fait et représentation.

La représentation signifie un regard posé par l’individu sur le fait, son interprétation, sa répercussion, la réception personnelle du fait. C’est dans cet interstice subtil, entre sens et langage, fait et acte, parole et discours, que se situent toutes les tentatives philosophiques ou religieuses d’interprétation du monde.

D’un point de vue philosophique ou religieux, nous oscillons alors entre matérialisme, idéalisme et spiritualisme.

Pour chacun de ces courants les rapports entre représentation et réalité se jouent sur le mode d’une relation de type théorie pratique. La théorie concerne l’approche virtuelle de la réalité, la pratique concerne la concrétisation, la mise à l’épreuve en quelque sorte de cette représentation.

Toutes ces approches supposent, premièrement donc, inéluctablement un rapport à la pratique, à l’essai, à l’expérience, susceptible de modifier les représentations: l’empirisme. La philosophie dite matérialiste privilégie ce premier aspect des choses, celui du pragmatisme, voire, selon le marxisme, celui de la praxis.

Elles supposent toutes encore, secondement, un autre rapport à la théorie tentative de rationalisation de la représentation en termes de concepts. La philosophie dite idéaliste, telle celle de HEGEL, privilégie ce second aspect des choses, celui de l’immanence conceptuelle, la recherche obstinée d’une cohérence représentée.

Elles supposent toutes enfin, et troisièmement, un rapport à la transcendance, la philosophie spiritualiste privilégie alors par l’intuition comme chez BERGSON, ou par la permanence de la référence éthique, la préférabilité inconditionnelle de l’autre, comme chez JANKELEVITCH ou LÉVINAS, cette quête, et, rejoint dès lors, celle des religions, indo-européennes, en tout cas.

Chacun des trois aspects reste donc toujours incontournable, et inéluctablement présent dans toute philosophie, tout langage, toute religion qui se contente souvent, de fait, de privilégier un aspect sur les deux autres. Ces trois dimensions semblent probablement 937 correspondre, en partie du moins, aux trois termes que l’ensemble du texte biblique utilise à son tour comme constitutifs de la nature humaine et qu’elle appelle dans les deux testaments : le corps, l’âme et l’esprit. 938 La ligne de partage, puisque ligne de partage il y a, forcément, entre Bible et controverses philosophiques ou théologiques, est essentiellement à chercher ailleurs, donc.

Elle est d’abord dans le fait que la Bible ne propose pas de partir, voire d’aboutir, ni sur une théorie de l’homme, ni sur une théorie du salut, ni sur une théorie sur Dieu.

Le rapport à la représentation est bibliquement, renversé, inversé, par le mode même de la révélation biblique, nous l’avons déjà souligné. Alphonse MAILLOT, théologien et pasteur réformé, se penchant sur l’Ancien Testament, exprime cette singularité en ces termes :

‘Tout d’abord il s’agit du Dieu d’Israël. Il faut y insister. Dieu est tel qu’Israël l’a compris ou tel qu’il s’est donné à comprendre à Israël. Ensuite on se sent toujours un peu ridicule d’accepter de traiter un sujet pareil: Dieu. Qu’il soit donc clair que je n’entends pas parler sur Dieu, ni même de Dieu, mais de la manière dont je comprends qu’Israël a parlé, et écrit, de Celui qui s’est révélé à lui comme le Seigneur. Il me paraît capital, en outre, de remarquer que ce n’est pas, dans la plupart des cas, Israël qui a cherché Dieu mais l’inverse. C’est Dieu qui intervient soudainement qui fait irruption dans la vie de son peuple. Il se révèle sans pour autant bien dire clairement qui il est, mais ce qu’il fait ou va faire. 939

Cet enseignement dans le dialogue d’une histoire, 940 au quotidien des gestes, à partir d’hommes parfois même peu recommandables 941 en tout cas, pas meilleurs que les autres, mais des hommes à qui Dieu a choisi de parler, et avec qui il a choisi de faire alliance 942 et de marcher, constitue certainement un point d’ancrage de la singularité biblique. Ici, la représentation de Dieu n’existe que pour être renversée, traversée, comme fécondée par la vie.

Ce mouvement inversé de la révélation agit donc, comme cette épée à double tranchant dévoilant les pensées cachées des hommes et que prophétisera Siméon accueillant et bénissant l’enfant Jésus, son père et sa mère, lors de sa présentation au temple, s’adressant à Marie.

‘Voici cet enfant est destiné à amener la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, et à devenir un signe qui provoquera la contradiction, et à toi même une épée te transpercera l’âme, afin que les pensées de beaucoup de coeurs soient dévoilées” 943

Nous retrouvons la prophétie d’Ésaïe à laquelle sans doute les paroles de Siméon se réfèrent.

‘Et il sera un sanctuaire, mais aussi une pierre d’achoppement, un rocher de scandale pour les deux maisons d’ Israël, un filet et un piège pour les habitants de Jérusalem. 944

Nous retrouvons encore les paroles du Christ en Matthieu.

‘Celui qui tombera sur cette pierre s’y brisera, et celui sur qui elle tombera sera écrasé. 945

Nous retrouvons cette phrase du psaume attribué à David reprise à maintes reprises dans le Nouveau Testament.

‘La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l’angle. C’est de l’Éternel que cela est venu. C’est un prodige à nos yeux. 946

Cette pierre rejetée devenue pierre principale, qui fut Israël dans la perspective de l’ancienne alliance, est, pour les premiers chrétiens, et pour l’église d’aujourd’hui, le Christ.

Les représentations sont donc toujours inéluctablement renversées, non par le fait de l’homme mais de part la grâce de Dieu, pour un projet de création nouvelle de salut pour l’homme. C’est ici que les compromis maximalistes, entre fait et représentation, que peuvent constituer, pour revenir à notre typologie initiale, la praxis pour un marxiste et son matérialisme dialectique historique, ne concevant pas la pensée ni l’action en dehors d’un processus révolutionnaire de libération des masses, établi sur des bases théoriques fixes, ou encore la découverte de la parfaite structure explicative dans une perspective idéaliste systémique, ou enfin le détachement pour un moine bouddhiste spiritualiste réalisant son oeuvre, son mandala de sable avec soin et concentration avant de le rejeter dans la mer, exprimant ainsi l’impermanence et la gratuité de l’être, pour une bénédiction, toutes ces réponses sont visitées de manière singulière et sans doute renversées sans ménagement. Ici ce n’est pas ce que l’homme se représente ou ce à quoi il accède par ses efforts qui est porteur de parole mais au contraire ce qu’il rejette surtout comme malgré lui qui est susceptible d’être source de vie.

Notes
937.

Nous employons le verbe “sembler” à escient. Le dialogue, ou parfois les querelles théologiques, ont parfois divisé sur des critères plus théoriques que réellement bibliques, les partisans d’une vision tripartite (âme, corps, esprit) de l’homme et les théologiens dualistes. En fait, les deux clans ne manquent pas d’arguments, mais il est plus adéquat d’enrichir l’intuition des uns par celle des autres, et vice versa.

Pour reprendre la synthèse tirée de l’apôtre Paul : En l ‘homme s’opposent bien deux natures. (I Corinthiens XV 44 ). L’une charnelle ne visant que l’intérêt de sa propre survie, l’autre qui aspire à accomplir sa vocation divine. Il reste que cette tension concerne et traverse tout autant, les rapports au corps, à l’intellect ou l’âme, que l’esprit qui serait le témoin caché et discret de la conscience divine. (I Thessaloniciens V 23 ; Hébreux IV 12)

Sources : Nouveau Dictionnaire Biblique au mot âme. Le Dictionnaire du Nouveau Testament de Xavier Léon DUFOUR..

938.

Rappelons que la langue hébraïque, dans le texte biblique, ne distingue pas vraiment l’âme du corps à la manière des grecs pour qui le corps est image de l’âme immortelle, mais le corps bibliquement est tiré de la terre et de la poussière et reçoit le souffle qui donne la vie.“(Voir TOB note sur Genèse II 7 et 8). Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla à ses narines l’haleine de vie et l’homme devint un être vivant.”

Le corps correspond indirectement à l’hébreu terre ou poussière adamâ ( Genèse II 7 ; Qohéleth XII 7) ; plus directement il correspond au grec sôma.

L’âme correspond à l’hébreu Nephesch au grec psyché.

L’esprit correspond à l’hébreu ruah, et au grec pneuma.

939.

MAILLOT Alphonse “Gros plan sur l’Ancien Testament “ Éditions du Moulin Genève 1987 ; (à la page 51 ).

940.

On peut se reporter à l’évangile de Jean I des versets 26 à 53. L’évangile de Jean décrit dans ces versets six rencontres de Jésus. Avec le baptiste, avec trois des premiers disciples, avec Philippe et enfin Nathanaël. À chaque fois ce qui est mis en lumière est l’intervention de Jésus dans le quotidien des existences. Les confessions de foi toutes personnelles surgissent : on en dénote neuf, dans ce court passage, elles sont l’expression de la personne de la rencontre de la situation.

Jean dira :

“C’est celui qui vient après moi qui est au dessus de moi. Je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers” (verset 27)

Et encore :

“Voici l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde” (verset 29 )

Et encore :

“Après moi vient un homme qui m’a précédé car il était avant moi.” (verset 30)

Et encore :

“ J’ai vu l’esprit descendre du ciel comme une colombe et s’arrêter sur lui. Je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptisé d’eau celui-là m’a dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et s’arrêter, c’est celui qui baptise du Saint-Esprit. “

( versets 32 33 )

Et encore :

“J’ai, vu et j’ai rendu témoignage qu’il est le fils de Dieu” (verset 34)

Puis s’adressant aux deux disciples qui vont désormais suivre Jésus, reprenant ces propres paroles déjà prononcées au verset 29. :“Voilà l’agneau de Dieu” (verset 36)

Ceux -ci diront alors ” Rabbi “ (ce qui signifie maître ” (verset 38)

Plus loin rencontrant Simon “ Nous avons trouvé le Messie (ce qui signifie Christ)“

Plus tard Jésus rencontre Philippe qui rencontre alors Nathanaël. Philippe dira à Nathanaël

” Nous avons trouvé celui de qui Moïse a écrit dans la loi et dont les prophètes ont parlé.”

Nathanaël qui alla vers Jésus fut étonné de ce que Jésus le connaisse (il l’avait vu sous le figuier c’est à dire à l’étude ).

“Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël”

941.

Nous avons déjà cité Jacob usant de ruse et de tromperie pour hériter de la promesse, pourtant béni de Dieu, nous pouvons mentionner bien sûr les frères de Joseph, laissant leur frère pour mort, et trompant Jacob leur père sur ce sujet mais néanmoins pardonnés. Citons encore (dans le livre des Juges XIII à XVI) Samson, Naziréen, c’est à dire consacré à Dieu dès sa naissance, choisi par Dieu pour le servir et délivrer son peuple. Il ne fera pas toujours le choix du service souvent emporté par sa sensualité qui le fit tomber dans les bras de Dalila et dans une certaine vie déliée, avant de se repentir et de retrouver sa force. Il reste que Samson sera cité par Paul comme héros de la foi au même titre que Gédéon, Barak Jephtée, David, Samuel qui vainquirent par la foi des royaumes. (Hébreu XI 32)

942.

Oui c’est bien Dieu qui choisit comme l’illustre évidemment l’histoire de Jonas que nous avons déjà mentionnée. Mais aussi l’ensemble du parcours d’Israël et des prophètes. Moïse sauvé des eaux, (Exode II 1 à 10) l’épisode du choix de David (I Samuel XVI 1 à 12), les paroles adressées à Jérémie (”Avant que je t’eusse formé dans le ventre de te mère, je te connaissais, et avant que tu fusses sorti de son sein, je t’avais consacré, je t’avais établi prophète des nations “ (Jérémie I 4). Ce mystère de l’élection est singulièrement révélateur.

943.

Luc II 34

944.

Ésaïe VIII 15

945.

Matthieu XXI 44

946.

Psaume 118 verset 22 voir Matthieu XXI 42 ; Marc XII 10 ; Luc XX 17 ; Actes IV 11 :; I Pierre II 4 à 7