18 L’obstacle de l’interposition sensuelle

La dimension sensuelle de l’amour est bibliquement, évangéliquement transcendé par l’amour porté à Dieu, le Christ, l’époux, dont l’église est l’épouse. Le mouvement, nous y revenons, est là encore radicalement renversé, inversé : Dieu a aimé le monde au point de donner sa vie pour lui, de se faire l’époux 1075 , comme le Cantique des cantiques déjà dans l’ancienne alliance semblait fortement l’annoncer. Ainsi, est contourné et dénoncé, l’obstacle sensualiste, qui chez les grecs, n’en était justement pas vraiment un.

‘Pour le Grec, l’éducation (...) résidait essentiellement dans les rapports profonds et étroits qui unissaient personnellement un jeune esprit à un aîné qui était à la fois son modèle, son guide et son initiateur, rapports qu’une flambée passionnelle illuminait d’un trouble et chaud reflet.’ ‘L’opinion, et à Sparte, la loi, tenaient l’amant pour moralement responsable du développement de l’aimé : la pédérastie était considérée comme la forme la plus parfaite, la plus belle d’éducation. (...) Le rapport de maître à disciple restera toujours chez les Anciens, quelque chose du type d’amant à aimé ; l’éducation était moins en principe un enseignement, une endoctrination technique, que l’ensemble des soins dépensés pour un ancien plein de tendre sollicitude pour favoriser la croissance d’un cadet brûlant du désir de répondre, en s’en montrant digne, à cet amour. 1076

Au contraire, tout dans la Bible, depuis l’exemple de Sodome et Gomorrhe 1077 , dans le livre de la Genèse, dénonce ces liaisons dénoncées comme étant contre nature. Jean Claude LARCHET, dans l’ouvrage récent Ceci est mon corps 1078 , montre, de manière donc différente de celle des grecs, l’importance dans le mystère de l’incarnation qui est donnée au corps. 1079

Dès lors, puisque ce ne sont plus l’âme, idée abstraite et éternelle, et le corps, qui sont en dualité, selon un modèle grec, où la sensualité corporelle serait éventuellement un médiateur, entre l’idée, seule pure réalité éternelle, et la condition terrestre de l’homme, pure virtualité circonstancielle, pure contingence, mais selon le vocabulaire biblique, la chair de l’hébreu “bâsâr”,ou, plus spécialement dans les lettres Paul, du grec, “sarx “, qui s’oppose à l’esprit, car l’esprit visite le corps et prend chair pour s’incarner, le problème est déplacé, et apparaît alors une exigence, mais surtout une dimension, singulièrement nouvelles, par rapport au modèle grec. Le ciel a donc visité la terre, selon l’expression de Saint BERNARD de CLAIRVAUX, il l’a épousée 1080 . Cela Ésaïe l’avait déjà annoncé : c’est tout le mystère de l’incarnation dont le message chrétien répercute et annonce l’accomplissement en Jésus de Nazareth, le Christ.

‘On ne te nommera plus délaissée, on ne nommera plus la terre désolation; mais on t’appellera mon plaisir en elle, et l’on appellera ta terre épouse ; car l’Éternel met son plaisir en toi, et te terre aura un époux. Comme un jeune homme s’unit à une vierge, ainsi tes fils s’uniront à toi; et comme la fiancée fait la joie de son fiancé, ainsi tu feras la joie de ton Dieu. 1081

Cette exigence et cette dimension singulièrement nouvelles, quant aux relations sensuelles, nées l’une et l’autre de la relation nouvelle entre Dieu et l’homme, époux désormais, dans la nouvelle alliance, l’un de l’autre, selon la communion du Christ, Jean Claude LARCHET l’exprime ainsi :

‘En effet, dans son usage normal, sanctifiée par le sacrement du mariage 1082 , intégrée et transfigurée spirituellement par l’amour des époux, l’union sexuelle, comme tous les autres modes, est transparente à Dieu et réalise à son niveau et analogiquement l’union de Christ et de l’Église (Éphésiens V 20 à 32), accédant ainsi à un sens mystique (Éphésiens V 32). Dans la passion sexuelle au contraire, elle devient un obstacle à la rencontre de Dieu. Elle cesse d’être à un certain plan de l’amour ancré dans l’Esprit et donc, en quelque sorte, d’être un acte spiritualisé, pour devenir un acte purement charnel, replié sur lui même, opaque à toute transcendance. Le plaisir pris comme fin en soi devient pour l’homme un absolu qui exclut Dieu et prend sa place. Par la passion sexuelle, l’homme se fait de la volupté une idole, de même que par la gastrimargie il se faisait une idole de la nourriture.” 1083

Xavier LÉON-DUFOUR 1084 exprime, par une forte synthèse, le déplacement apporté par le Nouveau Testament, et plus particulièrement sensible dans les lettres de Saint Paul. Certes, écrit-il, si, dès l’Ancien Testament, la chair qualifie la condition de la créature devant Dieu, hormis Dieu tout est chair 1085 (...)

‘( ...) Paul a accentué un aspect inconnu de l’Ancien Testament. De soi bonne parce que créée par Dieu, la chair devient cause du péché dans la mesure où elle se “glorifie devant Dieu” 1086 . La chair peut désigner le régime périmé de la loi. 1087 Si Paul vit encore dans la chair, il ne peut plus vivre selon la chair, car ce serait devenir charnel. ’ ‘Paul a systématisé cette présentation à l’aide du couple chair/esprit 1088 : cette opposition ne correspond pas à celle que l’on met souvent entre le corps et l’âme, entre la pureté et l’impureté. Elle orchestre l’opposition terrestre céleste en vertu de la double expérience de l’Esprit-Saint qui est donné aux chrétiens et du péché qui s’est installé dans la chair. 1089 ’ ‘Mais de cette lutte, le croyant sort vainqueur, grâce au Christ qui prenant “ce corps de chair” 1090 est venu dans une chair de condition pécheresse et a condamné le péché dans la chair même. 1091 Vivant dans le Christ, le chrétien a crucifié la chair. 1092

En synthèse donc, Dieu visitant et épousant l’homme, le libère par son Esprit des prisons de la sensualité, il n’annule pas la sensualité, mais en transfigure et sanctifie l’essence, de telle façon, que désormais l’homme est libéré du désir de l’autre, ce désir qui, de Caïn à Abel, d’Ésaü à Jacob, exprime le péché, et débouche sur toute passion fusionnelle, qui, forcément donc, ne saurait préserver en chacun, son coeur vierge singulier, libre et appelé à la liberté 1093 , pour l’époux.

Saint BERNARD l’exprime ainsi.

‘(...) il n’y a que l’amour seul par lequel la créature raisonnable peut en quelque sorte rendre la réciproque à son créateur. ’ ‘(...) Car lorsque Dieu aime, il ne veut pas autre chose qu’être aimé, parce qu’il n’aime pour autre fin que pour être aimé, sachant que ceux qui l’aimeront seront bienheureux par cet amour même. 1094
Notes
1075.

Apocalypse XVIII 23 ; XIX 7 ; XXI 2 ; XXI 9 ; “Et l’Esprit et l’épouse disent : Viens. Et que celui qui entend dise : Viens. Et que celui qui a soif vienne; que celui qui veut prenne de l’eau de la vie gratuitement. “ Apocalypse XXII 17

1076.

MARROU Henri-Irénée “Histoire de l’éducation antique “ Seuil Paris 1948 - 1965 ; ( 6° édition revue et augmentée) ; ( à la page 68). Lire le chapitre “De la pédérastie comme éducation “ ; pages 61 à 73

1077.

Genèse XIII ; Genèse XVIII ; Jude I 7 à 8 ; Romains I 26 ; VII 5 à 7; II Timothée chapitres II et III

1078.

LARCHET Jean Claude “Ceci est mon corps” éditions “La joie de lire” Genève 1996 ; (135 pages).

1079.

Le corps dira même Paul est le temple nouveau de l’esprit. (I Corinthiens VI 19)

1080.

“Pourquoi vous en étonner ? Lui même est devenu comme l’un d’entre nous. Non ce n’est pas assez dire : il est devenu l’un de nous. C’est peu d’être semblable aux hommes : il est homme. Aussi revendique-t-il notre terre : non pas comme son fief, mais comme sa patrie. Pourquoi non ? Il tient de là son épouse et son propre corps;de là vient qu’il soit Époux lui-même, et qu’ils soient deux en une seule chair”. Saint BERNARD de CLAIRVAUX “ Sermons sur le cantique des cantiques” numéro 59

Cité par François BOUSQUET in DUCHESNE Jean (sous la direction de ) “Histoire chrétienne de la littérature” Flammarion Paris 1996 ; (à la page 295).

1081.

Ésaïe LXII 4 à 5

1082.

LARCHET se situe dans le cadre d’une théologie catholique ou orthodoxe, où le mariage est sacrement contrairement à l’usage réformé. Nous gardons ici son expression dont l’ambiguïté théologique ne nous paraît cependant pas un élément central de son argumentation. Sacrement ou pas, le mariage, et la relation entre les époux, selon toutes les différentes théologies chrétiennes, qui se vouent fidélité est d’une toute autre nature bibliquement chacun se l’accorde, que l’adultère ou la dépendance sensuelle qui est toujours dénoncée.

1083.

LARCHET Jean Claude “Ceci est mon corps” éditions “La joie de lire” Genève 1996 ; à la page 87

1084.

DICTIONNAIRE du Nouveau Testament Xavier LÉON-DUFOUR Seuil Paris 1975 ; à la page 158

1085.

Ésaïe XL 6à 8 ; Jérémie XVII 5 ; Ézéchiel X 12 ; Jean I 13 ; I Pierre I 3 ; Romains IV, 1 ; IX 3 , 5 :; I Corinthiens II 5 ; II Corinthiens VII 5 ; XII 7; Galates IV 13 et suivants.

1086.

Jérémie XVII 5 et suivants, I Corinthiens I 29

1087.

Romains VII 5 ; Galates III 3 ; Philippiens III 3 et suivants.

1088.

Romains VIII 4 à 9 ; Galates IV 23, 29 ; V 16,17, 19.

1089.

Romains VII 8 ; Galates IV, 21-31.

1090.

Colossiens I 22

1091.

Romains VIII 3 ; I Pierre IV 1

1092.

Galates V 24 ; I Jean II 16

1093.

Galates V 1 à 13

“Frères, vous avez été appelés à la liberté, seulement ne faîtes pas de cette liberté un prétexte de vivre selon la chair ; mais rendez-vous par la charité, serviteurs les uns des autres.” le verset 13

1094.

BERNARD Saint “Un itinéraire de retour à Dieu “ Textes choisis et présentés par GILSON Étienne Cerf Paris 1963 ; p 206