19 Heuristique et maïeutique traversées, renversées

Le “moment Eurêka “ est repéré par les épistémologistes, mais aussi chez les didacticiens, comme le moment décisif de la découverte, voire de la rupture épistémologique, qui dans toute recherche, tout apprentissage, sépare un temps avant, d’un temps après, par une rupture, voire une révolution des perspectives et des représentations.

La légende attribue à ARCHIMÈDE (- 287 ; -217 ) l’origine de cette expression, lorsque, répondant à une commande du roi de SYRACUSE, HIÉRON, lui demandant si sa couronne était bien en or, il fit la découverte, en prenant son bain, de la notion de poids spécifique et se serait alors élancé tout nu dans la rue, en criant “Eurêka “ ce qui signifiait “ J’ai trouvé”.

Cette légende qui donne à un événement apparemment fortuit ou sans grande dimension, une importance décisive dans la recherche et le processus d’une découverte, se retrouve dans l’anecdote tout aussi fameuse de la pomme du célèbre NEWTON ( 1642 -1727), qui aurait été mis sur la voie de la découverte des lois de l’attraction universelle et de la redécouverte des trois lois de KEPLER ( 1571 - 1630), en voyant tomber une pomme à ses pieds (la légende prétend parfois même que la pomme tombe sur sa tête, mais la légende a parfois mauvaise langue ...).

Qu’en est-il de la conversion ? Dans l’évangile, le fait d’avoir trouvé ne procède pas d’une découverte de ce type, applicable à toutes les circonstances par simple transposition intellectuelle ou pratique d’un principe. Autrement dit, le moment de la conversion, où l’homme trouve Dieu manifesté en Christ, est aussi le moment où il trouve que Dieu le cherche le premier ; cette découverte ne s’assimile pas à une découverte conceptuelle savante (rupture épistémologique) ou même magicienne (rite initiatique), bien que paradoxalement, elle vienne donner sens et un sens autre, à toute vie que traverse cette conscience nouvelle.

Le mystère chrétien n’est donc pas une initiation de type païen, tels les mystères orphiques grecs ou orientaux d’Attis 1095 , d’Isis 1096 , de Cybèle 1097 . Il n’est pas non plus le mystère au sens classique de chose incompréhensible. Il est à la fois compréhensible simplement révélé aux enfants, et incompréhensible c’est à dire incompressible et insondable parfaitement par la vue spéculative. Le mystère chrétien revêt essentiellement les aspects d’une révélation première et exotérique universelle et essentielle ce qui est tout contraire d’une dimension initiatique, opaque ou savante. Saint ANSELME l’exprime plus que tout autre.

‘Comment et pourquoi Dieu est-il et n’est-il pas vu de ceux qui le cherchent.(...) Seigneur mon Dieu, mon formateur et mon réformateur, dis à mon âme qui désire ce que tu es d’autre que ce qu’elle a vu, pour qu’elle voie proprement et qu’elle désire. Elle se tend pour voir plus, et ne voit rien outre ce qu’elle a vu, que ténèbres, il n’en est pas en toi 1098 , mais elle voit qu’elle ne peut plus voir plus, à cause de ses propres ténèbres. Pourquoi ça, Seigneur, pourquoi ça ? Est-ce sa faiblesse qui lui enténèbre l’oeil, ou ton éclair qui le lui éblouit ? Mais certainement c’est à la fois sa petitesse qui l’aveugle et ton immensité qui la submerge. En vérité, c’est à la fois son étroitesse qui l’enserre, et ton ampleur qui la vainc. En effet, qu’elle est grande, la lumière d’où jaillit tout le vrai qui luit à l’esprit rationnel ! Qu’elle est ample, la vérité en qui est vrai tout ce qui est vrai, et hors de qui il n’est que le rien et le faux! 1099

Autrement dit, le mystère de la foi se nourrit du dialogue de la prière que, simultanément, il vient nourrir. La foi connaît déjà donc ce qu’elle ne connaît pas encore, comme elle ne connaît pas encore ce qu’elle connaît pourtant déjà et qui la fait vivre. Elle ne se résout pas dans un théorème mais dans la vie.

La foi n’est donc pas spéculation aveugle, elle se rapproche de l’intuition, on peut dire qu’elle la fait naître. On ne peut en effet imaginer une intuition qui ne repose sur une certaine confiance posée, une certaine foi. Certes, derrière, entre autres, SCHOPENHAUER, ou BERGSON, nous pouvons évoquer que cette intuition est la forme la plus achevée de l’intelligence humaine, et touche également les domaines de la recherche fondamentale humaine scientifique ou autre. Et, donc, tout aussi bien la quête du savant que celle de l’artisan, de l’ouvrier, de l’artiste, ou du technicien.

Il reste que la foi sans contester la dimension incarnée, et l’épreuve de la vérification, de la concrétisation, anticipe par définition, sur toute chose jusque sur l’intuition. Elle vit justement la vérification presque davantage comme une épreuve, que comme une preuve.

‘Le chrétien se sert de la raison pour juger des titres sur lesquels s’appuie la divinité de l’Écriture. Il s’en sert ensuite pour en chercher loyalement le sens. Après quoi, il n’a qu’à accepter le contrôle des faits et des doctrines qu’il y trouve contenus. 1100

Cette définition marque bien que la foi peut parfois, souvent, aller contre l’intuition humaine livrée à elle même. Elle se confie à une dimension autre et extérieure à la psyché de l’homme, la divinité de l’Écriture, son message divin qui révèle le Christ. Son objet n’est donc pas une confirmation effective par les faits d’une intuition théorique. Son projet est de mettre en pratique la parole qu’elle reçoit qu’elle entend de l’annoncer et d’en vivre. La foi est en elle-même la propre preuve de ce qu’elle professe, certes, alors elle ne craint pas la rencontre raisonnée avec le contrôle des faits mais n’en tire pas automatiquement sa source. Elle suppose une réponse libre de l’homme à l’événement, une réponse qu’il devra renouveler sans cesse.

Avec la révélation biblique et la dimension chrétienne de l’accomplissement en Jésus du projet de Dieu, la foi nécessaire et fondatrice de toute démarche naturelle vivante, humaine, cesse d’être une confiance abstraite et aveugle, mais trouve son but et son fondement surnaturels dans l’action la plus naturelle dans le pain partagé chaque jour, pain descendu du ciel, pain de l’eucharistie et de la vie. 1101

La vraie preuve de la foi n’est donc jamais un fait simplement vérifié, telle l’hypothèse de recherche du scientifique, mais c’est la conversion. Conversion qui touche le disciple Thomas, qui voulait voir pour croire. La foi peut, autrement dit encore, non seulement croire sans voir, mais pose toujours le “croire sans voir” comme supérieur à “voir pour croire”. Revenons sur le texte relatant l’expérience de Thomas. 1102

Thomas ne s’est pas non plus écrié “Eurêka “ à la manière de ARCHIMÈDE, mais s’est trouvé confondu, et il a cru. Il s’est écrié “Mon Seigneur et mon Dieu ! “

Autre qu’un déisme qui miserait sur un dieu tout surnaturel, tel un dieu énergie, mais hors de la raison humaine, autre également qu’un théisme gnostique qui, par opposition, cherchant à “cibler “ un dieu, perceptible à partir de la spéculation rationnelle, et les catégories qui s’y rattachent, la révélation faite à Thomas, comme l’ensemble du message biblique ou des évangiles, nous révèle Dieu à partir d’une rencontre de type existentiel qui provoque une conversion.

Dieu se manifeste à la fois comme le Seigneur qui a triomphé de la mort et que Thomas confesse, et comme une personne, la personne de Jésus qu’il a devant lui et qu’il reconnaît. Après cette rencontre, Thomas se trouvera donc être transformé jusque bien sûr sans doute dans ses pensées.

Cependant, ce ne sont pas ses pensées qui seules l’ont conduit au Christ, mais la rencontre avec Christ ressuscité a transformé son incrédulité en espérance, son espérance en certitude, tout son être et sans doute donc aussi ses pensées.

Pour corroborer ce que nous disons, remarquons de nouvelle façon, ce que nous avons déjà souligné : les évangiles n’ont pas retenu dans le canon des écritures, comme inclus à l’intérieur des écritures, de doctrines abstraites, d’enseignements ou de préceptes même de type dogmatiques. Le mot même de dogme est absent de la Bible.

Ainsi, le texte reconnu comme très ancien de la didachè 1103 attribuée traditionnellement aux douze apôtres, et qui semble fortement avoir marqué l’église primitive, ne sera pas, au quatrième siècle, finalement, reconnu comme livre canonique, ni même, non plus, semble-t-il, selon la tradition patristique comme étant l’oeuvre certainement directe des apôtres. Une lecture attentive du texte nous montre par ailleurs que le texte lui-même dit pratiquement de lui-même qu’il n’est pas canonique et il se réfère aux textes inspirés des évangiles pour se justifier.

La didachè présente une série de prescriptions réglementaires atemporelles et décontextualisées d’un autre ton que celui, par exemple, des lettres apostoliques qui s’adressaient à des personnes précises et s’inscrivaient dans le dialogue d’une histoire. L’histoire de l’église naissante. Comme si, donc, tout ceci venait renforcer cette constatation : le caractère heuristique, ne pouvait se jouer entre des hommes qui savent et des autres qui ne savent pas. À l’horizontal.

Point ici de clôture dans une maïeutique, voire une stratégie pédagogique parfaitement maîtrisée, une programmation neuro linguistique, une gestion mentale individuelle, ou interactive selon la dynamique de groupe, mais appel à une communion fraternelle dans un mouvement d’abandon, mouvement de la foi, qui dépasse les uns et les autres et les conduit à aimer comme Dieu aime, selon un amour qui embrase et dépasse les uns et les autres. Amour dont l’Esprit-Saint témoigne.

Notes
1095.

Divinité d’origine phrygienne aimé de Cybèle. Attis parfois assimilé à Adonis est passé chez les grecs dans le cadre des drames mystiques.

1096.

Divinité égyptienne qui ressuscita Osiris. On peut voir bien des points communs avec Orphée et et les rites orphiques qui se tenaient à Eulisis en Grèce. Cette légende nous paraît être le parfait contre-pied de la légende d’Orphée et d’Eurydice. Orphée contrairement à Isis ne parvint pas à ramener du séjour des morts Eurydice, son épouse.

1097.

Cybèle divinité d’origine phrygienne assimilée à Rhéa chez les grecs, personnifiait la force reproductrice de la nature et fut considérée comme la reine des dieux. La réforme, en particulier, a dénoncé dans le culte voué à Marie une recrudescence de ce rite païen.

1098.

I Jean I 5 “La nouvelle que nous avons apprise de lui et que nous vous annonçons, c’est que dieu est lumière et qu’il n’y a pas de ténèbres en lui.”

1099.

ANSELME de Cantorbery “Proslogion” Allocution sur l’existence de Dieu” (traduction et notes de Bernard PAUTRAT.). (Flammarion Paris 1993 ) (texte rédigé en 1077 ou 1078).

Au chapitre quatorze à la page 60.

1100.

Fr. Volkmar REINHARD réformateur allemand (mort en 1812 ), cité par Émile G LÉONARD dans son “Histoire du protestantisme “ PUF 1950-1960 ; à la page 90.

1101.

“Jésus leur dit : “ Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. Mais, je vous l’ai dit, vous m’avez vu, et vous ne me croyez point.” Jean VI 35 36 . Lire tout le passage: Jean VI 32 à 40

1102.

Jean XX 24 à 29 op. cit.

1103.

RORDORF Willy et TUILIER André “La doctrine des douze apôtres -Didachè “ Cerf Paris 1978 ; (226 pages).

Ce texte est habituellement situé aux alentours de l’an 90. (VOELTZEL René “L’enfant et son éducation dans la Bible” Beauchesne Paris 1973 ; page 99).