De Babel à Pentecôte

Babel s’oppose à Pentecôte, au sens chrétien, comme cela est maintes fois souligné. Cependant, dès l’ancienne alliance, dès le judaïsme biblique, la fête de la Pentecôte,”Shavuot” célébrée en judaïsme encore aujourd’hui, sept semaines après la Pessah (Pâque), nous semble être une réponse à une “amnésie organisée” dont Babel serait la figure. Cette fête qui rappelle encore aujourd’hui la promulgation de la loi de Moïse au Sinaï, 1435 d’une certaine façon, est déjà à l’opposé de la “mémoire impossible” de Babel puisqu’elle rappelle l’intervention directe de Dieu dans la langue des hommes, puisque la loi révélée au Sinaï, comme toute la Torah, dont le mot signifie également enseignement, est pour les juifs, la parole même de Dieu, adressée et enseignée aux hommes. L’enseignement de Dieu, parole de Dieu, s’oppose aux tentatives des hommes pour savoir, construire, mettre en image, par eux-mêmes, seulement d’eux-mêmes, à partir d’eux-mêmes seulement, qui est Dieu. Éva TANGER rappelle que, pour la tradition juive, ce qui caractérise l’homme, est le fait qu’il parle et non pas qu’il tente de s’approcher de Dieu :

En hébreu, ce qui caractérise l’homme, ce n’est ni la station debout, ni le fait qu’il pense mais sa situation de sujet qui parle. Il est M e D a B e R , un être parlant, et non un M e KH a CH e V , un être pensant qui est la traduction hébraïque du mot ordinateur. Enfin, il faut signaler la proximité sémantique maintes fois soulignée et commentée avec la racine du mot M i D a B e R , le désert. 1436

La parole, comme la conscience de la nécessité de la parole, se lient certainement à la conscience du désert, à la conscience de la solitude, d’où naissent, en simultané, la conscience de soi et celle de Dieu, la conscience de la distance qui séparent l’un et l’autre, comme la conscience de la grâce du dialogue, lui-même rendu possible par le don gratuit de Dieu qui se fait proche, la grâce d’une rencontre qui change tout et qui ouvre un avenir, à partir de la disponibilité humaine à se laisser aimer. Comme la dispersion de Babel, bénédiction pour l’homme, rappelle que l’initiative et l’origine de la vie sont divines. Comme la longue traversée du désert conduira le peuple hébreu jusqu’à la terre promise. Comme Jean-Baptiste prêchant dans le désert, voix qui crie dans le désert, annonce celui qui vient et qui a les paroles de la vie éternelle, le Christ. Comme le Christ lui-même, précède son ministère d’un temps de désert où la tentation s’approche de lui. Le désert rappelle donc que la création nouvelle n’est pas entée sur l’amnésie de Babel mais sur l’anamnèse, la mémoire d’Israël. C’est cette conscience du désert, de la dispersion, comme point de départ de la rencontre avec Dieu, du don de la parole, à l’initiative de Dieu, qui aujourd’hui encore relie la fête de la Chavouot juive à celle de la Pentecôte chrétienne.

Lorsque les rabbins, vers le second siècle, rapprochèrent cette fête du don de la Torah, au mont Sinaï, ils renforcèrent la similitude. En ce sens, les deux lectures bibliques, la juive et la chrétienne, se joignent pour s’opposer à la tentative de Babel. Mais la différence se marque aussitôt, à partir de cette similitude posée, et nous retrouvons tout l’argument des épîtres de Paul. D’un côté, l’aboutissement de la révélation, est la loi, en judaïsme, de l’autre côté, en chrétienté, l’aboutissement en est le don gratuit de l’Esprit, sans plus de protocole, ni plus de règle contraignante, que la seule et déterminante rencontre avec Dieu pour le coeur qui le demande, le coeur humble de l’humilié, du faible.

Nous pourrions reprendre ici, pour opposer Babel à Pentecôte, les même types d’oppositions que ceux que nous avions saisis précédemment entre Noé et Babel. Visiblement, l’opposition entre Babel et Pentecôte est d’autant plus radicale qu’elle contient, comme nous venons de le suggérer de par le continuum de l’alliance, entre Noé et Pentecôte, toutes celles déjà soulignées, entre Noé et Babel. Cependant le don de l’Esprit-Saint à la Pentecôte allant de Dieu vers l’homme, va transporter celui-ci gratuitement, vers le ciel. Va dès lors se radicaliser encore l’affrontement, entre l’entreprise collectiviste babylonienne et la singulière grâce divine qui touche au coeur singulier pour le conduire à la communion au don de l’amour gratuit, et à la vie en corps d’église, en Christ.

Il reste alors que, de l’un à l’autre, de la lecture juive à l’expression chrétienne, il existe comme un continuum, une réponse, peut-être même comme un appel, une invitation cachée, au dialogue des mémoires, à l’inverse de l’amnésie de Babel. Un exemple fort de ce que nous venons d’affirmer, est dans l’homologie que nous pouvons trouver, non seulement entre Chavouot et Pentecôte, mais aussi entre les cinq fêtes donnant lieu à la lecture de chacun des livres bibliques des Cinq Rouleaux, chez les juifs, d’une part, et l’expression de l’espérance chrétienne, dont Pentecôte fut le commencement, chez les chrétiens, d’autre part.

La fête de Tichah be-Av (neuvième jour de Av), commémore, depuis l’origine, la destruction du premier Temple, sous Nabuchodonosor, en 586 avant Jésus-Christ. Cette destruction s’est produite, dans des jours proches du neuvième jour de Av, entre le septième et le dixième jour du mois, selon la Bible 1437 . On y commémora également plus tard, la destruction du second Temple par les légions romaines de TITUS, en 70 après Jésus-Christ, qui, comme semble le souligner FLAVIUS JOSÈPHE, 1438 et comme le suppose la tradition rabbinique, semble-t-il sur ce point unanime, se produisit, sans doute, également, le dixième jour de ce même mois.

Ce jour est donc un jour de jeûne, en judaïsme, ce jeûne est même respecté pendant trois semaines dans certaines communautés, à partir de Chivah assar be-Tammouz, le dix-septième jour de Tammouz, qui commémore la première brèche des troupes babyloniennes, puis, plus tard, des troupes romaines, dans la muraille extérieure de Jérusalem. 1439 On y lit le livre des Lamentations, qui évoque de manière poétique et émouvante, la destruction de Jérusalem et du premier temple. À cette fête, les différentes communautés juives associent d’autres déboires rencontrés en cette date particulièrement marquée négativement pour l’ensemble du peuple.

‘Le 9 Av est associé à maintes périodes noires de l’histoire juive. En 135, après Jésus-Christ, Betar dernière forteresse de Bar Kokhba, fut vaincue, par les légions d’Hadrien. D’après la tradition cela se produisit le jour de Tichah be-Av. Le 18 Juillet 1290 qui coïncida avec le jeûne de Av, Édouard premier signa l’Édit bannissant tous les juifs d’Angleterre. Une autre relation fut établie lors de l’expulsion d’Espagne, le dernier juif pratiquant ayant quitté l’Espagne quatre jours auparavant. Ainsi, par coïncidence ou a dessein, Tichah be-Av devint la date la plus sombre du calendrier juif, synonyme d’oppression et d’exil. 1440

Cette fête de Tichah be-Av marque donc le temps sans doute nécessaire du désert et de la persécution, ce temps qui suit la dispersion du peuple juif, comme jadis les temps du désert de la solitude et de la non-communication, suivirent la dispersion de Babel ... elle semble rejoindre, et précéder, comme étant son pendant en judaïsme, la commémoration chrétienne du Vendredi saint, de la mort, du Christ, de la dispersion des disciples qui s’en suivit.

Le livre du Cantique des cantiques, lu à la synagogue à Pessah, renforce encore le lien chrisitque et messianique entre la Pessah, la Pâque juive, et la résurrection du Christ, 1441 mais aussi la Pentecôte et la naissance l’église. Ce livre, poème d’amour, ne préfigure-t-il pas, pour le chrétien, la relation d’amour entre Dieu et l’homme, entre le Fils et l’église, que l’évangile décrit comme la relation amoureuse, de l’époux à l’épouse ?

Le livre de Ruth, lu à Shavuot, raconte la direction providentielle donnée par Dieu dans la vie et les aventures d’une famille israélite, en exil. Ruth la moabite, non juive, entre dans la lignée de la promesse, après la mort de son mari, Machlon, en suivant, par attachement d’affection, sa belle mère Naomi, veuve elle aussi, jusqu’à Bethléem, dans la maison de Juda, où elle trouvera un mari, Boaz, parent de son beau père, Éliméléc, décédé ... De Ruth, viendra la postérité de David, elle enfanta Obed, père d’Isaï, père de David. Ce livre, en plus du rappel de la Pentecôte qu’évoque sa lecture à Shavuot, et la présence de cette étrangère dans la lignée de Jacob, n’évoque-t-il pas, pour un chrétien, Noël, comme l’alliance nouvelle avec tous les peuples, la Bonne Nouvelle pour tous les hommes ?

Le livre du Qohèlet, l’Ecclésiaste, lu à Soukkot, la fête des tentes, n’évoque -t-il pas, quant à lui, la distance entre l’homme et Dieu, la petitesse de l’homme, et donc la grâce de Dieu ... rejoignant ainsi l’expérience des disciples, au soir du Golgotha ... La nécessaire et finalement fortifiante précarité de la condition humaine, et du croyant, l’invite à la vie par la foi seul ?

La lecture, pour cette même fête de Soukkot, du chapitre quatorze du livre de Zacharie invite à l’espérance d’un monde nouveau ... ce livre se termine d’ailleurs ainsi évoquant, pour tout chrétien, l’épisode des marchands chassés du Temple ... par Jésus. 1442

‘Et il n’y aura plus de marchands dans la maison de l’Éternel des armées, en ce jour là. 1443

Enfin , le livre d’Esther lu à Pourim, marque toute la différence entre l’héroïne juive, qui sauve son peuple et, par exemple, un personnage qui semble jouer un rôle presque semblable dans la mythologie : Électre. Le personnage d’Électre, en effet, dans la mythologie grecque, symbolise la haine justicière, et, qui au nom de l’amour filial et du lien du sang, cherchera, jusqu’à parvenir à ses fins, la mort des fautifs de la mort de ses proches. Cette soif absolue de vengeance, de Joseph à Samson, de Jonas à Esther, est absente, sinon de la pensée des personnages bibliques que Dieu élit, et qui restent des hommes et des femmes de sang et de chair, traversés de passions humaines, mais, du moins, très clairement, de la volonté qu’a pour eux le Dieu qui les enseigne. Dès l’Ancien Testament, la rétribution finale n’appartient pas à l’homme, elle ne vient que de Dieu Tout Autre, et non réductible aux passions humaines. 1444 Au contraire d’Électre 1445 , Esther ne cherche pas à faire mourir quiconque, mais à sauver son peuple. Ici, Esther provoque le renversement de situation qui, d’une mort programmée pour Israël, va basculer radicalement, pour faire naître, au contraire, une source d’espérance. Comment ne pas entendre, pour un chrétien, comme en écho, le renversement dans l’ordre des choses que chante le cantique de Marie, et qu’annoncent les paroles de Jésus lorsqu’il dit que des premiers seront derniers et que les derniers seront premiers ? 1446

Le délire de Babel voulait réduire Dieu à une projection de l’homme, le résultat ne se fit pas attendre, dispersion et amnésie ... Le projet biblique, au contraire, va de Dieu vers l’homme, c’est Dieu qui se projette en l’homme qu’il élit pour faire connaître et aimer son plan de salut. Dès lors, l’appel est à la mémoire renouvelée, et des liens d’amitié et de communion se tissent entre les hommes, prémices du règne qui vient.

Notes
1435.

Rappelons que ce second sens de la fête ne fut donné que tardivement en judaïsme (entre le premier et le deuxième siècle avant Jésus-Christ ?). Il postule que la loi au Sinaï fut donnée à Moïse cinquante jours après la Pessah. Ce que ne mentionne pas vraiment le texte biblique. (Exode XIX 1 à 16). Il considère la loi comme l’aboutissement, ou le point culminant du don de Dieu, dont la sortie d’Égypte marque la première étape.

1436.

TANGER Éva “La promesse éducative : de la volonté de former au désir d’apprendre “ mémoire en DEA en sciences de l’éducation 1994/1995. Jury : René KAÈS Philippe MEIRIEU. Université Louis Lumière Lyon 2 1994 1995; in 1 ère Partie; (à la page 31).

1437.

II Rois XXV 8 à 9 donne la date du septième jour; Jérémie LII 12 à 13 donne la date du dixième jour. La Bible ne mentionne donc pas la date du 9. D’après le Talmud (Taanit 29 a ; cité par : ”DICTIONNAIRE encyclopédique du judaïsme “), l’ennemi entra dans le saint lieu, le 7, il attaqua le bâtiment, le 8, il déclara l’incendie le 9, et le temple, fut détruit totalement le 10. D’où l’importance de cette date du neuvième jour, où l’incendie, semble-t-il, se déclara.

1438.

Guerre (VI 248 - 250 ).

1439.

La période qui sépare le dix-septième jour de Tammouz du neuvième jour de Av est appelé les trois semaines, les neuf jours de Av, sont appelés, les neuf jours, et marquent souvent une intensification du jeûne, surtout en judaïsme achkhenaze. Il s’agit d’une période d’affliction.

Les textes bibliques (II Rois XXV, et Jérémie LII ) datent les événements de la première brèche des troupes babyloniennes dans les remparts extérieurs de Jérusalem, du neuvième jour du quatrième mois. À l’origine donc, le jeûne devait durer depuis le neuvième jour de Tammouz, pendant pratiquement un mois. Il semble cependant, d’après FLAVIUS JOSÈPHE, que lors de la destruction du second Temple, la brèche extérieure fut ouverte le dix-septième jour de Tammouz, la tradition juive s’appuie en tout cas sur cette date.

La tradition juive associe cette date à des événements malheureux entre autres :

-Les tables de la loi brisées par Moïse, lors du péché du veau d’or ...

-La profanation du Sanctuaire par le païen APOSTAMOS qui y introduisit une idole et brûla un rouleau de la loi (Taanit IV 6)

-C’est ce jour là que prirent fin des offrandes rituelles au Temple lors de la destruction du second Temple.

Notre source principale : ”DICTIONNAIRE encyclopédique du judaïsme “

1440.

”DICTIONNAIRE encyclopédique du judaïsme “ Publié sous la direction de Geoffrey WIGODER “The encyclopedia of judaïsm “ (1989) ; adapté en Français sous la direction de Sylvie Anne GOLDBERG avec la collaboration de Véronique GILLET, Arnaud SÉRANDOUR, Gabriel Raphaël VEYRET ; Cerf Robert Laffont Paris 1996 ; ( page 102).

1441.

Cette lecture renforce l’idée que la fête en judaïsme de Pessah n’est pas seulement la mémoire d’une délivrance passée, mais aussi l’espérance d’une délivrance à venir.

1442.

Matthieu XXI 10 à 16 ; Marc XI 11 ; Marc XI 15 à 18 ; Luc XIX 45 à 48 ; Jean II 13 à 17.

1443.

Zacharie XIV 21 b

1444.

Deutéronome VII 10 ; Deutéronome XXXII 35 ; Psaume XXX V 1 à 4 ; Osée IX 7 ; Ésaïe LXI 2 . Jérémie LI 36.

1445.

GIRAUDOUX Jean “Electre “ Grasset Paris 1937 ; L.G.F. Paris 1987 ; (177 pages). La version de GIRAUDOUX (1882-19944 ), qui est une visitation nouvelle des chefs d’oeuvre du même nom de SOPHOCLE et EURIPIDE, se référant encore à la trilogie de l’Orestie d’ÉSCHYLE, tente de situer nouvellement la tragédie dans un cadre qui rappelle les combats idéologiques et politiques de l’époque contemporaine : les drames socio-politiques du début du XX° siècle. Les combats idéologiques s’y trouvent, dès lors, comme réduits à des querelles fatales, passionnelles, charnelles et humaines. Nul fatalisme, au contraire, dans le livre d’Esther, où, comme dans l’ensemble du texte biblique, la “machine “ tragique grecque est absente.

1446.

Luc I 51 à 55 (pour le cantique de Marie ).

Matthieu XIX 30 ; Matthieu XX 16 ; Marc IX 35 ; Marc X 31 ; Luc XIII 30 (pour les paroles de Jésus).