3 Une pédagogie de la loi

Grâce de la foi, foi en la grâce

Deux notions, telles deux constantes, sont communes au judaïsme, au christianisme, en dépit des deux lectures d’un même texte fondateur, parfois certes, le plus souvent même, ponctuellement convergentes lorsqu’il peut s’agir d’entendre la leçon historique d’un passage, mais globalement, plus profondément, assez largement divergentes, pour qu’elles débouchent sur deux positions historiquement sinon opposées, du moins divergentes, quant à l’interprétation, et l’appréciation, du ministère du Christ : ce sont, nous semble-t-il, la grâce et la foi. Certes, l’acception même de chacun des deux mots, diverge quelque peu, ou même beaucoup, de part et d’autre, comme à l’intérieur même de chacune des deux religions. Mais, pour chacune des deux lectures du même texte fondateur, nous retrouvons leur présence centrale, qui se retrouve évidemment dans le texte biblique lui-même.

Le mouvement de la grâce (hèn en hébreu signifie se pencher favorablement vers quelqu’un)est toujours premièrement mouvement de Dieu vers l’homme. La grâce, dans l’alliance, se traduit en hébreu par hésèd qui ajoute encore la notion de fidélité de Dieu, à sa promesse, à sa parole.

L’action de grâce, après le repas, au cours duquel du pain a été consommé, se nomme “berkhat ha-mazon “ et signifie que l’homme rend à Dieu la grâce qu’il a reçue de Lui.

Ce fut cette action de grâce du Christ qui annonça la multiplication des pains, 1504 ou encore lors du repas de la cène, annonça l’institution par Jésus d’une nouvelle alliance. 1505 Ce fut même à ce signe que les deux disciples le reconnurent à Emmaüs, après sa résurrection et avant son ascension. 1506

En grec, le mot kharis appartient surtout au langage théologique de Paul qui le cite cent fois sur les cent-cinquante occurrences dans le Nouveau Testament. Ce mot grec est apparenté à khara qui signifie joie. Le mot latin gratia 1507 qui donna le mot grâce, appuyant sur la notion de gratuité en opposition à l’idée d’une rétribution due, ou encore méritée, monnayée, marchandée, découle presque logiquement de ce mouvement d’une notion biblique centrale. La loi, elle-même, est un fruit de la grâce de Dieu, une manifestation de celle-ci.

L’épisode qui rend compte du don des tables de la loi à Moïse est particulièrement significatif à ce sujet. Moïse descend du Sinaï avec les deux tables du Témoignage. Pendant son absence, dans le désert, qui a duré quarante jours, le croyant probablement mort, sous l’instigation de Aaron, le peuple a fabriqué un veau d’or, pour lui rendre un culte.

Devant le spectacle de l’infidélité du peuple, Moïse, de colère, a brisé les premières tables de la loi écrites pourtant de la main même de Dieu. Il fait brûler le veau d’or et contraint le peuple à boire de l’eau mêlée aux cendres de sa crémation. Puis il ordonne aux lévites de passer par l’épée les proches de leur famille. On dénombre 3000 morts. Alors, Moïse implore encore la grâce de l’Éternel et il demande à Dieu de considérer toujours cette nation comme son peuple. Il intercède alors comme le fit Abraham pour Sodome et Gomorrhe

Il rappelle alors à Dieu ses promesses. 1508 Dieu lui répond :

‘Je te ferai ce que tu me demandes car tu as trouvé grâce à mes yeux, et je te connais par ton nom. ’ ‘Moïse dit : Fais-moi voir ta gloire.’ ‘L’Éternel dit : Je ferai passer devant toi toute ma bonté et je proclamerai devant toi, le nom de l’Éternel. Je fais grâce à qui je fais grâce, et miséricorde, à qui je fais miséricorde.’ ‘L’Éternel dit : Tu ne pourras voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre. L’Éternel dit : Voici un lieu près de moi; tu te tiendras sur le rocher. Quand ma gloire passera, je te mettrai dans un creux de rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que j’aie passé.’ ‘Et lorsque je retournerai ma main, tu me verras par derrière, mais ma face ne pourra être vue. L’Éternel dit à Moïse : Taille deux tables de pierre comme les premières, et j’y écrirai les paroles qui étaient dans les premières que tu as brisées. 1509

La loi est donc révélée au coeur d’un étrange dialogue, entre fidélité et infidélité du peuple, et peut-être même fidélité et infidélité de Moïse. La loi est révélatrice, dès lors, du péché de l’homme, comme c’est une constante des lettres de Paul, de le rappeler. 1510 Mais, en même temps, la même loi est fruit d’une grâce et annonciatrice de la grâce parfaite qui, du point de vue chrétien, aboutit à Jésus-Christ en qui elle prend source 1511 . Jésus est le don parfait et unique, par Dieu devenu Père, de son propre fils, pour le salut et la rédemption de tous, dans la création nouvelle.

Remarquons aussitôt comment la part de l’homme est intégralement prise en compte, dans et par la grâce divine. Le dialogue, entre Moïse et YHVH, l’illustre, comme jadis, le dialogue entre Abraham et YHVH, pour Sodome et Gomorrhe. 1512 La colère de Moïse lorsqu’il ordonne, au nom du Seigneur, aux fils de Lévi, d’exterminer les infidèles, rappelle certes celle que le texte mentionne comme étant celle de l’Éternel. Mais Moïse ne dépasse-t-il pas le projet de Dieu lui-même lorsqu’il ordonne le massacre d’une partie du peuple ? On peut le penser, non seulement lorsque nous connaissons la suite de la révélation divine, son projet d’amour manifesté en Christ, mais en lisant le texte lui-même, qui met à ce moment précis en scène Moïse qui parle au nom du Seigneur, sans que rien ne mentionne que le Seigneur lui parle. Moïse est donc une sorte de médiateur entre Dieu le le peuple. Mais Moïse est un médiateur qui laisse transparaître, comme malgré lui, quelque chose de lui-même. Il reste a contrario que l’engagement de Moïse dans la participation à la grâce divine est plus effectif que ne le fut celui d’Abraham. Abraham se contenta, si l’on peut dire, de monnayer à partir d’un nombre décroissant de justes dans la ville, la clémence de Dieu ; il commença par proposer le nombre de cinquante et il descendit jusqu’à dix justes, trouvant à chaque fois une réponse favorable de l’Éternel. Si dix justes sont au milieu de la ville, l’Éternel ne la frappera point. Dix justes ne seront malheureusement pas trouvés. Avec Moïse, le cheminement de l’alliance s’est poursuivi. Moïse ira jusqu’à proposer sa propre vie en rançon, précédant, en quelque sorte, le ministère du Christ.

‘Moïse retourna vers l’Éternel : Ah ! ce peuple a commis un grand péché, ils se sont fait un dieu d’or. Pardonne maintenant leur péché. Sinon efface-moi de ton livre que tu as écrit. L’Éternel dit : C’est celui qui a péché contre moi que j’effacerai de mon livre. Va donc, conduis le peuple où je t’ai dit. Voici mon ange marchera devant toi, mais au jour de ma vengeance, je les punirai de leur péché. 1513

Mais, alors qu’Abraham n’obtint pas la survie de Sodome et Gomorrhe, Moïse obtient un sursis pour le peuple, qui sera cependant partiellement puni : le peuple sera en partie exterminé par divers fléaux en chemin : la terre promise ne sera donnée qu’à sa descendance.Il nous semble que ce moment est effectivement décisif, puisque, la deuxième fois, bien que dictées par Dieu, les tables seront écrites, nous dit le texte, à la fois par la main de Moïse, et l’oeuvre de Dieu, et non plus, si nous lisons attentivement le texte, exclusivement par le doigt de Dieu, comme ce fut le cas pour les premières tables. 1514 Nous voyons, par cet exemple, comment la part de l’homme est progressivement, à chaque étape, plus engagée et prise en compte, dans sa participation au dialogue et à la grâce divine, jusqu’à la Koinônia, en Christ, communion d’église qui se fait autour du mystère du sacrifice et de la croix.

Notes
1504.

Matthieu XIV 19 ; Marc VI 41 ; Jean VI 11 ; Jean VI 23 ; Matthieu XV 36; Marc VIII 6 à 7

1505.

Matthieu XXVI 26 et 27; Marc XIV 22 et 23 ; Luc XXII 17 et 19

1506.

Luc XXIV 30 et 31

1507.

Pour l’étymologie, nous nous sommes référés à DICTIONNAIRE du Nouveau Testament Xavier LÉON-DUFOUR Seuil Paris 1975 ; (à la page 278 ).

1508.

Exode XXXI 18 à XXX IV

1509.

On en trouve la notion dès le livre de l’Exode XXXIII 19 à XXXIV à 1

1510.

L’épître aux romains est très explicite à ce sujet, spécialement les chapitre trois, quatre et cinq.

1511.

Jean IV 14 ; Colossiens I 8 ; Apocalypse I 8

1512.

Genèse XVIII 20 à 33 op. cit.

1513.

Exode XXXII 30 à 35

1514.

On peut ici comparer les deux passages :

- Concernant les premières tables : Exode XXXI 18 : “(... ) tables de pierre écrites du doigt de Dieu”.

-Concernant les secondes tables : Exode XXXIV 27 À 28 “ L’Éternel dit à Moïse : Écris es paroles; car c’est conformément à ces paroles que je traite alliance avec toi et avec Israël. Moïse fut là avec l’Éternel quarante jours et quarante nuits, il ne but point d’eau. Et l’Éternel écrivit sur les tables les paroles de l’alliance, les dix paroles.”