L’élection et l’invitation : une exhortation vers une communion

Avant tout développement ultérieur il faut souligner, dans le développement de la révélation biblique le principe d’élection, au sens biblique du terme. Ce principe est aux antipodes d’une programmation.

La programmation et l’élection sont déjà par nature des notions opposées. On pourrait, pour distinguer entre elles, se contenter d’une distinction concernant le destinataire de chacune de celles-ci. On programmerait, en principe, un objet, une machine. On élirait, en principe, un être, un serviteur, un ami, voire un alter-ego. L’élection supposerait, en principe, presque toujours, une réponse libre, comme celle de l’adhésion de la vie d’un homme. La programmation ne supposerait jamais rien qu’une réaction mécanique, sinon forcément univoque, du moins humainement prévisible, que seuls, un incident, ou, une erreur de calcul théorique, voire une erreur de manipulation, pourraient venir contrarier, détourner de son but. Cette distinction est de type grec.

Mais l’élection biblique accentue encore cette distinction pratiquement naturelle sémantique et étymologique, entre les deux termes, et y ajoute une force nouvelle en centrant l’opposition sur celui qui en prend l’initiative, l’initiateur de l’acte. La différence désormais plus fondamentale, plus décisive et plus profonde ne concerne donc pas seulement le destinataire : là l’objet, ici la personne vivante. On pourrait d’ailleurs, à partir d’une telle opposition, imaginer, certes, a contrario cependant de tout le sens du message biblique, à la limite, qu’une élection pût ne concerner que l’objet inerte, et à l’inverse, qu’une programmation pût ne concerner qu’un être, mais un être forcément mécanique ayant les apparences de la vie. La différence la plus profonde et essentielle introduite par la Bible est celle de l’initiateur même de l’acte : là l’homme, ici Dieu.

Car, si tout dans la Bible ne cesse d’exhorter à se défier des objets inertes, qui ne sont jamais dès lors que des idoles construites de mains d’homme et qui ne peuvent donner la vie puisqu’elles n’ont pas la vie, pour se confier en YHVH, vivant et incréé, insaisissable et créateur de l’homme et de toute existence, la différence de qualité concernant le destinataire de la confiance humaine n’est qu’une conséquence de cette distinction bien plus fondamentale et décisive concernant l’initiateur de l’acte .

La programmation prend source et se clôt dans la psyché où l’interrogation existentielle s‘abstrait momentanément du présent et de ses contingences pour envisager un futur. La programmation dès lors, fournit, à partir d’elle-même, ce qui constituera sa propre mesure référentielle et évaluative.

À l’opposé, l’élection biblique est d’initiative divine, elle ouvre la psyché au souffle de la vie. Elle provoque des ruptures insoupçonnables, un chemin disponible et ouvert à l’aventure de l’histoire, chemin non programmable, inattendu, fait de renouvellements successifs, dans un cheminement, comme le miracle déjà évoqué, qui fit passer Pinocchio du statut de simple marionnette à fil, à celui de marionnette autonome, de celui de marionnette autonome à celui d’être de chair.

Ces transformations là ne pouvaient provenir de l’initiative humaine que symbolise Gepetto, elle sont d’essence divine, symbolisée par la fée. Dans le mouvement de l’élection biblique, l’initiative première est de Dieu. S’il en allait autrement d’ailleurs, il ne saurait y avoir de grâce, mais seulement mérites de l’homme. Cependant, le dialogue, l’enseignement, la prière, sont au centre de ce grand mystère biblique de l’élection. L’élection est bien le mode de rencontre privilégié entre YHVH et l’homme, nous pourrions dire le mode d’action de la parole divine au milieu des hommes. Ce mystère, au sens biblique de l’élection, ne se départit jamais d’une libre invitation à laquelle, à chaque instant, l’homme peut répondre par la négative ou l’affirmative, par la confiance ou la défiance.

L’histoire de Samson, relatée dans le livre des juges, 1515 en constitue une illustration des plus marquantes. Bien qu’élu de Dieu, depuis sa conception, Samson en se montrera pas toujours fidèle à sa mission, victime surtout de sa sensualité, ce qui provoquera son propre malheur et celui de son peuple. Les livres de Jonas ou Job sont aussi fortement marqués par ce dialogue initial, auquel ils ne cessent l’un et l’autre de se référer. On retrouve cette même dimension avec, entre autres, Jacob à Péniel, 1516 Moïse à Mériba 1517 , David devant Nathan. 1518 Nous la retrouvons encore de façon accentuée, dans le Nouveau Testament, dans la relation des disciples avec Dieu.

Eux aussi répondent à l’appel, à l’élection de Jésus, sans pour autant que celui-ci, cet appel, ne soit assimilable à une programmation, comme Judas l’illustre bien plus que tout autre ; mais le doute de Thomas, 1519 le reniement de Pierre 1520 sont aussi des expressions fortes de ce dialogue, de ce combat.

L’élection, partant du point de vue de Dieu, ne coïncide pas du tout avec une programmation partant et perçue, quant à elle, du point de vue de l’homme, excluant du coup, sinon toute transcendance, du moins tout dialogue avec un autre que lui-même, qui aurait possibilité d’interférer sur les événements en s’appuyant sur la liberté de réponse. 1521 Cette injonction divine a pour projet l’adhésion finale de l’homme au projet divin. Le projet de Dieu est, en effet, expression et dévoilement progressif du propre projet de l’homme, comme le suppose le cheminement spécifiquement biblique de la révélation. Par la foi, l’homme qui marche, apprend à voir progressivement et à comprendre, le sens de la promesse première, de l’élection divine à son encontre.

La programmation, partant du point de vue présent de l’homme, suppose, par définition, et de principe, l’exclusion de toute rupture radicale des représentations humaines premières. Au contraire, l’élection ne suppose qu’un cheminement fait de ruptures successives des représentations humaines premières, travaillées par le souffle de l’Esprit. Une invitation est faite.

De l’invitation, on passe à l’exhortation qui souffre de l’absence de communion, des ruptures entre le projet de Dieu et la réalité humaine, mais qui revient sans cesse à la charge d’une consécration de l’homme, à chaque instant nouvellement nécessaire. Le sens de la loi elle-même, qui est la Torah, l’enseignement, est dans cette nécessaire exhortation à la consécration qu’imprime la conscience que la loi révèle justement et qui est celle de l’irréductible distance entre l’homme et Dieu.

La loi, avec ses rituels multiples, exprime en effet de façon constante la révélation simultanée de la distance entre Dieu et l’homme, l’homme et Dieu. Cette distance, entre projet de Dieu et projet humains, pensée de Dieu et pensées humaines, amour de Dieu et passions humaines, esprit de Dieu et esprit de l’homme, est comme le premier principe posé par la loi de Moïse, en amont d’elle, comme en aval, pour inviter à la compréhension de sa nécessité, au moins historique, dans l’Ancien Testament. La loi rappelle que l’intuition humaine ne suffit pas pour comprendre le projet divin. L’intuition peut n’être que psychique. Il faut pour l’éclairer encore et surtout l’abandon de la foi, l’obéissance de la foi. Psyché contre pneuma : ainsi pourrait se résumer l’affrontement.

Mais parler comme nous venons de le faire, ne suffit pas pour rendre une part du grand mystère biblique. Il faut y ajouter la dimension d’amour de Dieu qui, pour témoigner du chemin à prendre, va jusqu’au don de sa vie pour le salut des hommes. C’est le sens du Nouveau Testament, nouvelle alliance. Le projet final étant la communion en pensée et en actes, avec Dieu lui-même, le Seigneur devenu abba, papa, au bout du chemin, par l’alliance nouvelle, surgira la communion de l’homme avec Dieu manifestée par le don de l’Esprit-Saint, à la Pentecôte. L’offre de la communion se manifestera par la possibilité donnée à l’homme de voir et de comprendre, d’aimer comme Dieu aime et d’élire alors à son tour, Dieu et son prochain, comme Dieu lui-même l’a élu, le premier.

La réconciliation, rendue désormais possible, permet à l’homme de choisir, et d’élire à son tour. L’homme peut devenir, alors seulement, à son tour, initiateur d’élections. L’homme qui élit Dieu n’est donc plus celui qui ne pouvait que programmer un dieu à son image, un dieu forcément inerte, il a désormais accès à l’Esprit du Dieu vivant descendant sur lui, comme la colombe, autrefois, descendit sur le premier né de la création nouvelle. L’homme élu de Dieu et qui, à son tour, élit Dieu est l’homme baptisé d’eau et d’esprit. Ce baptême de la nouvelle alliance, qu’annonçait déjà le baptême de repentance de Jean-Baptiste, est le signe de l’homme nouvellement créé, réconcilié, l’homme né de nouveau. Ce baptême est celui qui concrétise depuis l’origine, le message chrétien. 1522

Notes
1515.

Juges XI 34 à Juges XVI 31

1516.

Genèse XXXII 24 à 32

1517.

Nombres XX 1 à 13

1518.

II Samuel XI 1 à II Samuel XII 23

1519.

Jean XX 24 à 29

1520.

Matthieu XXVI 69 à 75 ; Marc XIV 66 à 72 ; Luc XXII 55 à 62 ; Jean XVIII 15 à 18 ; 25 à 27

1521.

“Avant que je t’eusse formé dans le sein de ta mère, Je te connaissais; avant que tu fusses sorti de ses entrailles, Je t’avais mis à part “ : Jérémie I 5

Lorsqu’il évoque l’appel de Jérémie, André NEHER appuie avec justesse, sur ces termes :

“C’est moi qui te connaissais ... je t’avais mis à part “

NEHER veut indiquer et renforcer en les soulignant les questionnements que ces paroles ont pu susciter en Jérémie.

NEHER André “Jérémie” Plon Paris 1960 ; ( pp 13 à 21).

1522.

Entre autres : Marc I 4 à 11 ; Actes XI 1 à 17 ; Romains VI 1 à 4