Révélation de, révélation à ... au travers de la relation “je-tu”

La révélation biblique appelle une rencontre avec la vérité, bien plutôt qu’une conception de la vérité comme celle d’un savoir situé à l’aboutissement d’une démarche spéculative, à partir d’une recherche de cohérence strictement idéelle et rationnelle. Telle que la gnose le supposerait.

La vie s’oppose au système. Cette vérité est une personne vivante, non un objet qu’on projette.

Maurice ZUNDEL parle bien d’ailleurs de ce Dieu biblique, de ce Dieu de la révélation, de ce Dieu de l’évangile, ce Dieu vivant, lorsqu’il écrit :

‘Dès qu’on parle de Dieu sans le vivr, on Le trahit, on en fait une idole, un mythe absurde et abject, on en fait une limite et une menace et on en devient athée.” 1594

Nous pourrions simplement ajouter à ce que dit ZUNDEL : Peut-on jamais parler de ce Dieu en ayant la certitude de le vivre si ce n’est par l’Esprit-Saint, personnage central des Actes des apôtres, et la source de la naissance de l’église chrétienne, le Consolateur, qui parle Dieu plutôt qu’il ne parle de Dieu ? Autrement dit, l’émergence de l’Esprit-Saint témoin à l’intérieur de l’homme avant de proclamer à l’extérieur permet de concilier l’inconciliable. Ce que ZUNDEL met ici en évidence est donc toute la distance entre discours et parole, opposition typiquement biblique, typiquement chrétienne, qui se retrouve mise à jour de façon assez constante par les penseurs contemporains qui ont voulu ne pas trop brader les conséquences de cet “extraordinaire” changement de perspective.

Cependant, cette opposition n’est pas seulement typiquement chrétienne ou typiquement biblique mais comme révélée sous un nouveau jour, un jour toujours nouveau, par la révélation incarnée contextualisée qui en émane. À chaque instant elle est au coeur des questions de l’homme qui se réfère à cette parole qu’il ne peut encercler ni saisir dans le discours.

Ce n’est plus ce que l’homme dit de Dieu qui importe en premier, mais bien plutôt ce que Dieu opère en l’homme. Ce que l’homme dit et fait n’est jamais que réponse à cette grâce première, et s’inscrit dans ce dialogue vivant de “je” à “tu”. Une conscience émerge de cette relation renversée.

Cette conscience est révélée en elle même comme essentielle et rompt avec les spéculations adroites qui postulent comme si celle-ci, la conscience, était définitivement arrêtée, car cette conscience elle-même est projet de Dieu, elle est à venir, elle n’est pas encore aboutie.

Si elle s’exprime donc sous forme de vide plus que de plein, de quête, de pardon, de soif de justice, elle ouvre déjà dès maintenant, paradoxalement, à la perspective d’un enseignement, d’une éducation, d’une pédagogie, qui désormais, selon la Bible, seront définis selon d’autres critères que la simple prise en compte de l’action de l’homme sur l’homme ou encore sur ceux de la pensée de l’homme envers Dieu, mais tout en intégrant cependant l’ensemble de cette action devenue quête de communion d’amour, de cette pensée devenue prière.

Tout s’accomplit dans le don gratuit. Mais le don gratuit de l’homme n’est pas sacrifice, il n’est que réponse répercutée du don premier gratuit de Dieu lui-même. Le don d’amour gratuit de Dieu vis à vis de l’homme, est mis à jour comme la source de la vie. Désormais, il est donné à l’homme d’aimer de même, ceci est donné gratuitement, et accomplit la parole de Dieu. La perspective chrétienne l’inscrit clairement à partir du don du Christ. La perspective juive, le soupire encore comme un avenir d’ores et déjà en chemin dans la révélation dont elle se réclame.

Judaïsme et christianisme bibliques ont offert les poches de résistance à la toute puissance idéologique des systèmes clos. Citons à présent quelques unes des figures connues du vingtième siècle qui font apparaître cette relation “je” à “tu” comme en rupture avec le dogmatisme de la pensée à prétention scientifique rationnelle et omniprésente depuis au moins deux siècles. On retrouve ces auteurs dans le phylum biblique juif et chrétien. Cette relation est créée par le Tu, qui est le créateur de la vie, qui n’est pas l’alter ego du “je”. Ces auteurs ont, en effet, rappelé au siècle du mariage de la technique et du pouvoir de la machine, non seulement que la conscience primait sur la science, et lui donnait sens, mais encore que cette conscience émergeait gratuitement d’une relation, à partir d’une rencontre avec un Tout Autre qui se laisse cependant aborder et reconnaître désormais en chaque personne.

Cet aspect des choses, celui de la prééminence de l’être sur l’objet, fut dans ce siècle développé dans des directions diverses que nous relevons ici :

Chez ce dernier auteur, la priorité est donnée à la communion sur l’institution en tant que structure ecclésiastique. BRUNNER, percevant la vérité comme le lieu d’une rencontre, veut proposer un dépassement de la relation sujet-objet. Il ne s’agit pas de croire à un dogme, s’agirait-il de celui de la foi, comme on se tourne vers un objet ce qui serait la définition de la croyance, mais de considérer, la relation vivante, avec Dieu, comme source de rencontres, appels de communions, vivantes incarnées.

Le texte biblique lui-même est le lieu de cette rencontre entre Dieu et l’homme. Il n’est pas le lieu figé d’une langue morte et spéciale qui aurait caché un message dans les mots sacrés comme peut l’être, par exemple, le sanskrit en extrême Orient, mais, comme nous l’avons déjà par ailleurs souligné, la langue biblique ne se fait parole que si elle est le lieu d’une rencontre avec les langues humaines. Tel fut et reste, pour les chrétiens, le message de la Pentecôte, irruption de l’esprit, naissance de l’église, où la relation de “je” à “tu” s’exprime plus que jamais, dans les épousailles de l’esprit de Dieu et des langues humaines, lorsque les disciples parlent et s’adressent aux visiteurs étrangers à Jérusalem, venus pour l’occasion de la fête juive, s’exprimant dans leurs propres langues, pour leur annoncer les merveilles de Dieu.

Cette conscience de la rencontre et des épousailles, est, d’ores et déjà, présente en judaïsme et Franz ROSENZWEIG écrira même :

‘“Parmi tous les livres, la Bible est le livre dont la vocation est d’être traduit. Et c’est bien la raison pour laquelle, parmi tous les livres, la Bible a été traduite le plus tôt et le plus souvent. “ 1601

André NEHER voit cette relation qui va de “je “ à “tu”, comme se devant de pénétrer, de traverser, le coeur des méandres du travail de l’exégète et du traducteur, infiltrant jusqu’à la méthodologie même du théologien traducteur, à la suite des méthodes traditionnelles de traduction de l’hébreu en araméen, appelées, le Targoum, et se développant en Israël, dans les siècles entourant l’ère chrétienne. 1602

André NEHER dégage alors trois lois pour la traduction moderne. 1603

La loi de l’haleine, dont la terminologie revient à ROSENZWEIG, rappelant que le texte est d’abord une parole dite et donc relative à une respiration, à un rythme, et qu’en chrétienté, le découpage du texte en versets et chapitres ne vient que du Moyen-Âge, à partir de la Vulgate, au début du XIII° siècle, et, à l’initiative de Stephen LANGTON ( mort en 1228 ), archevêque de Canterbury dès 1207.

La loi de la fidélité horizontale. C’est la fidélité littérale, la traduction du mot par le mot.

La loi de la fidélité verticale. Cette loi rejoint mais dépasse encore les quatre principes de l’exégèse médiévale, judéo-chrétienne, que NEHER reprend en les baptisant successivement, sens simple, sens allégorique, sens analogique, sens mystique.

Notes
1594.

ZUNDEL Maurice “Dieu, le grand malentendu” Éditions Saint-Paul Versailles 1997 ; (à la page 24).

1595.

BUBER Martin “Je et Tu “ Paris Ed. Aubier Montaigne Paris , 1938-1981 préface de Gaston BACHELARD ; (172 pages) ; 1° édition en langue allemande en 1923.

1596.

ROSENZWEIG Franz ( 1886-1929 ) “L’étoile de la rédemption “ Seuil Paris 1976 ; (523 pages). L’écriture en fut commencée dans les tranchées de la guerre 1914-1918 ).

ROSENZWEIG Franz “Livret sur l’entendement sain et malsain” Cerf Paris 1988 ; (110 pages) ; (écrit en Juillet 1921).

1597.

Ce philosophe autrichien mort en 1934 définissait l’homme comme étant avant tout un être de langage, et, il distingua clairement la relation “je” à “tu” qui seule lui donne la conscience de son identité, de la relation “je” à “il”. Il développa cette thèse dans un ouvrage publié en 1921, alors qu’il n’était encore qu’un simple instituteur inconnu. Cet ouvrage fut intitulé “Das Wort und die geistigen Realitäten- Pneumatologische Fragmente” ( “La Parole et les réalités spirituelles - Fragments pneumatologiques”). Ferdinand EBNER exerça une grosse influence entre 1920 et 1930, spécialement, entre autre, sur la philosophie protestante de Friedrich GOGARTEN. Ce dernier, d’abord lui-même proche disciple de BARTH, s’opposa à son maître, en développant l’idée que la révélation chrétienne agissait également hors de l’écriture biblique proprement dite. Le christianisme fait entrer le mythe dans l’histoire, d’après GOGARTEN, et la sécularisation est non seulement une conséquence intrinsèque de la révélation, mais son expression même.

Pour ce qui concerne EBNER :

ZAHRNT Heinz “Aux prises avec Dieu. La théologie protestante au XX° siècle” traduit de l’allemand par A. LIEFOOGHE Cerf Paris 1969 ; (p 71).

Et pour ce qui concerne GOGARTEN :

MAYEUR Jean-Marie, Charles et Luce PIETRI ; André VAUCHEZ et Marc VENARD (sous la direction de ) “Histoire du christianisme”. Tome 12 “Guerres mondiales et totalitarismes “ (1914-1958) ; sous la responsabilité de Jean Marie MAYEUR ; Desclée Paris 1990 ; ( pp 105 à 107).

1598.

BLONDEL Maurice “ L’action 1893 “ (1893) P. U. F. Paris 1973 ; (495 pages).

BLONDEL Maurice “ La pensée” ( 1 ) “La genèse de la pensée et les paliers de son ascension spontanée”. Alcan Paris 1934

4° édition PUF Paris 1948 ; (352 pages).

BLONDEL Maurice “ La pensée” (2) “Les responsabilités de la pensée et la possibilité de son achèvement”. Alcan Paris 1934 PUF Paris 1954 ; (412 pages).

BLONDEL Maurice “Carnets intimes” ( 1)( 18 Éditions du Cerf Paris 1961 ; (559 pages)

BLONDEL Maurice” Carnets intimes” (2) (1894-1949) Les éditions du Cerf Paris 1966 ; (404 pages).

1599.

On peut lire l’oeuvre de MARCEL comme un lent cheminement vers la conversion au catholicisme en 1929.

MARCEL Gabriel “Le journal métaphysique” N R F 1927 , Gallimard Paris 1928 ; (386 pages).

MARCEL Gabriel “ Les hommes contre l’humain” éd. La Colombe Paris 1951 ; Fayard presse 1968 ; (206 pages) .

1600.

ZAHRNT Heinz “Aux prises avec Dieu. La théologie protestante au XX° siècle” traduit de l’allemand par A. LIEFOOGHE Cerf Paris 1969 ; (pp 87 à 104). MAYEUR Jean-Marie, Charles et Luce PIETRI ; André VAUCHEZ et Marc VENARD (sous la direction de ) “Histoire du christianisme”. Tome 12 “Guerres mondiales et totalitarismes “ (1914-1958) ; sous la responsabilité de Jean Marie MAYEUR ; Desclée Paris 1990 ; ( pp 103 à 105).

BRUNNER fut un théologien protestant né à Zurich qui enseigna à Princeton, qui suivit ses études aux États-Unis, resta un proche de Karl BARTH. En 1924, il écrivit “Die Mystik und das Wort” (La mystique ou la parole) ( Tübingen 1924) . Dans cet ouvrage il montrait que l’église primitive comme la réforme s’étaient fondées sur l’audition de la Parole de Dieu. Cette vision des choses s’oppose à celle qui fonde la foi sur l’expérience spirituelle de l’homme. Il critiquait ainsi la théologie dominante dans le XIX° siècle allemand, de Friedrich SCHLEIERMACHER (1768 -1834). Il dénonçait le rationalisme mystique qui finalement ramène Dieu à l’homme. Il était alors en phase avec la pensée de BARTH.

BRUNNER s’opposa cependant progressivement ensuite à BARTH, et d’une manière décisive et radicale, à partir de 1934, en écrivant “Natur und Gnade” (Nature et grâce) (Tübingen 1934). Il s’opposait dans cet ouvrage, au nom de la pédagogie divine et humaine, à l’absolu de l’antagonisme barthien entre, parole de Dieu et parole humaine, l’ordre de l’alliance l’ordre de la création, l’ordre de la grâce et l’ordre de la nature. Il opposait à cet antagonisme un rapport dialectique qu’il disait trouver par ailleurs développé dans la théologie du célèbre théologien de Bâle. Le sous-titre de l’ouvrage était on ne peut plus clair : “Pour le dialogue avec Karl BARTH”. La réponse de BARTH publiée la même année fut on ne peut plus claire, également. “Nein ! Antwort an Emil BRUNNER “ Munich 1934. (Non ! Réponse à Emil BRUNNER ). BRUNNER développait une théologie éristique, il développait l’idée que la théologie exerce d’abord une fonction de contradiction : une sorte de “socratique chrétienne”. Pour BARTH une théologie révélée inhérente à la parole biblique existe et ne supporte pas le compromis.

Il reste cependant bien des convergences entre BARTH et BRUNNER. En particulier, celles-ci sont très sensibles en ce qui concerne la vision de l’église. BRUNNER voyait une déviation du sens de l’église primitive “ekklesia”, lieu de la communion, apparaître dès l’origine et se renforcer de manière dominante à partir du constantinisme et le développement de l’église institution. Il développa cette thèse en 1951 dans un ouvrage intitulé “Das Missverständnis der Kirche” (Stuttgart 1951).

“Le malentendu sur l’église.”

1601.

Cité par NEHER André “ De l’hébreu au français - la traduction “ éditions Klincksieck Paris 1969 ; ( page 25 ).

1602.

Le Targoum signifie en araméen “traduction “. D’après le “Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme”, le mot viendrait, probablement, de l’accadien “targummu”, et, peut-être même, via le hittite “tarkammaï” qui signifie “proclamer, expliquer, traduire.”

Le Targoum fournit une traduction et souvent même une interprétation de la Bible dans une langue vernaculaire araméenne.

Il existe traditionnellement deux types des targoums, suivant deux groupes linguistiques distincts : les targoums de Jérusalem, en araméen palestinien (ou judéo-palestinien ), les targoums de Babylonie, en araméen babylonien (ou araméen littéraire).

Les targoums babyloniens sont généralement plus proches de la littéralité du texte hébraïque, alors que les targoums palestiniens sont plus volontiers des commentaires de texte, comportant une dimension, relative au messianisme, amplifiée.

Le Targoum, en principe, ne commente que lorsque se pose un problème de traduction, de compréhension, pour lever une ambiguïté, préciser un mot, une obligation religieuse, un commandement. Le Targoum reconnaît donc toujours l’autorité du

texte qu’il “répercute “, il est chargé de conforter son lien à l’inspiration divine, et cherche à mettre alors en harmonie des zones non explicitées, des passages apparemment contradictoires, comme il vise à exhorter, à actualiser.

La confrontation des différents targoums a donné lieu à des débats contradictoires, et des réflexions au sein du judaïsme. Face à la parole biblique inamovible, les targoums proposent donc une interprétation, et une répercussion, à la mesure humaine.

Ils semblent avoir été, pour la plupart, composés dans les siècles entourant l’ère chrétienne. Aujourd’hui, tous les livres de la Bible hébraïque ont leurs targoums, sauf les livres écrits eux-mêmes en araméen, du moins en partie (Daniel, Esdras-Néhémie).

C’est le Pentateuque qui possède la plus grande diversité de targoums.

1603.

NEHER André “ De l’hébreu au français - la traduction “ éditions Klincksieck Paris 1969 ; ( pp 25 à 41).